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Nocturama : les nouveaux radicaux ?

septembre 2016

#Divers

Un après-midi, à Paris, plusieurs jeunes, de toutes classes et toutes origines, commettent une série d’attentats. Bombes près de la Bourse, explosion au ministère de l’Intérieur, plastiquage d’un immeuble de la Défense, incendie de la statue de Jeanne d’Arc place des Victoires, assassinat d’un banquier d’HSBC. Ils se réfugient le soir dans un grand magasin pour y passer la nuit. Dénoncés ou repérés, ils finissent assassinés par le GIGN.

Le caractère linéaire du scénario et le refus par le cinéaste Bertrand Bonello d’une justification des actes terroristes de ses héros par une quelconque idéologie, ne manquèrent pas de créer un certain malaise chez les spectateurs et la critique. Dans Positif, Michel Ciment parla même de « film irresponsable », terme excessif puisque les héros ne possèdent pas d’intentions assassines : le meurtre du banquier reste la dérive individuelle de l’un des membres du groupe, le reste des actes se résume à des destructions symboliques. Au-delà des polémiques temporaires, comment analyser une fiction dont la sortie et les jugements se voient forcément influencés par le contexte de tensions après les événements de 2015 ?

Le plus étrange dans Nocturama demeure, de façon paradoxale, sa quasi perfection formelle, et son découpage froid en deux parties bien distinctes : la réalisation et l’attente avant exécutions. Bonello suit ses personnages en plan rapprochés, en mouvements, de dos, dans le métro ou à l’approche des bâtiments, dans un style que beaucoup ont rapproché du Elephant (2003) de Gus Van Sant. Mais encore Van Sant possédait-il davantage de retenue, d’éthique de la mise en scène que Bonello, en ce qu’il terminait son film, plus court, sur un non-dit, en coupant une scène avant qu’un des tueurs de Columbine n’assassine à bout portant deux autres étudiants. Il ne montrait pas également les suicides des adolescents, là où Nocturama détaille l’opération du GIGN, répète les séquences d’exécutions, les monte et cadre selon différents points de vue, rajoutant même la musique d’Amicalement Vôtre, comme pour sublimer un spectacle choquant, distancier le spectateur de la brutalité d’une action. Les images iconiques ne manquent pas, comme le visage doré de Jeanne d’Arc en flammes, la scène de playback sur My Way, le plan d’un jeune dans une baignoire qui copie presque le portrait post-mortem de Marat par David…

Ce style n’étonne cependant pas venant de Bonello, qui, dans L’Apollonide (2011) et Saint-Laurent (2014) jouait déjà avec son montage, alternait longue durée des séquences et soudaineté de la violence. Dans L’Apollonide, le long prologue présentant la maison-close et l’ambiance fin de siècle de 1899 se voyait stoppé net par les plans courts et effrayants de Madeleine défigurée par un client, le sang en contraste sur les coussins et ses cris rompant les bruits feutrés de l’établissement. Saint-Laurent inventait un certain style de séquence, en découpant le cadre en quatre plans différents, quatre rectangles, comme des caméras de surveillance, pour rendre hommage aux robes Mondrian du couturier ; Nocturama les reprend, ce qui accentue l’impression de surveillance sur les jeunes héros, mais esthétise peut-être à vide un spectacle plus froid à l’écran. Ici, quelle utilité de répéter les scènes d’assassinats par les troupes d’assaut, jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un des terroristes, acculé, criant Aidez-moi, et à qui ne répondent que les balles des fusils ?

De la part de Bonello, ne pas inscrire son film dans une dimension politique, mais tout de même représenter la riposte étatique dans sa plus forte essence, relève d’une certaine contradiction, surtout face à des films comme Munich (Steven Spielberg, 2006) ou Zero Dark Thirty (Kathryn Bigelow, 2013), bien plus réflexif sur le terrorisme et l’usage variablement légitime de la violence. Bien sûr, représenter la jeunesse française avec une grande diversité et des acteurs inconnus reste un effort méritoire et juste, mais le manque d’immersion de la mise en scène les transforme en figures spectrales, au jeu impassible, ce qui empêche l’empathie du spectateur, réduit aux sursauts au moment de leurs morts.

