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Flux d'actualités

Films historiques : des romans filmiques ?

janvier 2016

#Divers

L'amateur d'Histoire et le cinéphile se rejoignent fréquemment, le septième art proposant depuis ses origines des fictions situées dans le passé. Scénarios originaux, adaptations de romans, ou biographies filmées, toutes ces catégories participent d'une construction alternative des histoires nationales, en dehors des établissements scolaires ou du monde universitaire. Même les genres les plus spécialisés s'inscrivent très souvent dans des contextes historiques précis : péplums, westerns, films de capes et d'épées, wu xia pian (autour des arts martiaux ou des combats de sabre chinois, avec pour maître contemporain Tsui Hark), transpositions de la Bible… Où se trouve le cinéma dans son rapport de partenariat avec l'Histoire ? Et pourquoi nous montrons-nous souvent si exigeants avec les films historiques ?

Au-delà de leurs intentions, car deux biopics récents nous ont proposé des perspectives bien plus vastes que leur sujet. Mr Turner (Mike Leigh, 2014) ne se réduit pas à la vie artistique du plus grand peintre britannique : il livre en fil rouge une certaine histoire du xixe siècle anglais, de l'avènement du puritanisme victorien à la construction du Crystal Palace pour l'Exposition Universelle de 1851. L'évolution des mœurs se devine dans ces scènes où Turner, misanthrope hors de son temps, se retrouve inadapté conventionnellement dans les salons et dîners de la bonne société, entouré de ladies ou face à un John Ruskin emprunté. Nous comprenons le changement d'ère lorsque l'artiste peut se rendre sur la côte par le chemin de fer, ou fait réaliser son portrait par un photographe. Des détails dans la grande Histoire, des révolutions dans celle des sensibilités. De la même façon, Leopardi, Il giovane favoloso (Mario Martone, 2015), par delà la personnalité du poète italien, laisse apercevoir quelques aspects de l'Italie pré-Risorgimento, dans le parcours de son héros, de l'aristocratie jusqu'à ses derniers jours à Naples via ses fréquentations libérales. Lorsque Leopardi contemple, dans la dernière scène, le Vésuve en pleine éruption, un lien de presque 1800 ans entre Pompéi et l'Italie à naître se crée, dans une conscience historique d'un futur national à fonder sur des références passées glorieuses. Des bibliothèques remplies d'auteurs grecs et romains à la lutte contre l'occupant autrichien.

Réelles naissances d'une nation, pour paraphraser le titre du grand oeuvre de Griffith (1916) ? Il demeure étonnant que ces deux œuvres restent des biographies d'artistes, et qu'aucun réalisateur anglais n'aient encore songé à un grand film sur Disraeli ou Gladstone, ou que le sujet Risorgimento dans le cinéma italien reste bien peu traité depuis Le Guépard (1963). C'est davantage par la micro-histoire que Fellini, dans Amarcord (1973), proposait une des meilleures réflexions sur l'identité italienne. En France, la question fictionnelle se heurte aux débats historiographiques : à partir de quand faire commencer politiquement la France ? Si les réussites ne manquent pas, telles La Princesse de Montpensier (Bertrand Tavernier, 2010) sur les guerres de religion ou Un Long Dimanche de Fiançailles (Jean-Pierre Jeunet, 2004) sur la Première Guerre Mondiale, difficile de choisir un seul film pour réduire notre histoire, nos tumultes, notre construction nationale. Significatif là aussi que l'Affaire Dreyfus doive attendre Roman Polanski pour connaître prochainement un nouveau traitement à l'écran. Regrettable que la Guerre d'Algérie n'aie, depuis cinquante ans, fait l'objet que de bien peu de longs-métrages.

Romans ou essais ? Nous parlons bien ici de films historiques et pas de documentaires, ce qui restreint le champ aux fictions. Après tout, le meilleur dans ce genre reste sans doute le Barry Lyndon (1975) de Kubrick, dans lequel la Guerre de Sept Ans et le règne du roi Georges III n'apparaissent que comme un décor d'arrière-fond pour l'ascension du héros. Mais la véracité du contenu provient justement de la recherche du réalisme formel, par l'utilisation bien connue d'objectifs spéciaux, permettant des éclairages aux bougies, et par la reconstitution détaillée des milieux aristocratiques européens du xviiie siècle. Ce « malgré » le caractère totalement fictionnel de l'histoire, et le choix d'un roman satirique de Thackeray pour en servir de source. Ce sans le concours d'aucun universitaire ni spécialiste, simplement avec l'apport de l'érudition et de la rigueur intellectuelle et artistique de Kubrick. Comme la réussite maximale d'un connaisseur d'Histoire qui choisit de transférer ses connaissances et ses recherches dans une fiction.

Faut-il donc se diriger vers la fiction filmée pour mieux apprendre sur certaines périodes ? Faut-il privilégier Le Vent Se Lève (2006) de Ken Loach aux nombreux travaux d'historiens (Vivid Faces de R.F Foster par exemple) pour comprendre le nationalisme irlandais et la naissance de l'IRA ? Les Lignes de Wellington (Valeria Sarmiento, 2012), en ridiculisant les généraux napoléoniens et en se concentrant sur le peuple portugais (depuis la première scène où des paysans dépouillent les soldats français désignés comme « une bande de francs-maçons et de juifs »), livre t-il le grand récit sur le patriotisme lusitanien ? Ces exemples, tous réussis, montrent au contraire la diversité des points de vue, les différences dans les méthodes de réalisation ou d'écriture, et la plus grande inexactitude dans le cinéma que dans l'Histoire.
Mais le cinéma, art et divertissement, peut-il vraiment s'entendre avec l'histoire, discipline et science humaine ? Et peut-on vraiment tout reconstituer, tout représenter à l'écran ? Le risque du kitsch, de l'anachronisme, du raccourci, pointe très vite, en particulier dans les films sur l'Antiquité. Il faudrait pouvoir convoquer plus souvent des historiens lors des discussions et débats entre cinéphiles, pour savoir si nous n'encensons pas des énormités ou des erreurs ; et faire encore plus rentrer les films historiques dans les classes et amphithéâtres, pour étudier plus profondément nos représentations et nos images populaires du passé. Histoire et cinéma doivent s'allier, se compléter, et non se substituer.

Louis Andrieu