
En Italie, la place vide du politique
En Italie, les tensions politiques ont été suspendues le temps de répondre à l’urgence sanitaire. La période qui s’ouvre à présent est lourde d’enjeux, et l’attitude de l’Union européenne sera déterminante pour éviter que ne prospèrent les discours nationalistes.
Il y a trois mois, l’opinion italienne se passionnait pour les élections en Emilie-Romagne et l’opposition du mouvement des Sardines à l’extrême droite de Matteo Salvini. Né du désir de renouvellement de la politique italienne, le mouvement des Sardines reposait sur l’engagement actif et participatif des citoyens, faisant de l’occupation de l’espace public un appel à retourner aux sources de la démocratie : « Là où il y a de l’agrégation, il n’y a pas de peur », disaient-ils, « là où il y a du dialogue, il n’y a pas de populisme ; là où il y a une place occupée, il y a des propositions1 ». Hélas, tout a changé.
La planète est aux prises avec la plus vaste pandémie de l’histoire récente, l’économie s’effondre et l’Italie est le deuxième pays le plus touché au monde par le Covid-19, avec plus de trente mille morts à ce jour. Si un timide déconfinement s'amorce ces jours-ci, la place de Bologne, hier le centre du militantisme des Sardines, reste aujourd’hui désespérément vide. La place, qui était devenue le symbole de l'enthousiasme d'une gauche rassemblée au nom de la lutte contre le fascisme2, témoigne aujourd’hui de la panique collective, de la désillusion et de la solitude engendrées par le confinement. Pourtant, la question que posait les Sardines n’a en rien perdu son actualité : un renouvellement de la politique est-il possible ? L'irruption de la pandémie a mis le doigt sur des fragilités et des défis qui ont autant à voir avec la gestion de la crise qu'avec, plus largement, le bon gouvernement.
Politique et responsabilité
Tandis que le débat se poursuit sur l’opportunité d’utiliser des drones, sur la restriction des libertés publiques ou sur la nécessité de mettre en place d’un système sanitaire national, la question du rapport entre responsabilité individuelle et collective est posée à nouveaux frais.
Début mars, alors que les régions de Lombardie et de la Vénétie faisaient déjà figure de foyers épidémiques, le manque de collaboration entre citoyens et institutions a accéléré la propagation du virus à l’échelle nationale. La sous-estimation générale des risques a été évidente le 7 mars : alors que le gouvernement préparait le décret précisant les mesures de confinement, des fonctionnaires l'ont transmis à la presse, si bien que des milliers d'Italiens ont quitté les zones concernées pour d'autres régions, les exposant à leur tour au virus.
Le drame sanitaire qui a suivi a suscité une prise de conscience de l’importance de la collaboration citoyenne face au virus. Si la plupart des Italiens se sont ensuite mobilisés, notamment pour respecter les gestes barrière, la capacité à prendre ses responsabilités a fait défaut dans les institutions elles-mêmes. En dépit de la propagation sidérante du virus, aucune instance, aucune figure n'est apparue comme étant véritablement en responsabilité. Certes, le président du Conseil Giuseppe Conte fait des discours à la nation dans lesquels il se présente comme étant en première ligne dans la lutte contre le virus, mais ses propos entrent souvent en contradiction avec ceux du ministre de l’Intérieur, par exemple sur la mise en pratique des décrets. La communication du gouvernement est flottante et imprécise sur de nombreux points, des conditions d'enseignement aux formulaires d’attestation pour les sorties individuelles (le Ministère en a donné cinq versions en un mois). Cette difficulté d'attribution des responsabilités a évidemment beaucoup à voir avec l’organisation sanitaire italienne, où les régions sont autonomes dans la gestion hospitalière, rendant difficile l’application des directives d’Angelo Borelli, responsable de la Protection Civile à l’échelle nationale : le comptage des malades ou la règlementation sur l’utilisation des masques varient ainsi d’une ville à l’autre. Mais au-delà de la question administrative, les partis politiques n’ont pas manqué d’instrumentaliser le Covid-19. Le gouvernement lui-même, à son tour, a critiqué les partis de droite qui administrent la Lombardie et la Vénétie, les deux régions le plus touchées, lançant ainsi une querelle partisane à l'heure où la population aurait voulu compter sur ses responsables politiques.
Malgré ces difficultés, dont certaines résultent du caractère inédit de la situation, la courbe des malades et des morts en Italie a finalement commencé à se tasser. Mais la fin de la crise est encore loin, et l'attente ne peut constituer le seul horizon politique. Si le confinement s'est révélé efficace pour ralentir la contagion et éviter l'hécatombe, il n'a pas fait disparaître le virus. D'autant que l'Italie n'a pas de véritable plan national de déconfinement. Ce dernier a officiellement démarré le 4 mai, mais chaque région gère la situation différemment, que ce soit sur le plan des attestations de déplacement, du port du masque ou de la réouverture des bars et restaurants. Un flou complet entoure la question des déplacements d'une région à l'autre, en raison de diverses interprétations possibles de l'article 5 de la Constitution sur les autonomies locales. Si bien que, sur le plan économique, social et politique, c'est l’après-Covid qui inquiète le plus. C'est également le cas sur le plan international et diplomatique.
Choisir ses alliés
La mobilisation des Sardines s'enracinait dans le refus de toute politique démagogue ou populiste visant le succès électoral à court terme. Or c’est exactement le risque que court l’Italie aujourd’hui, dès lors que tout le champ politique est occupé par l’urgence sanitaire. L'absence de véritable débat politique sur la gestion de l'épidémie a ouvert un vide, dans lequel des puissances étrangères se sont engouffrées.
