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Gustave Courbet - Le Désespéré (1843)
Gustave Courbet - Le Désespéré (1843)
Dans le même numéro

L’interpellation de l’épuisé

L’épidémie a mis au jour un épuisement collectif, caractéristique de nos sociétés contemporaines où se côtoient perte des forces et vide de sens. Mais l’épuisement n’aboutit pas nécessairement au désespoir. Au contraire, il signale un désir de vivre autrement, plus densément, qui peut conduire à la violence s’il n’est pas entendu.

À quoi assistons-nous aujourd’hui ? Que sommes-nous en train de devenir ? Gilles Deleuze invitait à poser ces questions pour inventer des concepts et pour penser. À l’aune de la crise de la Covid-19, il faut reconnaître que ces questions produisent un malaise certain. Nombreux sont ceux qui ressentent cette incapacité à penser ce qui est en train de se passer et encore davantage cette incapacité à imaginer nos devenirs proches. La « crise de la compréhension du monde1 » s’est vérifiée dans à peu près tous les domaines. Le savoir médical s’est montré changeant et incertain. Au-delà du devenir scientifique du virus et de ses mutations, il nous est difficile de cerner avec précision ce que nous avons appris du changement qualitatif de nos vies durant ces longs mois d’enfermement ou de restrictions drastiques. Sans doute, cette expérience collective de la diminution radicale de la vie a instruit et a porté à notre conscience ce qui compte vraiment pour nous, ce qui nous est important, ou encore les attachements nécessaires à la vie. Devant les bouleversements ou les perturbations de notre quotidien, cette crise collective a forcé notre conscience à s’interroger sur nos orientations du vivre, en particulier à partir de ce qui nous manque. En somme, quelque chose de nos états subjectifs a changé et c’est précisément ce changement d’état qu’il convient d’interroger. Il nous dit ce à quoi nous tenons et nous appelle à réfléchir aux façons dont nous avons habité et affronté notre propre diminution2.

Ces questions troublent, tant nous sommes précipités dans un monde incertain et verrouillé. Beaucoup de choses ont été écrites pour qualifier l’état présent du monde : « stupéfaction », « effroi », « sidération », autant de termes qui indiquent l’état général d’anxiété collective, de confusion et de désorientation. Le pouvoir d’ordonner ce qui se passe est condamné à l’impasse. Les analyses, nécessaires « malgré tout », se formulent sous la forme d’un essai, d’une hésitation, d’une proposition de sens non assurée. La pensée bégaie tout en s’obstinant à produire une parole qui espère dire quelque chose des transformations du monde ; une parole qui renonce au goût de la simplification et de la clarté immédiate, au souci de la rigueur et de la cohérence.

Au commencement de la crise et en particulier au cours du premier confinement (mars-mai 2020), il y eut une certaine effervescence collective pour ceux qui étaient dans des conditions matérielles et affectives favorables. Nous étions collectivement concernés et interpellés jusque dans un état de stupéfaction. Nombreux étaient ceux qui voyaient dans cette interruption du monde une brèche dans l’immuable, une ouverture pour bifurquer tant d’un point de vue existentiel que d’un point de vue politique3. Il se dégageait une certaine énergie collective, une espérance dans la tristesse, un désir d’orienter autrement le monde.

La pandémie mondiale et la façon dont elle a été appréhendée sont venues rendre manifeste ce qui était latent depuis longtemps : l’état d’épuisement généralisé de la société.

