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Flux d'actualités

Les films sur les arts les servent-ils ?

avril 2017

#Divers

Depuis plusieurs années, les documentaires et fictions sur les arts et les artistes se multiplient sur nos écrans. Musiciens, peintres, écrivains, créateurs, voient leurs vies et leurs œuvres devenir des scénarios, des présentations pour le public. Les fans peuvent ainsi redécouvrir dans les cinémas les chansons de leurs groupes préférés, les cinéphiles admirer des analyses détaillées de peintures, comme dans Le Mystère Jérôme Bosch (José Luis Lopez-Linares, 2016), où des historiens de l’art, des écrivains et des philosophes sont invités à donner leur interprétation du Jardin des Délices. Mais, malgré leurs réussites, tous ces films sur des artistes, impossibles à regrouper dans un seul genre, risquent de se heurter à deux écueils : se transformer en hagiographies uniquement au service des admirateurs et du public déjà conquis, et finir par ne concerner que des spectateurs happy-few, du fait de l’ultra-spécialisation de leurs sujets.

Dans le domaine de la musique, nous pouvons presque parler d’une mode, lancée par le documentaire Amy (Asif Kapadia, 2015) sur la chanteuse Amy Winehouse, dont l’approche « biographico-exhaustive » influença Janis (Amy J. Berg, 2016, sur Janis Joplin) et même Beuys (Andres Veiel, 2017). Cette méthode scénaristique et de représentation vise à mélanger les archives, les témoignages et la voix-off pour créer une biographie filmique documentaire se déroulant linéairement, de la naissance et des origines à la mort, parfois tragique. Ces œuvres procèdent par ailleurs d’une individualisation accrue de l’art, ici la musique, où unechanteuse, un individu, s’extrait indépendamment de son époque pour parvenir au statut d’icône. Elles centrent le regard et le récit sur des personnalités, sans penser leur inclusion sur une scène plus large, une période historique. Elles reviennent, sans même le vouloir, à l’explication de son artiste par son milieu et sa vie, choix que les trajectoires tragiques de Janis Joplin et Amy Winehouse peuvent justifier, mais qui ne sauraient s’appliquer à tout artiste pour toute époque.

La profusion de « films sur les artistes » touche encore plus les groupes, tant la liste ressemble à un catalogue : When You’Re Strange (Tom DiCillo, 2010) sur les Doors, Gimme Danger (Jim Jarmusch, 2016) sur les Stooges, One More Time With Feeling (Andrew Dominik, 2016) sur Nick Cave et son groupe, Supersonic (Mat Whitecross, 2016) sur Oasis… Nous retrouvons ici une approche chronologique, mais par essence plus collective, en raison du groupe comme agrégat de personnes ne se connaissant pas avant et souvent sujets à disputes, conflits, séparations. Le plaisir du fan est encore plus grand par le caractère culte de formations comme les Doors ou Oasis, aux disparitions regrettées par les fans de rock et de pop, et dont les documentaires aident à saisir l’impact générationnel, les innovations, la popularité et l’importance dans la courte histoire de leurs genres musicaux. Mais l’addition successive de projets, pourtant non reliés entre eux, peut entraîner un effet de lassitude : à quand le documentaire sur Led Zeppelin, sur les Beatles, sur tel ou tel groupe ? Jusqu’où ira la spécificité des sujets, l’exploration jusqu’au-boutiste de l’underground devenu populaire et influent ? La certaine facilité de réalisation de films semblables, filmés avec l’autorisation et le soutien des musiciens, reposant sur la juxtaposition simple d’archives et de témoignages, crée un effet d’attraction pour les producteurs et réalisateurs. La diversité des formats et des projets s’en verrait affectée.