La Chine, notamment, qui déjà en mars 2019 avait signé avec l’Italie un accord économique dans le cadre de la route de la soie - suscitant les critiques de Bruxelles et de Washington - a déjà relancé ses exportations vers la péninsule, profitant de la complaisance du ministre des Affaires étrangères Luigi Di Maio et d’une bonne partie de l’opinion publique, à l'égard de Pékin. Tout au long du mois de mars, Luigi di Maio a remercié publiquement la Chine pour ses envois de masques et de matériel, laissant croire qu'il s'agissait de dons, alors qu'ils avaient été achetés par le gouvernement. Vladimir Poutine a également profité de la situation pour élargir son influence géopolitique, en envoyant des contingents de l’armée russe dans des hôpitaux du Nord de l’Italie. À la perplexité du journaliste de La Stampa, Iacopo Jacoboni, qui dénonça dans ses articles les ingérences militaires et stratégiques de ces « missions sanitaires »3, Moscou a réagi par une déclaration du porte-parole de la Fédération, Igor Konashenkov, qui a publiquement menacé le journaliste sur Facebook, en écrivant : « Qui fodit foveam, incidet in eam » (Celui qui creuse une fosse, y tombe). Ce qui n’a suscité qu’une molle réponse du ministre Di Maio.
Du défi des valeurs au défi européen
Le mot grec krisis signifie « faire un choix », « décider » ou « juger ». Faire face à une crise, qu’elle soit écologique, politique ou sanitaire implique donc une réflexion très large sur ses conséquences. Face au Coronavirus, l’Europe tout entière est face à la question de son autonomie, tant sur le plan économique que démocratique. L’Italie n'est pas seule dans ce cas. D'autres pays ont été lourdement touchés par cette crise, dont les conséquences politiques commencent à se faire sentir à l'échelle du continent, comme en témoignent les pouvoirs d’exception que Viktor Orban a pu s’attribuer en Hongrie. Mattia Santori, le leader des Sardines, a déclaré que pour relancer l’Europe il faudrait « une solidarité du haut vers le bas et du bas vers le haut, ainsi qu’une solidarité horizontale… »4. De tels propos veulent tout et rien dire, et les bonnes intentions ne suffisent pas. Il faut cependant entendre le message de ralliement qu'ils adressent. L'Union européenne ne se réduit pas aux solidarités bilatérales entre les nations, et la publication de quelques articles indignés ne suffira pas à sauvegarder la liberté de la presse en Hongrie, alors qu'Orbán reste membre du PPE au sein du Parlement européen. Liberté d’expression, droits de l’homme, justice ou encore transparence méritent d'être réinvestis à la lumière de l'épreuve actuelle. Quel est ce projet commun qui nous tient ensemble au sein de l’Europe ? Il ne s’agit pas seulement de renouveler la politique italienne, mais bien, face à cette crise mondiale, de renouveler la politique européenne tout entière.
L’accord économique du 9 avril entre les ministres européens des Finances sur une réponse économique commune face à la pandémie était certainement un premier pas. Depuis, le verdict très critique rendu le 5 mai par la Cour constitutionnelle de Karlsruhe sur le programme d'achats d'actifs de la Banque centrale européenne après 2008 montre à quel point la solidarité économique et financière entre pays européens n'a rien d'une évidence. Dans l’immédiat, si elle n’empêchera pas la mise en acte des décisions de la BCE, cette décision risque de favoriser les tendances nationalistes revendiquées par la Hongrie et la Pologne, sans compter l’impact négatif qu'elle aura sur l’opinion publique de la péninsule, déjà déçue en mars par le manque de soutien immédiat de ses voisins. Giuseppe Conte, à qui les Italiens commencent à reprocher un recours aux discours à la nation trop centré sur sa personne, a stigmatisé ces derniers temps les partis d’extrême droite, cherchant à polariser l’opinion publique entre sa figure d'une part, et la rhétorique populiste et anti-européenne de l’opposition d'autre part, qui regagne incontestablement du terrain à la faveur de cette crise. Dans ce contexte d'un possible échec des Eurobonds, cette stratégie de polarisation risque en réalité de bénéficier à Matteo Salvini, depuis toujours allié de la Russie et admirateur d’Orban.
En l'absence d'un profond renouvellement de la politique européenne, le scénario qui se profile est celui d’une Europe divisée, où les pays du Sud tels que l’Italie, l’Espagne, la Grèce et le Portugal se rendront dépendants de puissances étrangères profitant de leurs difficultés économiques. S’ils veulent éviter la victoire des puissances autoritaires, les Européens doivent réinvestir les valeurs sur lesquelles refonder une véritable communauté, capable de mener une politique économique commune et de redonner une importance effective aux droits de l’homme et aux droits sociaux. C’est seulement ainsi que l'on pourra dire que l’appel des Sardines a été entendu, et que l’espace public européen n’est pas aussi vide que la place de Bologne aujourd’hui.
- 1. Publication des Sardines du 14 décembre 2019, à l’occasion de la manifestation de Rome sur la Piazza San Giovanni.
- 2. Lorenzo Alvisi « Les Sardines et l’enthousiasme de la gauche », Esprit, avril 2020.
- 3. Iacopo Iacoboni, « I timori di un’ occupazione russa in Italia », La Stampa, 25 mars 2020 https://www.lastampa.it/topnews/primo-piano/2020/03/25/news/militari-di-mosca-acquartierati-nella-foresteria-dell-esercito-italiano-i-timori-di-un-occupazione-russa-in-italia-1.38635908
- 4. « Le Sardine al tempo del virus », Otto e Mezzo, 3 avril 2020 https://www.youtube.com/watch?v=r-akA6EFx-8