Il faut reconnaître que ces espoirs se sont rapidement usés. Les changements de vie comme les reconversions professionnelles, par exemple, se sont faits rares. Le monde a plutôt contraint à une passivité générale, si bien que l’ultime geste de résistance a consisté à tenir « malgré tout », à ne pas complètement s’écrouler et à faire montre de patience. En outre, le sentiment que le monde pouvait se transformer s’est heurté à trop de forces occupées à maintenir une impuissance générale. Forces d’un virus qui poursuit sa progression et ses mutations, qui tue massivement et menace la vie quotidienne. Forces d’une organisation socio-économique du monde qui produit ses contingences et qui s’emploie à sortir inchangée de cette crise. Forces de toutes ces restrictions qui ont asphyxié la vie en empêchant les gestes les plus ordinaires (se déplacer, se fréquenter, travailler, etc.) jusqu’à nous priver de la possibilité d’enterrer dignement nos morts et de procéder à un véritable deuil collectif. Cette composition de forces exerce une action énergétique inouïe. La pandémie mondiale et la façon dont elle a été appréhendée sont venues rendre manifeste ce qui était latent depuis longtemps : l’état d’épuisement généralisé de la société. Néanmoins, et c’est sur ce point que je concentrerai l’analyse, l’épuisement collectif n’aboutit pas nécessairement au désespoir. Il signale aussi un désir impatient sinon un impératif : celui de vivre autrement. Pour reprendre les mots de Georges Didi-Huberman, c’est ainsi que le « geste de désespoir » est susceptible de se renverser en un « geste de désirs4 ».

La densité existentielle

La figure de l’épuisé n’est évidemment pas nouvelle. Cependant, on peut formuler l’hypothèse simple que, sous l’effet de la crise sanitaire, elle s’est généralisée. L’épuisement est d’abord une sensation physique : se sentir vidé, dépourvu d’énergie, radicalement diminué. Ensuite, d’un point de vue moral, l’épuisé évoque la perte de sens, le vide d’un quotidien qui entraîne vers une démotivation globale. Certes, la journée pourrait être occupée par de nombreuses activités. Cependant, l’épuisé ne fait l’expérience d’aucun événement concret. Usé par un fatras d’événements, divertissants ou ennuyeux, insolites ou ordinaires, il a l’impression qu’aucun de ces moments n’en vaut la peine et ne se mue en une véritable expérience5. La vie quotidienne apparaît insupportable en raison de cette impossibilité de traduire le vécu en une expérience heureuse et conséquente6. Dans le langage de Hartmut Rosa, il s’agit d’une perte de la relation de résonance au monde7. La vie ordinaire n’affecte plus, si ce n’est de façon négative. L’épuisé est privé de fraîcheur d’âme, de sensibilité et de sentiment de coïncidence avec le monde. La vie est asséchée. Elle n’offre aucune surprise, aucune illumination momentanée. Elle est plutôt terne, froide et promise à aucun embrasement.

Depuis plus d’un an, l’expérience de vivre un présent immobile et écrasé par d’innombrables contraintes est collective, bien que les ressources pour affronter une telle situation soient profondément inégales. Sur ce point, cette crise a rendu éclatantes les inégalités sociales qui traversent notre société. Il s’agit de tenir dans un quotidien largement dérobé sans qu’il ne soit possible de trouver quelques compensations dans un monde social rigoureusement verrouillé. Dans notre environnement existentiel, il n’est pas rare d’être témoin de cette lassitude morale qui se traduit par la rumination de cette question culpabilisante : quoi et comment faire ? Cette impuissance s’exprime dans la réalité des corps : les prises de poids sont fréquentes8, les muscles s’amollissent, l’énergie s’affaiblit, les addictions se consolident. Il faut s’en tenir à une évidence : nous nous habituons à une vie diminuée, dépourvue de toute occasion de joie collective.

Pour autant, le sujet épuisé n’est pas seulement abattu, découragé et désespéré. Il est aussi une figure contestataire discrète, dans la mesure où il est de ceux qui n’adhèrent plus à leur actualité. Ce refus du présent s’accompagne d’une introspection sur ce qu’il est acceptable ou non de vivre. Celle-ci projette du particulier au général. La question devient alors : « Pourquoi est-ce que je souffre et pourquoi souffrons-nous en général ? Quelle pourrait être la ressemblance entre tous ces gens dissemblables qui souffrent ? » Ainsi reformulée, cette question invite à aller encore plus loin : « Car je souffre, et ce sentiment m’est insupportable. » Il y a évidemment ceux qui tiennent encore debout, parfois bien droit. Il en est d’autres qui ne peuvent plus se rapporter sereinement à eux-mêmes. Mais, et c’est là l’essentiel, en se demandant pourquoi il souffre, l’épuisé s’interroge ainsi, dans le même mouvement : « Pourquoi en suis-je à ruminer ma tristesse alors que d’autres s’accommodent bien des contingences qui pèsent sur eux ? »

