La nouvelle religion en séries
A propos de The Leftovers et Les Revenants
Par leur syncrétisme et leur symbolisme religieux, deux productions télévisuelles récentes touchent à des structures mentales inconscientes des spectateurs[1]. En mélangeant des influences sacrées et profanes, elles permettent aux spectateurs, au-delà de leur foi ou de leur athéisme, de faire corps devant l'écran, autour de la fiction.
The Leftovers, créée et écrite par Damon Lindelof (scénariste de Lost, et au cinéma Prometheus ou Tomorrowland) d'après un roman de Tom Perrotta (mais la série prend de grandes libertés par rapport à ce matériau), narre les conséquences d'un événement surnaturel d'ampleur : 2% de l'humanité disparaissent un jour sans explication. Trois ans plus tard, dans une ville sans histoires, une étrange secte, les Guilty Remnant (Coupables Survivants), perturbe les cérémonies en l'honneur des disparus et gagne en influence. Kevin Garvey, chef de police, se retrouve à assurer la sécurité d'un groupe « religieux » qui apparaît, pour reprendre une expression romaine contre les premiers Chrétiens, comme « les ennemis du genre humain » : vêtements blancs, vœu de silence, absence d'empathie, projet revendiqué de ne rien ressentir, non-violence… Comme le dit le pasteur Matt, le seul personnage à tenter de chercher un sens divin ou punitif à la grande disparition : « Ils s'en fichent parce qu'ils sont déjà morts ». Un nouveau monachisme qui donne une raison d'exister à ses membres, et dont la dirigeante, Patti, apparaît comme un personnage faible et accablé, en demande d'une croyance transcendante. Et pourtant, malgré ce ridicule, cet ascétisme New Age attire, et l'épisode 3, centré sur le personnage du pasteur, se termine sur l'image surréelle des fidèles rachetant l'église protestante et la repeignant en blanc, défaite définitive de la religion traditionnelle. Peu étonnant, tant tous les personnages de The Leftovers sont des abandonnés, en souffrance, atteints de solitude, de dépression, d'amnésie ou de schizophrénie (difficile de ne pas pleurer dans les épisodes centrés sur Nora et Matt).
L'obsession de la secte de The Leftovers est de se souvenir de la disparition, de rappeler en permanence ce traumatisme, ce changement de paradigme. Nous les avons fait se souvenir, écrit une des membres dans l'épisode 10 après leur dernier coup de force : placer partout dans la ville des mannequins représentant les disparus, ce qui suscite émeute, agressions, incendies. Ne jamais oublier que martyr signifie étymologiquement témoin… Qualificatif que ne renieraient pas les Guilty Remnant, ni la plupart des personnages, hantés par les souvenirs et le devoir de se remémorer. Et de fait, l'univers de la série rappelle l'Empire Romain du 1er siècle après Jésus-Christ : un prophète eschatologique nommé Wayne parcourt les États-Unis pour guérir et soulager les endeuillés de leur souffrance (citation de L'Ecclésiaste à l'appui), et finit, incertain de sa divinité, tué par les autorités, comme n'importe quel faux prédicateur antique. Une des ultimes répliques du dernier épisode de la saison 1 est : « Je veux croire que je ne suis pas entouré par les ruines abandonnées d'une civilisation morte ». Comme les habitants de Rome qui voulaient continuer à croire en la religion civile polythéiste, les héros ordinaires de The Leftovers ne voient pas que les millions de victimes absentes, leur ravissement soudain, possèdent un sens ontologique encore plus puissant que la résurrection du Christ pour l'individu de l'Antiquité. Les Guilty Remnant agissent alors comme l'institution dogmatique et inquisitoriale de cette nouvelle foi, ou plutôt de cette souffrance collective érigée en croyance. Piètre religion sans espoir d'un au-delà, sans canons mais remplie de contraintes et de mortification.
