
Tout ce qu’il nous reste de la révolution
Qui vous a dit que la victoire était bonne ?
Le film de Judith Davis, Tout ce qu’il me reste de la révolution, est issu de la pièce de théâtre Tout ce qu’il nous reste de la révolution, c’est Simon, écrite et jouée par le collectif L’Avantage du doute[1]. La pièce s’appuyait sur tout un travail documentaire, d’enquête, de recueil d’archives et d’entretiens, sur l’héritage de Mai 68, conduit par le collectif d’acteurs-auteurs. La mise en scène tempérait déjà la nostalgie par l’humour, dans une recherche sur les imbrications de l’intime et du politique, mais interpellait fermement les spectateurs sur leurs renoncements contemporains et leur faisait sentir l’audace de la liberté. Que devient l’héritage révolutionnaire lorsqu’il est porté à l’écran ?
Angèle (Judith Davis) est une jeune femme née au début des années 1980. Elle appartient à une génération qui grandit au moment de l’effondrement des régimes communistes. La chute du mur de Berlin acte la disqualification de l’idéologie révolutionnaire et convainc la plupart des témoins d’une « fin de l’histoire ». Comme l’écrit Enzo Traverso, dont Judith Davis recommande la lecture : « Après être entré dans le XXe siècle comme une promesse d’émancipation, le communisme en est sorti comme un symbole d’aliénation et d’oppression[2]. » La nostalgie de la jeune femme est sensible dans le film par son évocation tendre et familière des quartiers du Nord-Est parisien avec ses cafés populaires, ses épiceries et ses rues agitées : on devine que ses images cherchent à immortaliser des atmosphères vouées à disparaître sous les coups de la « gentrification » et de projets d’aménagement urbain sans âme. Le film s’inscrit dans le sillage de ces interrogations : Comment s’engager après la fin des utopies ? Sommes-nous condamnés au monde « tel qu’il est » ? Sommes-nous résignés à travailler – à n’importe quelles conditions – pour vivre ?
Voulant changer le monde par son travail d’urbaniste, elle présente le projet (empruntée à Éric Hazan) d’une rue pour relier Paris et Montreuil et ainsi réaliser le Grand Paris. Elle continue en cela l’engagement militant de ses parents. Sa colère politique et son désir de « changer le monde » sont toujours puissants, principalement dirigés contre les conditions de travail dans les sociétés néolibérales. Le personnage du beau-frère (Nadir Legrand), manager en entreprise, identifie avec véhémence le moteur du marché : « générer du cash sans état d’âme ». Mais la colère d’Angèle tend à rendre ses relations conflictuelles. Ainsi, elle traite ses patrons quinquagénaires d’« ogres » quand ils la virent d’une agence d’urbanisme pour la remplacer par une stagiaire et l’invitent à se mettre en « auto-entrepreneuse ». Ainsi encore, elle accuse sa sœur Noutka (Mélanie Bestel) d’avoir retourné sa veste en cédant au confort et au conformisme petit-bourgeois.
Grâce à son activité d’urbaniste, à un groupe de parole citoyenne et quelques proches amis et parents, Angèle parvient à faire le deuil de la révolution et à trouver les ressources pour atteindre une forme d’apaisement sans sacrifier son aspiration à un monde meilleur. C’est que la colère, quand elle motive l’engagement collectif, ne va pas sans humour – comme dans la tirade de l’amie Léonor (Claire Dumas) pour dénoncer l’absurdité de la novlangue de Pôle emploi – ni sans poésie, comme avec ces vers de Walt Whitman déclamés devant un guichet de banque : « Fanfares puissantes en tête, j’arrive, me voici, avec cornets et tambours, / Je ne joue pas de marches pour les élus seuls, je joue pour les victimes, / les vaincus./ Qui vous a dit que la victoire était bonne ?/ Moi je prétends que l’échec n’est pas moins bon, que les batailles se perdent/ comme elles se gagnent, du même cœur[3]. » L’apaisement viendra surtout avec les retrouvailles avec la mère (Mireille Perrier), qui fait les marchés en Ardèche et dont le merveilleux sourire plein de tendresse est peut-être tout ce qu’il nous reste de la révolution. Cette réconciliation tardive permet à l’héroïne de vivre une histoire d’amour avec un directeur d’école rencontré dans le groupe de parole (Malik Zidi), qui « ne veut plus voir de belles choses sans elle ».
Ainsi, en passant du théâtre au cinéma, Judith Davis prend ses distances avec les outrances révolutionnaires de ses aînés, se réconcilie avec leurs propres accommodements – « chacun fait comme il peut » – et se permet de vivre ses amours avec sérénité. On quitte le film avec cette interrogation : céder à l’amour (au cinéma), est-ce renoncer à la révolution (au théâtre) ? L’intime peut-il nous consoler de la politique ? Une génération n’en a sans doute pas fini de se poser de telles questions, mais Judith Davis propose ses éléments de réponse : la fin des utopies révolutionnaires ne condamne ni à la mélancolie ni au conformisme, tant que se cultive la parole libre qui permet les joies d’être ensemble.
[1] L’Avantage du doute reprend sa deuxième pièce, La Légende de Bornéo, au théâtre de l’Atelier à partir du 19 mars.
[2] Enzo Traverso, Mélancolie de gauche. La force d’une tradition cachée (XIXe-XXIe siècle), La Découverte, 2016.
[3] Walt Whitman, « Chanson de moi-même », dans Feuilles d’herbes, trad. par Jacques Darras, Gallimard, 2002.