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12 000 sardines contre Salvini à Bologne le 14 novembre 2019 © Taleoma
12 000 sardines contre Salvini à Bologne le 14 novembre 2019 © Taleoma
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Les Sardines et l’enthousiasme de la gauche

Le mouvement des Sardines a permis de faire reculer l’extrême droite en Emilie-Romagne. Face au populisme, le défi pour la gauche italienne reste pourtant considérable.

L’Émilie-Romagne, une des régions les plus riches d’Italie, est considérée comme un bastion de la gauche. Cependant, l’exploit aux élections européennes de la Ligue (33, 34 % des suffrages) a donné de l’espoir à Matteo Salvini, qui a lancé « une campagne de libération » à l’occasion des élections régionales du 26 janvier. L’importance stratégique de cette zone et son importance symbolique dans l’imaginaire italien en ont fait un enjeu principal pour la politique nationale : d’un côté, la droite qui espérait un succès historique, de l’autre, une gauche rassemblée autour du candidat Stefano Bonaccini et du slogan « ils ne passeront pas »[1].

Une défaite du Parti démocrate aurait affaibli lourdement un exécutif déjà instable, mais Lucia Borgonzoni, la candidate de l’extrême droite qui, pendant la campagne a montré son incompétence, a été finalement battue, en obtenant 43, 63 % des voix contre 51, 42 % pour le centre-gauche. L’Émilie-Romagne n’a pas été séduite par le populisme xénophobe de la Ligue, démontrant aussi une vivacité démocratique inédite en Italie : le taux de participation a été de 67, 68 %, supérieur à celui des élections européennes et beaucoup plus important qu’en Calabre, où la participation aux élections était de 44, 16 %.

Le phénomène des Sardines

La campagne pour l’Émilie-Romagne a également été caractérisée par la naissance d’un mouvement social très suivi : « les Sardines ».

Le mouvement au succès inédit, avec des manifestations de solidarité de la part des communautés italiennes à Londres, New York et Paris, est né à la suite d’un appel Facebook lancé par quatre jeunes bolognais face à la violence verbale et politique de l’extrême droite. Le 14 novembre 2019, à l’occasion du lancement de « la campagne de libération », six mille personnes se sont retrouvées sur la place principale de Bologne pour manifester leur opposition à la Ligue. Le succès inattendu de cette flash mob a fait de Mattia Santori, un des quatre promoteurs de l’événement, le porte-parole d’un phénomène national : dans les deux mois suivants, une centaine d’autres manifestations ont été organisées du sud au nord de l’Italie. L’opposition à Salvini a été finalement au centre de ces rassemblements qui, sans soutenir aucun parti, visaient d’abord la défaite de l’extrême droite aux élections régionales du 26 janvier. L’organisation des flash mobs a été spontanée mais ciblée : lorsqu’il y avait une réunion de la Ligue, une manifestation pacifique des Sardines y répondait, afin de démontrer que ce parti ne représente qu’une minorité des Italiens et que les opposants sont obligés de « se serrer comme des sardines » car trop nombreux. Un tel mouvement a vite gagné les sympathies de la gauche italienne, et a vu l’émergence d’une jeunesse engagée en politique.

Les spécificités du mouvement

La centralité de la jeunesse ne doit pas surprendre si on considère que les réseaux sociaux ont joué un rôle décisif dans la naissance des Sardines qui, en exploitant les possibilités d’Internet, sont arrivées à s’organiser efficacement à l’échelle nationale. Cela a été le cas, par exemple, de la ville de Parme où la flash mob a été organisée par des lycéens de dix-huit ans.

« Notre force, déclare le manifeste du mouvement, c’est de mettre en relation. Nous sommes des centaines de milliers et nous sommes prêts à vous dire “c’est fini”. Nous le ferons dans nos maisons, sur les places et sur les réseaux sociaux […] Nous sommes les Sardines et maintenant, vous allez nous trouver partout. » Même si les Sardines sont un phénomène essentiellement urbain, la volonté de « récupérer la province » a été toujours présente dans les discours de Mattia Santori. À l’occasion de la manifestation de Rome, par exemple, ce dernier a lancé « les marches des Sardines » pour mettre en contact les petits villages des Apennins. Cette dernière initiative, comme celle de « sardine auberge sardine », qui visait à une aide réciproque des militants en attente du grand concert tenu à Bologne le 19 janvier, témoigne la créativité de cette jeunesse qui, les élections en Émilie-Romagne passées, doit s’interroger sur son rôle politique.

