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Flux d'actualités

Retour à Compton

A propos de Straight Outta Compton de F. Gary Gray

octobre 2015

#Divers

Il est à peine exagéré d’écrire que le centre de gravité de la culture populaire américaine se trouvait cet été à Compton, en Californie. Entre la sortie le 7 août du nouvel album de Dr Dre, Compton, premier disque du rappeur et producteur de légende depuis plus de quinze ans, et le 14 août, de Straight Outta Compton, film biographique sur le groupe de rap N.W.A, où Dr Dre, Ice Cube et Eazy-E firent leurs débuts, la ville apparaissait comme la matrice de l’esprit du temps et des dernières tendances dans l'industrie culturelle. Dérision, samples, provocation, rap hardcore triomphal, style vestimentaire sportswear : autant d’éléments distinctifs de la scène californienne. Un triomphe de la Côte Ouest, d’autant plus singulier, ou ironique, que Compton ne compte pas de salles de cinéma, et que le film fait polémique.

Cinématographiquement, le film paraît inattaquable, pour le plus grand plaisir du public. Depuis la scène d’ouverture, où le jeune Eazy-E, héros et fil rouge du récit, se retrouve au milieu d’une descente de police à Compton, menée par des forces spéciales et des tanks, jusqu’au début de la chute du groupe N.W.A, le spectateur se trouve pris dans une immersion maximale. La réalisation ne néglige aucun des effets visuels classiques pour susciter la suspension d’incrédulité : longs plans en mouvement qui semblent calqués sur le Scorsese des Affranchis (en particulier dans les scènes de fêtes orgiaques), ralentis (séquence renversante où les membres du groupe traversent en cabriolet un Los Angeles en pleines émeutes de 1992, le dernier plan montrant les gangs rivaux des Crips et des Bloods unir leurs fanions face aux policiers), scènes de concerts avec multiples mouvements de caméras et contre-plongées… La qualité de l’interprétation des acteurs, la structure habituelle du scénario (de l’ascension à la chute), la caractérisation des personnages dès les premières minutes (Dr Dre le crack musical, Eazy-E le rappeur spontané, Ice Cube le plus radical du groupe), participent de la pleine réussite du récit.

Le succès de Straight Outta Compton, remarquable pour un budget de 28 millions de dollars, tient autant à ses thèmes qu’à son public, qui se rejoignent. Que la jeunesse noire américaine se presse dans les cinémas pour voir le parcours de ses icônes n’étonne pas, encore moins dans un contexte politique et social où les États-Unis, à la fin des deux mandats de Barack Obama, restent confrontés à la question raciale. Ferguson, Baltimore, ressemblent dans leurs émeutes et leurs mouvements politiques (Black Lives Matter en particulier) à la situation à Compton il y a bientôt trente ans. Un thème plus attirant et plus moderne, une réalisation directe qui ne lâche jamais son spectateur, expliquent de telles fréquentations en salles, bien plus élevées que le récent Selma (sur le mouvement des droits civiques et Martin Luther King) Le film n’hésite pas à montrer les réalités des violences policières, l’acharnement des autorités contre les jeunes noirs, et même l’arrestation des membres de N.W.A en plein concert après avoir osé chanter leur titre Fuck Tha Police (scène annonciatrice d’émeutes qui ressemblent à Ferguson). Nous retrouvons ici un thème habituel du cinéma américain, qui formait déjà l’intérêt du Larry Flint (1996)de Milos Forman ou du Lenny (1974) de Bob Fosse : l’attitude de défi face aux autorités, la recherche des limites de la liberté d'expression, la revendication de légitimité pour une nouvelle culture.