En ce qui concerne le genre fictionnel, les films sur les artistes se confondent souvent avec les films historiques ou les films biographiques. Le défi pour les cinéastes consiste alors à faire comprendre, à l’image et pour le spectateur, l’inclusion des créateurs dans leur époque, comment leurs vies se heurtent ou se mêlent aux changements structurels, sociaux ou technologiques. À titre d’exemple, Mr Turner (Mike Leigh, 2014) représente Joseph Turner comme un individu non-adapté aux normes conventionnelles de sa période, dénotant parmi les ladies et les aristocrates anglais, et dont la vie se termine aux débuts du triomphe du chemin de fer, et en même temps que la première Exposition universelle. De même, Leopardi, Il giovane favoloso (Mario Martone, 2015), marque l’esprit dans sa représentation parallèle du parcours du poète, de la naissance du romantisme, et de la vie politique et économique dans la péninsule italienne au début du XIXème siècle. Ces deux réussites dans le sous-genre du film biographique artistique témoignent de la nécessité d’un triple lien entre le cinéma, l’histoire et l’histoire de l’art pour parvenir aux meilleures représentations fictionnelles de créateurs.

La question se pose alors de l’absence en France de grands films récents sur des artistes français. Nous pourrions certes citer les deux biographies d’Yves Saint-Laurent par Jalil Lespert et Bertrand Bonello, l’une « officielle » et l’autre plus subjective. Mais quid des peintres, des poètes, des écrivains ? L’échec de Cézanne et Moi (Danièle Thompson, 2016) à dépasser une imagerie kitsch et les clichés sur la bohème créatrice nous fait regretter l’incapacité du système de production et des réalisateurs français à proposer de nouveaux récits, des relectures. Non pas que les meilleurs histoires se trouveraient dans l’approche exhaustive des documentaires : l’intérêt du Van Gogh (1991) de Maurice Pialat résidait justement dans le choix précis des deux derniers mois de la vie du peintre, et la reconstitution d’Auvers-sur-Oise et de la maison du Docteur Gachet. Une orientation « micro » du scénario et de la mise en scène audacieuse, et qui rompt avec la volonté de reproduire à tout prix, à grands frais et grande échelle, tout l’environnement d’un artiste.

Enfin, l’approche politique fournit souvent un bon angle narratif pour traiter de la vie d’un artiste, comme dans le Stefan Zweig, Adieu l’Europe (2016) de Maria Schrader, ou Django d’Étienne Comar, sorti le 26 avril dernier. La réussite du film sur Zweig réside dans le choix de ne traiter que des instants de sa vie, de longues scènes développées autour de moments accentuant peu à peu la perte d’identité de l’écrivain, son angoisse croissante face au déclin de l’Europe, ses tentatives pour continuer de créer et d’échanger à travers les frontières. Les multiples langues parlées à l’écran, la reconstitution des congrès du PEN Club, la mise en scène des discussions angoissées entre réfugiés allemands à New York et au Brésil, l’interprétation toute en maîtrise et finesse du jeu de Zweig par Josef Hader, permettent d’immerger le spectateur, qui se sent « plongé » au milieu des années 1930 et 1940, comprend les enjeux matériels et concrets de l’époque. A contrario, Django, s’il montre bien tout le talent de musicien du guitariste Django Reinhardt, se perd quelque peu dans une représentation déjà vue de l’Occupation, qui reproduit cependant sur grand écran, dans une démarche rare en France, les opinions et examens racistes et anthropomorphiques sous le régime vichyste, et les vues anti-Noirs des nazis. Mais ici, hélas, la politique déborde l’art, le réalisateur choisissant de centrer son scénario sur les persécutions contre les Tsiganes, et de ne montrer l’effet de la musique jazz et le génie d’interprétation de Reinhardt que dans quelques scènes de concert.

Nous le voyons, la représentation de l’art à l’écran se heurte à plusieurs biais. La focalisation sur un seul individu peut faire oublier toute son époque, ou n’expliquer son œuvre que par la biographie. Les films d’époque se perdent souvent dans le décorum des costumes et des reconstitutions à grande échelle, entraînant parfois une perdition vers le kitsch. Peut-être faudrait-il, une fois de plus, retourner aux gestes du peintre dans le Van Gogh de Pialat, aux solos de Charlie Parker dans Bird (Clint Eastwood, 1988), aux mouvements sur la machine à écrire de l’auteur dans Truman Capote (Bennett Miller, 2005) : tourner sa caméra vers les gestes, l’instant créatif, pour capturer l’essence de l’acte artistique, juste le temps d’une scène ou d’un film.

Louis Andrieu