La montée de la participation électorale (+31, 29 % par rapport au 2014) et la popularité de Stefano Bonaccini dans l’électorat plus jeune ont fait parler d’un « effet Sardines[2] ». Mais, au-delà d’un vague antifascisme, les flash mobs des Sardines n’ont pas porté de véritable projet politique. Les fondateurs n’ont jamais souhaité plus qu’un changement du récit public. Leur volonté était de favoriser une prise de conscience dans le paysage italien (« nous croyons encore dans la politique[3] ») en partageant une invitation à voter et à se rendre sur les places au lieu de rester isolé. Les Sardines sont nées sur Facebook, mais ont toujours soutenu que l’occupation de l’espace public était la seule véritable source de la démocratie : « Là où il y a de l’agrégation, il n’y a pas de peur ; là où il y a du dialogue, il n’y a pas de populisme ; là où il y a une place pleine, il y a des propositions[4]. » Avec ces paroles, les jeunes Sardines ont tissé un réseau de liens partout en Italie et convaincu plusieurs électeurs plus âgés de retourner voter, aidant ainsi le centre-gauche à résister contre la montée de l’extrême droite.

Le risque d’une surestimation

Le Parti démocrate n’a pas perdu son bastion historique, l’Émilie-Romagne, mais la réélection de Bonaccini ne doit pas être saluée comme une victoire définitive sur Matteo Salvini. Le 26 janvier même, la coalition de droite a en effet remporté la victoire en Calabre, lui permettant ainsi d’administrer treize régions sur vingt. De plus, l’effondrement du Mouvement 5 Étoiles (4, 35 % en Émilie-Romagne et 7, 35 % en Calabre) a montré les limites d’un engagement politique uniquement fondé sur la critique des autres.

Par le passé, l’Italie a connu des mouvements similaires à celui des Sardines : « les Girototondes » en 2001, « La Vague » en 2008 et « Le Peuple violet » en 2009. Les deux premiers s’opposaient aux réformes de la justice et du système scolaire des gouvernements Berlusconi, le troisième réclamait, comme aujourd’hui les Sardines, un changement au sein des partis. Les échecs politiques de ces prédécesseurs suggèrent donc la prudence face à l’« l’effet Sardines ». Leur seule proposition concrète, par exemple, a été l’abrogation des décrets de sécurité promulgués par la coalition M5E-Ligue, mais ils sont toujours en place, malgré l’opposition des députés de la gauche. Pour le reste, le mouvement s’est limité à invoquer le respect des institutions, rappeler la classe dirigeante à ses responsabilités et démontrer l’existence d’une Italie désireuse de renouvellement. Cela revient à faire opposition à l’opposition puisque, malgré sa popularité, la Ligue ne joue plus de rôle dans l’exécutif.

Les Sardines ne constituent pas un renouvellement de la politique italienne. Le phénomène a eu le mérite incontestable de redonner de l’enthousiasme politique à une certaine couche de la population italienne, mais le retour au bipartisme en Italie ne devrait pas se limiter à l’opposition entre populistes et non-populistes.

« Le monde du “nous-autres”, prévenait Mounier suite à la manifestation du 6 février 1934, se trempe par une abnégation consentie et souvent héroïque à la cause commune. Mais ce “nous” violemment affirmé n’est pas, pour chacun des membres qui le professe, un pronom personnel, un engagement de sa liberté responsable. Trop souvent, il lui sert à fuir l’angoisse du choix et de la décision dans les commodités du conformisme collectif. […] Merveilleux entraînement, il n’est encore qu’une communauté de surface, où l’on risque de se distraire de soi, sans présence et sans échange véritable[5]. » Les Sardines se sont opposées à la rhétorique violente et xénophobe de Salvini, mais la politique ne peut pas se borner au champ de la communication : celle-ci doit en fait impliquer des propositions concrètes, voire un programme, et pas simplement une condamnation morale.

Il faudrait profiter de l’enthousiasme en faveur des Sardines et canaliser leurs idées dans des projets locaux et nationaux. C’est à cette condition qu’on pourra parler du retour d’une politique de gauche face aux populismes. Autrement, la victoire du 26 janvier n’aura été qu’une victoire à la Pyrrhus.

 

[1] Référence au slogan politique ¡No pasarán!, prononcé par Dolores Ibárruri Gómez le 18 juillet 1936 et resté associé à la lutte antifasciste.

[2] La Repubblica, 26 janvier 2020.

[3] Manifeste de la page Facebook officielle.

[4] Publication des Sardines du 14 décembre 2019, à l’occasion de la manifestation de Rome sur la Piazza San Giovanni.

[5] Emmanuel Mounier, Révolution personnaliste et communautaire [1934], Paris, Seuil, 2001, p. 50-51.

Lorenzo Alvisi

Étudiant en histoire à l’université de Bologne et à l’Université Paris 7 – Diderot. Assistant de rédaction chez Esprit (2020).

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