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Foule devant une prison à Damas (1895) © Robert E.M. Bain
Foule devant une prison à Damas (1895) © Robert E.M. Bain
Flux d'actualités

Ne laissons plus impunis les crimes en Syrie

Nous pouvons investir résolument le champ de la compétence universelle, dans le cadre d’une vision globale de la justice pénale internationale et de la complémentarité des juridictions.

Une lueur dans le ténébreux désespoir que nourrissent les opposants syriens face à la survie politique de leur tyran et l’abandon de ses victimes dans des camps de réfugiés misérables ou dans les zones qu’il a reconquises. Une lueur, c’est ce que représente l’arrestation récente de trois suspects, un en France et deux en Allemagne, dans le cadre d’enquêtes ouvertes dans les deux pays sur les crimes perpétrés par Bachar el-Assad pour écraser dans le sang les soulèvements révolutionnaires de 2011. Les preuves accablantes du système de mort et de torture mis en place dans les prisons du régime, dont les milliers de documents exfiltrés en 2014 par César (pseudonyme d’un ancien photographe de la police militaire), devraient enfin pouvoir servir dans des procès pour établir les responsabilités précises et concrètes de certains de leurs agents. L’homme mis en examen en France et les deux autres Syriens arrêtés en Allemagne sont de stature relativement modeste – le chef d’une unité d’enquêtes, un subordonné zélé et un membre local de services de renseignement. Cependant leurs cas ouvrent une brèche dans l’impunité qui perdure depuis des années et pave la longue voie judiciaire qui conduit vers de plus hauts responsables, comme Jamil al-Hassan, chef du service de renseignement de l’armée de l’air, ou Ali Mamlouk, chef du bureau de la Sécurité nationale, tous deux visés par des mandats d’arrêt internationaux, le premier émis par le parquet fédéral allemand en juin 2018, et le second par le parquet de Paris en novembre 2018.

La demande de justice des opposants syriens, constamment exprimée depuis 2011 (et qui a constitué une des revendications fondatrices du mouvement révolutionnaire), est donc encore très loin d’être satisfaite, mais c’est un début. L’imprescriptibilité et l’internationalisation des crimes contre l’humanité donnent à des juridictions non syriennes la responsabilité – et même l’obligation du fait des engagements des traités internationaux – de poursuivre leurs auteurs. C’est un devoir pour la France, et son honneur, de pouvoir participer activement à cette bataille du droit, aussi bien quand elle concerne des victimes de nationalité (ou bi-nationalité) française – comme le journaliste Rémi Ochlik, tué à Homs en février 2012[1], ou le conseiller du lycée français Mazzen Dabbagh et son fils Patrick, enlevés en novembre 2013 et déclarés morts l’année dernière par le régime – que lorsqu’elle concerne des victimes syriennes au titre de la compétence universelle[2].

La France s’est dotée des outils nécessaires avec la création d’un pôle spécialisé dans la lutte contre les crimes contre l’humanité et les crimes et délits de guerre du Tribunal de grande instance de Paris puis, en 2013, celle de l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité (OCLCH). Grâce à ce dispositif, plus d’une centaine d’enquêtes sont en cours d’investigation, dont environ un quart concerne la Syrie, et quatre procès d’assise ont été menés à leur terme. De plus, depuis que les services de l’Ofpra signalent systématiquement au pôle les individus exclus du droit d’asile au titre de suspicions quant à la commission de crimes contre l’humanité, l’identification de suspects potentiels s’est intensifiée. Autre progrès notable, le renforcement des échanges entre les pôles spécialisés de différents pays et en particulier en Europe (avec le Réseau génocide). La coopération franco-allemande a été poussée encore plus loin dans le cas du dossier César, où l’enquête est conduite conjointement. Elle vient, avec l’arrestation simultanée et coordonnée du 12 février, d’en montrer la pertinence. Enfin, la création d’un Mécanisme international, impartial et indépendant (M3I), conduit depuis août 2017 par la magistrate française Catherine Marchi-Uhel et basé à Genève, offre aussi, en échafaudant progressivement « la plus grande archive centralisée d’éléments de preuves » sur les crimes commis en Syrie, des possibilités d’améliorer, à moindre coût, le travail des juridictions nationales. Des avancées notables, avec la constitution de deux premiers dossiers, sont aussi attendues prochainement de ce côté. Cette mise en réseau inédite de juridictions nationales, d’institutions internationales, d’organisations gouvernementales et non gouvernementales constitue un potentiel extraordinaire et permet de pallier en partie (mais en partie seulement) le blocage au Conseil de sécurité d’une saisie de la Cour pénale ou la création d’un Tribunal pénal international ad hoc du fait des vetos russe et chinois.