Les épuisés sont donc de ceux qui attendent, qui espèrent de la densité existentielle. C’est dans la mesure où ils ont conscience de leur souffrance qu’ils sont de ceux qui attendent. C’est donc leur attente qu’il faut interroger et non leur état de malheureux et de désespérés. Les individus heureux – personnages conceptuels – ne sont pas porteurs de cette même puissance. Généralement, ils ne ressentent pas la nécessité d’être autre, de devenir ce qu’ils ne sont pas encore. Le malheureux gagné par l’épuisement est, quant à lui, une puissance affirmative contraire. Celui qui attend le fait parce qu’il est un être sensible à sa souffrance et parce qu’il s’est vu dans l’incapacité d’assumer le poids écrasant de son existence. En quelque sorte, il assume en reconnaissant son échec. Plus que quiconque, il manifeste un élan vital simplement parce qu’il est la négation possible de la société, bien qu’il ne comprenne pas toujours qui il est, pourquoi il a tendance à subir la vie ou encore sans qu’il soit en mesure de tracer des plans concrets pour reposséder le monde.

Fatalisme, évasion, colère

À mesure que le malheureux souffre, il se fait moins complice de l’ordre social, et de plus en plus rebelle. Il ne peut plus se tenir comme familier de l’irréel et de l’absurde. Le monde est en voie d’être refusé dans ce qu’il est. La sensation de souffrance signale que son centre intime s’écarte de tout. Le malheureux éprouve le sentiment que la vie tout entière a dévié jusqu’à former une existence close, qui fait violence aux forces profondes de son esprit et laisse l’édifice intellectuel de sa vie ravagé et sans espoir, comme si les choses avaient cessé de vivre. Possiblement, au creux de cet épuisement et de cette résignation, le malheureux est aussi celui qui a un intérêt vital à être en marche vers une vie autre : sa négation contient une floraison de « oui ».

À mesure que le malheureux souffre, il se fait moins complice de l’ordre social, et de plus en plus rebelle.

Ces puissances souterraines sont déjà actives. Elles creusent la confiance que nous avons dans le monde. Elles précarisent les normes communes si bien qu’elles produisent un sentiment diffus et vaporeux que quelque chose est en train de craquer, que la société est peut-être au seuil d’un « basculement9 ». Cette idée est aisée à comprendre. Lorsque nous nous entretenons de façon ordinaire avec une personne en proie à de vives souffrances, nous n’en sortons pas indemnes. Nous sommes obligés de nous interroger sur le monde et sa brutalité, sur nos propres accords avec le monde, alors que notre interlocuteur refuse sans réserve ce que nous avons peut-être tendance à accepter. À un niveau plus général, lors de la crise de la Covid-19, l’anxiété du gouvernement vis-à-vis de « l’acceptabilité sociale » des mesures sanitaires indique bien la conscience que les sujets épuisés sont aussi des sujets explosifs, des « orages prêts à exploser10 ». Cette conception du sujet fatigué peut surprendre d’autant plus que les épuisés ont tendance à s’écarter en tout point de la ferveur révolutionnaire. L’enthousiasme est inexistant et la projection dans le futur (momentanément) verrouillé. Le monde donne l’impression de creuser davantage l’écart entre présent et horizons d’attente, et l’écart est parfois d’une telle ampleur qu’il paraît infranchissable. Tout semble séparer le malheureux de l’enragé11.