La gêne ressentie devant Nocturama s’explique sans doute par la non-revendication des attentats, l’absence de grande idée pouvant expliquer les motivations des terroristes. Ni fascistes, ni communistes, ni islamistes, leur ligne politique pourrait s’inspirer des écrits du Comité Invisible ou de Tiqqun, mais seul le nihilisme perce dans leurs actions. La réplique « Ça devait arriver », prononcée par le personnage jouée par Adèle Haenel que croise un des héros, en heurta plus d’un dans les salles, tant elle appuyait l’absence d’explication, et le vide foncier des personnages. Le plus significatif, ou le plus ironique, reste que parmi le groupe de jeunes, celui agissant avec le plus de cynisme et de froideur s’avère être étudiant à Sciences-Po, façon d’impliquer les « élites » dans la destruction des lieux de pouvoir. Regrouper les protagonistes dans un grand magasin permet, à l’instar de Zombie (George Romero, 1980), de confronter des individus modernes à l’étendard de la consommation de masse. Tout est dit, hélas, sur l’incohérence de leur « engagement » et de leur conscience politique, dans le plan large où un personnage se retrouve face à mannequin de cire estampillé Nike, et vêtu exactement comme lui…

Que des individus facilement identifiés à l’extrême gauche, ou dans une radicalité antiétatique et anticapitaliste, se pâment devant les robes, les parfums, les montres ou les chemises, et ne citent jamais Marx, Blanqui, Proudhon ou Bakounine, voici qui interpellera les connaisseurs en science politique et les spectateurs férus d’histoire révolutionnaire. Montrés comme désabusés par le monde politique, les perspectives d’emploi, plus admiratifs face à la musique et les écrans, ils n’envoient pourtant aucun communiqué, n’inscrivent aucun slogan sur les lieux de leurs méfaits. Se réfugier dans un grand bâtiment facilement accessible au lieu de fuir ou monter à bord du premier avion n’apparaît pas comme une stratégie judicieuse pour un groupe terroriste ou une organisation clandestine. Ces jeunes n’ont plus rien à voir avec des groupes comme Action Directe ou Fraction Armée Rouge, en ce qu’ils n’ont, même par-delà leur violence, rien à dire, certes tout à contester, mais aucune connexion avec des luttes, avec une conscience de classe, un discours insurrectionnel. Au-delà d’un apolitisme, puisque poser des bombes peut s’apparenter à une certaine politique, ils semblent agir contre la politique, sans même l’envisager. Tristesse du vide intellectuel comblé par la destruction…
Dans la réalité, à l’extérieur des salles de cinéma, des terroristes, souvent du même âge que les personnages de Nocturama, commettent des actes autrement plus réels et sources de traumatisme que les figures vides de Bonello. Les djihadistes, ceux que les journalistes et spécialistes nomment « radicalisés », ne s’embarrassent pas de symbolisme ou d’esthétique dans leurs méfaits, et le cinéma ne parvient pas encore à les représenter comme sujets de fiction, à l’exception du thriller Un Homme Très Recherché (Anton Corbijn, 2014). La violence politique ne manque pas de théoriciens ou de représentants, mais la quête de maîtrise cinématographique de Bonello, si elle crée des chefs-d’œuvre formels, se révèle inappropriée face à un sujet « sérieux », contemporain, aux implications actuelles quotidiennes. Sublimer une maison close dans L’Apollonide, transformer la vie de Saint-Laurent en requiem pour un esprit créateur, s’accordait avec ce style purement analytique, à distance, en plein contrôle. Mais l’utiliser pour poser un discours, pour appliquer des images d’explosions dans Paris, sans parier sur l’incrédulité ou l’effroi, mais en montrant les attentats comme exécutions rationnelles après de longs trajets et préparatifs, cela dérange davantage.

Ne blâmons pas Bertrand Bonello pour des circonstances qu’il ne pouvait prévoir en 2010, au commencement de son projet. Les cinéastes ne peuvent se voir accusés d’irresponsabilité, de dangerosité. Si la maladresse de ce qu’il représente en heurte certains, Nocturama demeure, par la force de sa forme et ses prouesses de mise en scène et de montage, la poursuite de l’œuvre singulière d’un réalisateur français majeur, et libre ; une liberté artistique que tous les cinéphiles devraient continuer à chérir, au lieu de l’attaquer aux marges.

Louis Andrieu