Pourtant, plusieurs signes inquiétants peuvent faire douter de la réelle détermination de nos responsables politiques pour aller de l’avant dans cette voie. Les parlementaires ont ainsi voté, le 15 février 2019, en faveur d’une levée très partielle des verrous posés sur la compétence des juges français par la loi de 2010, qui les avait multipliés jusqu’à l’absurde, mais bien en deçà de la proposition de loi sénatoriale de 2013, bloquée pendant des années par l’Assemblée nationale, qui ne proposait pourtant qu’un décloisonnement très mesuré de la compétence universelle[3]. Le fait que le pôle soit intégré au sein du nouveau « Parquet national antiterroriste », sans que ce dernier n’ait à mentionner dans son nom sa compétence sur les crimes contre l’humanité, est un signe supplémentaire du désintérêt relatif porté à l’action spécifique du Pôle.

Mais la source d’inquiétude la plus grave quant à la volonté de ne pas laisser les crimes en Syrie impunis provient de l’invisibilisation croissante du peuple syrien. À l’heure où la défaite de Daech et la restauration du régime est considéré comme une forme de retour à la normale, qui dans la majorité, focalisée sur le combat contre « nos ennemis » djihadistes, ou dans l’opposition, si largement complaisante envers le président Bachar el-Assad, se fait entendre pour dénoncer l’intolérable impunité des crimes internationaux qui y ont été et y sont encore commis ? C’est entendu, la France ne fait pas rien mais, croyons-nous, elle peut faire plus. Nous pouvons décider d’avancer ou bien piétiner et finalement reculer. Soutenir mollement les pôles spécialisés et le M3I ou bien investir résolument le champ de la compétence universelle, dans le cadre d’une vision globale de la justice pénale internationale et de la complémentarité des juridictions, en lui donnant les moyens nécessaires pour répondre à la croissance exponentielle des dossiers. L’OCLCH, avec ses vingt-deux enquêteurs, et le Pôle, avec ses trois magistrats du parquet et ses trois juges d’instruction, fonctionnent déjà à flux tendu. Nous pouvons encourager le recours à d’autres formes de justice, dans le cadre de la justice dite transitionnelle, et faire le pari de l’avenir, qui ne se construit pas tout seul, en soutenant des juges syriens qui ont choisi l’exil plutôt que l’asservissement, en prévision d’un incertain retour ou d’un hypothétique mais pas impossible tribunal mixte.

Les Syriens ont osé se soulever pour plus de démocratie et de justice. Nous n’avons pas osé leur apporter tout le soutien qu’ils méritaient. Si la bataille politique semble aujourd’hui, au moins temporairement, perdue, celle du droit ne l’est peut-être pas entièrement. Pas encore.

 

[1] À noter en lien avec cette affaire, la condamnation en février 2019 de l’État syrien au civil par le tribunal fédéral de Washington pour l’assassinat, dans le même bombardement, de la journaliste américaine Marie Colvin. En France, la mort du journaliste Gilles Jacquier, tombé dans un guet-apens à Homs et tué dans un autre bombardement ciblé, fait aussi l’objet d’une enquête. Les inculpations par la justice française pour l’assassinat de Rémi Ochlik sont attendues sous peu.

[2] La compétence universelle permet aux victimes de crimes internationaux de rechercher justice auprès de tribunaux étrangers.

[3] La loi de 2010 contenait quatre conditions préalables (« verrous ») valables pour les crimes internationaux du Statut de Rome (crimes contre l’humanité, crimes de guerre et crimes de génocide), mais pas pour le crime de torture (relevant de la convention de 1984) : un lien de rattachement avec le territoire français sous la forme d’une « résidence habituelle » du suspect ; le principe de double incrimination nécessitant que les faits incriminés soient également punis par la législation de l’État où ils ont été commis ; le principe de complémentarité dit « inversé » nécessitant que la Cour pénale internationale décline expressément sa compétence (inversant l’ordre de complémentarité prévu par le Statut de Rome) ; le lancement des poursuites par le procureur de la République qui en garde le monopole et l’initiative. Le projet de loi Sueur, adopté au Sénat en 2013, conservait le quatrième verrou (au grand dam des ONG qui souhaitent que les parties civiles puissent également accéder directement au juge pour ouvrir une procédure), mais revenait sur les trois autres, en limitant le rattachement à la seule condition de présence du suspect sur le territoire français et en annulant les deux autres conditions. L’amendement voté par l’Assemblée nationale le 15 février 2019 conserve le quatrième et le premier verrous, annule le troisième et réduit partiellement le second.

Comité Syrie-Europe Après Alep

Le comité Syrie-Europe, Après Alep s’est formé en décembre 2016, alors que la ville allait tomber aux mains du régime et que l’expression de la solidarité avec ses habitants était marquée par la confusion. Le comité s’est concentré sur les trois activités suivantes : une réunion publique mensuelle avec des chercheurs invités, notamment pour étudier les dynamiques de la société civile syrienne…

Joël Hubrecht

Membre du comité de rédaction d'Esprit. Responsable de Programme (Justice pénale internationale / Justice transitionnelle) à l'Institut des hautes études sur la justice (IHEJ). Membre du Comité Syrie-Europe après Alep. Enseigner l'histoire et la prévention des génocides: peut-on prévenir les crimes contre l'humanité ? (Hachette, 2009). …