On réagit différemment à cette condition d’épuisement. Certains empruntent la voix du fatalisme. L’individu se croit prédestiné à une vie misérable, emplie de petits malheurs et de graves crises. Il se pense suffisamment lucide pour comprendre que l’épanouissement est concrètement verrouillé par de multiples circonstances qui ne se laissent pas renverser aisément, et c’est souvent ce qui le console. Le problème du fataliste est que son regard s’est rigidifié et contracté. Son raisonnement s’empâte. Il prétend ordonner la vie de telle sorte qu’il n’y a rien à comprendre et, au fond, tout est répétition. Le fatalisme est la dernière défense de l’homme usé et fatigué par la vie.

D’autres s’évadent, voyagent, rejoignent des « contre-mondes » étroits mais sécurisants. En réponse à la vie trop encombrée, la tentation du grand départ est forte. Pour fuir l’avenir terne que promet la « vie normale », pour ne plus accepter de se contenter de rêves inachevés, l’individu s’allège, se disperse et quitte le monde des siens : le plus aisé entreprend un « tour du monde », prend retraite dans des terres vierges, etc. Nombre de romans racontent cette quête d’un ailleurs, cette traversée des mers. C’est une manière de vivre l’ivresse de la dispersion et de la perte comme s’il s’agissait de se rassurer en étant encore apte à ressentir des émotions face à la vie. Le succès du film de Sean Penn, Into the Wild (2007), adapté du livre de Jon Krakauer, montre que cette possibilité est un fantasme bien ancré dans l’esprit de nombre d’entre nous.

D’autres sont plus conséquents. Ils disent leurs souffrances. Ils les nomment et en cherchent l’origine. En quelques occasions, ces individus se mettent en colère. La colère est parfois dirigée contre soi, mais elle peut aussi bien viser l’ordre social, les institutions et la société dans sa globalité. L’être fatigué est alors matière explosive, car il est occupé par un appétit de destruction, un feu parfois incompréhensible. Dans l’être fatigué, il y a un refus du semblable, un rejet d’un monde peuplé d’ombres, comme si une nouvelle passion du réel se développait. L’émeutier est d’abord un sujet saturé en quête d’une intensification de la vie12. Sa colère est vive. Il brandit ses passions sans nécessairement argumenter sur sa légitimité. Il rend manifeste sa colère. L’épuisé n’est évidemment pas (encore) l’émeutier. Cependant, sa puissance transgressive réside dans son refus de l’invivable. Sa colère n’est pas un seul rugissement face à l’impossibilité de transformer le monde ; elle est son affirmation alternative13.

La colère du sujet fatigué est gênante en ce qu’elle prend à témoin le monde de l’injustice endurée. Elle contrarie l’exigence de consensus. C’est également l’attitude de celui qui s’immole devant une agence de Pôle emploi, ou encore celui qui attaque une préfecture pour obtenir des papiers. Les exemples de sujets fatigués qui s’extériorisent ne manquent pas. Ils mettent en crise l’ordre social et pourraient en vouloir au monde afin que leurs situations injustifiées se voient réparées. L’être en colère, l’insurgé ou, plus largement, l’épuisé au bord de la rupture donne donc cette impression de refuser délibérément le monde. Il refuse d’accepter la place qu’on lui accorde, le genre de travailleur qu’il est conduit à être, l’amoureux, l’amant, le patient médical idéal, le fils, la mère ou le citoyen parfait : silencieux et dans la retenue.

Au seuil d’une rencontre

L’enjeu politique est sans doute de travailler sur ces résistances, sur ce qu’elles affirment comme vies souhaitables et sur les espoirs qu’elles nourrissent. Il faut en terminer avec l’infantilisation des personnes en difficulté face à la vie : la souffrance n’est pas une question de compassion et de soins que quelques traitements thérapeutiques ou quelques cellules d’écoute régleraient. Il ne suffit pas de dire aux irrités de la vie : « Je vous entends et je vous ai compris. » Elle est plutôt d’entrer en contact avec ces vies, de maintenir cette ouverture au monde, de briser tout ce qui sape cette ouverture et de questionner le potentiel qu’ont ces vies pour interpeller le monde.