Ce serait pour autant accorder à N.W.A beaucoup d’importance. Dr Dre, Eazy-E, pour talentueux et fondamentaux qu’ils fussent dans l’histoire du rap, n’eurent ni la réflexion ni l’action de militants politiques. Straight Outta Compton doit par conséquent se voir comme une œuvre de divertissement aux résonances politiques, une tentative de film définitif sur le rap, ce que souligne le générique de fin, où défilent dans un montage accéléré les images d’Eminem ou 50 Cent, comme pour dire au spectateur : voici ceux que nous avons engendrés. L’apparition dans le film de figures comme Snoop Dogg ou Tupac Shakur, chacune montrée en train d'enregistrer des morceaux cultes (California Love et Nuthin' but a G Thang) donne l’impression de voir un album de légendes, le catalogue idéal du rap West Coast de 1986 à 1996. Une impression de récit officiel, renforcée par la présence au générique de Dr Dre et Ice Cube en qualités de producteurs, et donc juges et parties de leur propre biographie filmée. En résultent quelques maladresses, notamment le portrait du manager Jerry Heller en has-been rapace, alors que l’homme travaillait avec les Who et Pink Floyd dans les années 1970. Et le projet Straight Outta Compton, quand bien même il ne représente quasi exclusivement que des héros noirs, et jeunes, et issus des milieux populaires (une diversité bienvenue), ne s’éloigne pas d’une logique classificatrice de studios : les appels à castings classaient les femmes et les figurantes selon leur beauté apparente et leurs teintes de peaux noires.

Nous le voyons, cette biographie filmée tient autant de la construction historique que de la glorification de certains ; et Eazy-E, mort du SIDA en 1995, n’existe ici que comme personnage, non-acteur de sa fiction. Pour autant, l’excès, l’hubris des personnages, les raccourcis scénaristiques, les erreurs, l’outrance des situations et des moyens de réalisation, nous ramènent presque à un autre choc contemporain : Le Loup de Wall Street (2013) de Martin Scorsese (qui, à sa sortie, recevait déjà des critiques quant à la bonne image qu’il pouvait donner de son héros et inspirateur Jordan Belfort). Dans les deux cas, nous assistons à du jamais vu à l'écran : un spectacle de plus de deux heures vingt, rempli de vulgarité, d’orgueil, de décadence et d’appétence pour la réussite personnelle et l’exubérance de la richesse. Nous retrouvons les mêmes situations, la même structure en rise and fall du récit, telle que l’expérimente Scorsese depuis 40 ans : la volonté de faire fortune, l’individualisme, les egos trop puissants, la chute inéluctable face aux autorités ou aux divisions parmi ses amis. Devant le film, nous ressentons une nouvelle fois cet effet hallucinatoire lorsqu’Ice Cube démolit le bureau de son producteur à coups de batte de baseball, lorsque N.W.A fait hurler Fuck Tha Police à un stade rempli de jeunes. En cela, Straight Outta Compton reste un des meilleurs films américains visibles cette année au cinéma, que le spectateur saura apprécier s’il oublie ses limites morales.

Il nous faut tout de même interroger ce nouveau pan du cinéma américain, qui ausculte les côtés les plus inavouables des États-Unis ; entre rupture de la version officielle, et portrait cru d’une nation ne cessant d’expier ses fautes. L’année dernière, American Hustle (David O. Russell) livrait un thriller emphatique sur fonds de corruption des milieux politiques et programmes clandestins du FBI dans les années 70. En 2013, Zero Dark Thirty (Kathryn Bigelow) montrait dans le détail la décennie post-11 Septembre et la traque à tout prix d’Oussama Ben Laden. Autant de succès critiques et publics qui, s’ils démontrent la liberté de création et l’intelligence des réalisateurs et scénaristes, trahissent peut-être les symptômes d’un pays malade : au-delà des projets de réforme politique, des mouvements sociaux et de l’égalitarisme recherché, la société civile, les minorités et les artistes font entendre une autre voix et montrent une réalité moins propre. Autant les spectateurs occasionnels que les cinéphiles récompensent par leur approbation et leurs entrées de telles œuvres, en ce qu’elles donnent accès à une autre histoire des États-Unis. Supériorité du cinéma et des images populaires dans le portrait global d’une société ? Du moins attrait éternel du septième art et de la fiction pour nous réunir au sein d'une culture commune, figer nos corps sur les fauteuils, et emporter nos rétines et nos esprits dans des univers étrangers, des cultures extérieures à la nôtre.

Louis Andrieu