Les Revenants, dans sa saison 1, de l'aveu-même de son coscénariste Emmanuel Carrère, empruntait la plupart de ses thèmes au Nouveau Testament, en tentant de rationaliser son côté fantastique. Cela donnait un récit puissant, mais à la symbolique souvent trop chargée : un personnage nommé Thomas incarne le scepticisme empirique et questionnait un prêtre sur la réalité de la résurrection du Christ, le leader symbolique de la communauté s'appelle Pierre, les revenants portent des stigmates… Du moins la série pouvait-elle intéresser tout le monde, grâce à son concept fondamental (pourquoi les morts reviennent-ils à la vie?) et son sous-texte universel : en mélangeant aspects religieux et emprunts au cinéma fantastique (celui de Lynch ou du Carpenter du Village des Damnés). Le tout englobé dans une réalisation impeccable (superbe photographie de Patrick Blossier) et une distribution prestigieuse d'acteurs presque tous venus du cinéma.
La saison 2 devait apporter des réponses, mais elle délaisse le fond néo-testamentaire pour puiser davantage dans la culture hellénistique. Dans le premier épisode, les revenants traversent le lac artificiel de nuit, sur une barque, en silence, comme les défunts aux Enfers grecs ; même les humains ordinaires ressemblent à des cadavres d'ailleurs. Le dernier épisode fait littéralement traverser la caverne de Platon à Adèle, qui en ressort purifiée, en pleine lumière, après avoir croisée d'étranges créatures (des prisonniers ?). Les revenants agissent comme les Érinyes des personnages normaux, avec leur leader, Lucy, comme seule Euménide. Victor, enfant mystérieux que l'on prenait pour le Diable, n'est en fait ni Dieu ni un prophète, mais le Démiurge, le créateur et l’appliquant d'un monde imparfait. Immortel, ressuscité sans savoir pourquoi, doté de pouvoirs de télékinésie et nécromancie, il répète plusieurs fois qu'il ne décide de rien et ne contrôle pas les évènements, mais décide au dernier moment de changer de plan pour bâtir de toutes pièces un univers idéal. Des faux prophètes (Milan, incarnation d'une secte apocalyptique, et Pierre, qui finit par diriger une sorte de monastère ultra-dogmatique) le croient et le cherchent, et tout ce qu'il prédit par ses dessins ou voit dans ses rêves se réalise. La concentration du récit sur la vallée montagneuse permet de comprendre que celle-ci fonctionne comme l'île de Lost (Victor jouant le rôle de Jacob) : un espace clos, dont il est impossible de sortir, et où les personnages vivent ou échouent pour résoudre leur passé, se confronter à leurs erreurs. Berg, principal nouveau héros, arrive dans la ville à l'instar de Dale Cooper dans Twin Peaks, sous prétexte d'une enquête classique. Il disparaîtra pourtant, dans l'exécution d'un destin pré-écrit.
Pour autant, Les Revenants déçoit bien plus que The Leftovers par sa lenteur de fabrication (trois ans entre les deux saisons, délai inimaginable aux États-Unis) et la trop forte évidence de ses symboles et références. Quelconque spectateur avec un peu de culture générale ou de passif religieux devine vite les renvois mythologiques. Et la série n'assume pas son propre caractère iconique lorsqu'elle n'étend pas son élément central, la résurrection des morts, pourtant hautement porteur et identificateur, sur une plus large échelle. Là où The Leftovers ouvre des énigmes, Les Revenants ne parvient pas à résoudre quelques questions, et bâcle son final, après une saison 2 qui donne souvent l'impression d'une improvisation dans ses choix de récit. Syndrome d'un manque d'inspiration ou de considération chez les scénaristes français, ou d'une trop faible culture télévisuelle qui empêche d'écrire vite et efficacement ? Signe d'une facilité fictionnelle, où le saupoudrage d'éléments identificateurs (religieux et fantastiques) garantit le succès public et critique ? Signal en tout cas que tous les spectateurs et créateurs, même de façon inconsciente, conservent des schémas de pensée et d'analyse qui les dépassent, et convoquent des croyances millénaires au milieu d'histoires résolument modernes.
Louis Andrieu
(L’auteur remercie Pacôme Thiellement.)
[1] Voir Joseph Campbell, Le Héros aux mille et un visages, Oxus, 1949, sur l'universalité des mythes.