La souffrance des épuisés pose la question primordiale de savoir ce que pourraient être les conditions pour que la vie fasse œuvre, c’est-à-dire pour que les capacités fondamentales de chacun puissent se développer. Dans ces esprits fatigués s’épanouissent d’autres rapports à l’existence et s’inventent d’autres formes humaines à la vie. Comme le suggèrent Judith Butler et Athena Athanasiou, l’enjeu politique n’est pas seulement de reconnaître les torts que les uns et les autres peuvent subir, mais de reconnaître et d’étendre ces vies en tant qu’elles ont toute légitimité à interpeller notre présent et à l’édifier autrement14, pour faire de la conscience des formes multiples de la souffrance vécue la base d’une communauté politique. Ce monde des malheureux est susceptible d’enseigner : parfois répugnant d’étrangeté ou de dégoût, il offre le visage d’un monde qui se réfléchit, une sorte de miroir d’inquiétudes au-delà de toute identification à la personne qui parle.

Cette expérience de la Covid-19, parce qu’elle est éprouvée collectivement bien qu’à des degrés de violence différents selon nos conditions matérielles d’existence, présente une occasion tout aussi bien sur le plan existentiel que sur le plan politique. Sur le plan existentiel, le sujet gagné par l’épuisement est le sujet éthique par excellence. L’impuissance n’est pas seulement vécue comme une tonalité affective dont on ignore l’origine. Elle est plutôt un événement, comme si l’individu s’apercevait soudain que la vie telle qu’elle est menée n’est pas acceptable, comme si quelque chose d’autre était nécessaire. Dès lors, un sens du possible pourrait se former. La soufrance, quand elle est ressentie au point de diminuer sérieusement l’élan vital de l’individu, agit comme une perception en devenir. L’inacceptable apparaît devant les yeux, alors que cette situation était quotidiennement la sienne auparavant sans susciter aucun ébranlement. La souffrance est donc événement : et à partir d’elle, s’ouvrent de nouvelles possibilités de vie.

L’épuisé est au seuil d’une rencontre avec le monde. Lorsqu’il pense sa situation, il se lie de nouveau avec le dehors, non pour l’accepter et le perpétuer, mais pour en déceler son caractère intolérable. Cette ouverture heurtée est fugace, d’autant qu’elle apparaît au cours d’épisodes de violente angoisse. Elle est fragmentaire. Elle n’impose aucune direction précise. Elle pourrait se dissiper aussi rapidement qu’elle est apparue, tant l’épuisé s’est habitué à la défaite. Se sentant dépourvu de force, il peut fort bien épuiser immédiatement le possible. Il ne lui reste donc qu’à créer. Comment soutenir cet individu dans son effort de réation ? Comment le soutenir dans ce moment si singulier où le réel est promis à une mutation, où l’événement crée de l’horizon15?

L’insoumission de l’épuisé n’engage pas seulement son rapport à l’existence. Elle est aussi politique. Sur ce point, de façon élémentaire, il existe un nécessaire travail de défense de ces paroles usées. Comme l’affirmait Marielle Macé, il y a la nécessité de « faire la parole » ; il convient de ne pas la taire, ni la confisquer et encore moins de la brutaliser ou de la nier16. Cependant, il ne suffit pas d’accompagner la production de paroles ni même de l’écouter patiemment. Il est aussi nécessaire d’accueillir sa puissance dans la mesure où ces voix usées font vibrer le futur. Cette vibration réside dans leur importante puissance d’altération. Elles ont force de disruption en tant qu’elles en appellent à un autre monde. Elles forcent l’imagination et l’invention politiques.

Pour le dire autrement, l’écoute de l’épuisé et de ses attentes existentielles ouvre des voies concrètes pour que le monde se réfléchisse et pense à se transformer. En son temps, Hannah Arendt expliquait que, pour faire face au déclin de l’humanité dans de sombres temps, il était nécessaire de faire du monde un objet de dialogue17. L’épuisé est l’une de ces voix qui se doit de résonner. Il est une partie indispensable à ce débat. L’annonce de ce qui semble vérité aux yeux de l’épuisé fait courir d’immenses dangers à notre conscience collective si assurée d’elle-même. Son refus du présent appelle à reconsidérer nos formations subjectives habituelles, les principes, normes et lois qui fondent la vie commune.

Mais cette perspective critique est encore insuffisante. Il importe de chercher, dans les récits que les gens ordinaires font de leur vie, leurs attentes normatives. Cela revient à déchiffrer comment les malheureux investissent le monde avec des attentes souvent implicites en termes de normes, de structures et de conditions sociales, et dont ils escomptent la réalisation. On capte alors des significations latentes, et on les articule entre elles pour les faire accéder à un espace commun. La finalité est ainsi de créer les conditions pour que ces énoncés fassent signe au monde. Ils sont les signes avant-coureurs d’un tremblement de monde.

Turbulences

L’hypothèse précédente, généreuse, invite à saisir la teneur éthique et politique de la fatigue. En somme, elle indique une potentialisation de la vie qui, en l’état actuel des pratiques, reste inemployée. Mais il n’est pas certain que l’état d’épuisement général favorise une ouverture démocratique. Il existe aussi un « devenir violent », à mesure que ces voix sont niées dans ce qu’elles racontent. À mesure qu’il se développe un rapport d’incommunicabilité avec le pouvoir, au sens où ces refus du monde souvent lucides ne produisent aucune conséquence, la situation est plus propice à la violence. Il pourrait arriver qu’en réponse au mépris, les êtres dépensent leurs forces avec prodigialité ; un temps où les turbulences feront valoir leurs droits et où les sujets ne laisseront plus le pouvoir accaparer leurs forces. Sur ce point, le mouvement des Gilets jaunes en a été un frémissement.

Il ne s’agit pas de se faire prédicateur de la catastrophe. Néanmoins, il est aisé de comprendre que l’existence rongée par l’épuisement ouvre peu au dialogue. Lorsqu’une personne est inquiète, tourmentée, fragilisée physiquement ou psychiquement, elle est gênée dans ses tentatives de délibération avec soi-même. La peur obsédante de l’avenir, le sentiment d’enlisement dans le présent ou l’incapacité à mettre sereinement à distance ce qui l’entrave peuvent conduire au découragement et à l’apathie. Le sujet perd alors toute possibilité de lucidité. Il ne peut plus communiquer avec lui-même. L’atrophie de la vie contrarie alors sa présence au monde18. Ainsi, à mesure que les rationalités peinent à se libérer et se crispent, elles font courir des menaces importantes pour la société dans sa globalité et, en particulier, à l’expérience même de la démocratie. L’absence de communication au sens propre du terme est incontestablement le point de départ de la violence. Axel Honneth le soulignait déjà : la lutte pour la reconnaissance de l’injustice peut prendre des formes irrationnelles et justifier le recours à la violence19. Si l’estime sociale est hors de portée dans le commun, la tentation est grande de la rechercher dans de petits groupes dont certains, pour répondre à l’épreuve de l’esseulement moral, pourraient se cramponner à des systèmes de convictions étroites20. À cet égard, la montée inquiétante du « complotisme » indique bien cet effort désespéré d’opposer aux gouvernants une tout autre version du vécu et du réel.

Les mutations urgentes de nos démocraties pourraient prendre pour point de départ le diagnostic de l’épuisement généralisé. Ces vies défaites tracent des voies obliques qui ne disent rien du monde tel qu’il devrait être, mais qui s’en tiennent à énoncer la nécessité d’un autre. Il nous faut alors continuer à interroger la nuit. Le malheureux, l’angoissé ou l’épuisé est bien un sujet politique en attente de densité existentielle. Et cette attente constitue le cœur du problème pour tracer les devenirs.

  • 1.Myriam Revault d’Allonnes, La Crise sans fin. Essai sur l’expérience moderne du temps, Paris, Seuil, 2012.
  • 2.Voir Romain Huët, De si violentes fatigues. Les devenirs politique de l’épuisement quotidien, Paris, Presses universitaires de France, 2021.
  • 3.Voir François Cusset, Génie du confinement, Paris, Les Liens qui libèrent, 2021.
  • 4.Georges Didi-Huberman, Désirer désobéir. Ce qui nous soulève, 1, Paris, Éditions de Minuit, 2019.
  • 5.Cette idée renvoie à la « crise de l’expérience » telle qu’elle a été formulée par Walter Benjamin.
  • 6.G. Didi-Huberman, Survivance des lucioles, Paris, Éditions de Minuit, 2009.
  • 7.Hartmut Rosa, Résonance. Une sociologie de la relation au monde, trad. par Sarah Raquillet et Sacha Zilberfarb, Paris, La Découverte, 2018.
  • 8.On pourrait objecter à juste titre que le corps, peu soumis au regard d’autrui, se libère du poids des normes. L’enfermement « chez soi » libère à certains égards les tentatives parfois désespérées de rejoindre les normes communes de la beauté.
  • 9.Jérôme Baschet, Basculements. Mondes émergents, possibles désirables, Paris, La Découverte, 2021.
  • 10.Cette expression est empruntée à Alfred Döblin. Savoir et changer. Lettres ouvertes à un jeune homme [1930], trad. par Damien Missio, préface de Jacques Bouveresse, Marseille, Agone, 2015.
  • 11.Hannah Arendt, De la révolution [1963], trad. par Marie Berrane avec Johan-Frédérik Hel-Guedj, Paris, Folio, 2013.
  • 12.Voir Romain Huët, Le Vertige de l’émeute. De la Zad aux Gilets jaunes, Paris, Presses universitaires de France, 2019.
  • 13.Voir Pauline Hachette, Sous le signe de la colère. Étude d’une passion ostentatoire (Henri Michaux, Louis-Ferdinand Céline), thèse soutenue à l’université Paris-VIII en 2018.
  • 14.Voir Judith Butler et Athena Athanasiou, Dépossession, trad. par Charlotte Nordmann, Paris, Diaphanes, 2016.
  • 15.Voir Gilles Deleuze, L’Épuisé, à la suite de Samuel Beckett, Quad et autres pièces pour la télévision, Paris, Éditions de Minuit, 1992.
  • 16.Voir Marielle Macé, « Parole et pollution » [en ligne], AOC, 29 janvier 2021.
  • 17.Voir H. Arendt, « De l’humanité dans de “sombres temps”. Réflexions sur Lessing » [1959], dans Vies politiques, Paris, Gallimard, 1974, p. 11-41.
  • 18.Voir Stéphane Haber, L’Aliénation. Vie sociale et expérience de la dépossession, Paris, Presses universitaires de France, 2007.
  • 19.Voir Axel Honneth, « La dynamique du mépris. D’où parle une théorie critique de la société ? », dans Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz (sous la dir. de), Habermas, la raison, la critique, Paris, Éditions du Cerf, 1996, p. 216-238.
  • 20.Voir Erich Fromm, La Peur de la liberté [1941], trad. par Lucie Erhardt et Séverine Mayol, Paris, Les Belles Lettres, 2021.

Romain Huët

Maître de conférences en sciences de la communication à l’université Rennes 2, Romain Huët a récemment publié De si violentes fatigues (Presses universitaires de France, 2021).

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Une épidémie de fatigue

Les enquêtes de santé publique font état d’une épidémie de fatigue dans le contexte de la crise sanitaire. La santé mentale constitue-t-elle une « troisième vague  » ou bien est-elle une nouvelle donne sociale ? L’hypothèse suivie dans ce dossier, coordonné par Jonathan Chalier et Alain Ehrenberg, est que la santé mentale est notre attitude collective à l’égard de la contingence, dans des sociétés où l’autonomie est devenue la condition commune. L’épidémie ne provoque pas tant notre fatigue qu’elle l’accentue. Cette dernière vient en retour révéler la société dans laquelle nous vivons – et celle dans laquelle nous souhaiterions vivre. À lire aussi dans ce numéro : archives et politique du secret, la laïcité vue de Londres, l’impossible décentralisation, Michel Leiris ou la bifurcation et Marc Ferro, un historien libre.