
Faire front contre l’illibéralisme
Entretien avec Michael Ignatieff
Recteur et Président de l’Université centrale européenne (CEU) de Budapest depuis 2016, Michaël Ignatieff revient ici sur le recul de l’État de droit en Hongrie, l’assise du pouvoir de Viktor Orban, et le défi que celui ci pose à l’ensemble des démocraties occidentales.
Le Parlement hongrois a adopté, le 30 mars 2020, une loi d’habilitation qui accorde au gouvernement de Viktor Orban des pouvoirs sans précédent, pour une durée illimitée. Pour nombre d’observateurs, cette loi sonne le glas de la Hongrie démocratique post-1989. Président et recteur de l’Université centrale européenne (CEU) de Budapest depuis 2016, Michaël Ignatieff s’est trouvé aux premières loges de la dérive autoritaire du régime d’Orban, ce dernier ayant décidé, en novembre 2019, d’expulser la CEU de Budapest où elle résidait depuis sa fondation en 1991. Dans cet entretien accordé à Esprit en janvier 2020, il revient sur cet épisode et ce qu'il révèle de la situation politique en Hongrie.
Pourriez-vous nous décrire pour commencer la situation actuelle de l’Université centrale européenne (CEU), après son expulsion par le pouvoir hongrois ? Comment cette dernière s’articule-t-elle avec la montée de ce que Viktor Orban lui-même a désigné, dans un discours d’août 2014 adressé à son parti, le Fidesz, « l’illibéralisme » ?
Permettez-moi de répondre en partant, précisément, de la notion d’illibéralisme. Si l’on garde à l’esprit que l’un de ses traits constitutifs est l’hostilité vis-à-vis des institutions indépendantes, alors elle coïncide tout à fait avec le projet de Viktor Orban qui est de créer un système liant un État et un parti omnipotent voire unique (le Fidesz).
Le cœur de son illibéralisme est une attaque contre les mécanismes d’équilibre qui sont au centre du projet libéral tel qu’il est traditionnellement compris. Je pense à la manière dont le premier ministre sape les mécanismes constitutionnels de contre-pouvoirs – au premier rang desquels se trouve le Parlement – et le système électoral. Désormais, Orban se penche sur d’autres institutions, comme les universités, et en particulier l’Université centrale européenne (CEU). Gardons cette leçon à l’esprit : les institutions libres sont ce qui définit en pratique une société libre, elles en sont la manifestation la plus concrète.
La conception libérale du pouvoir auquel je fais référence repose sur un principe simple : le pouvoir doit être scruté, contrebalancé et distribué au sein d’un tissu social qui comprend aussi bien les universités que les syndicats ou les corps professionnels. C’est par ce seul moyen que la liberté peut être préservée, en ménageant ce jeu des contre-pouvoirs. Orban est « illibéral » au motif qu’il a pour but explicite de détruire ce système.
Existe-t-il réellement une démocratie qui soit « illibérale » ? Je pense que non, qu’il s’agit d’une contradiction dans les termes. La démocratie implique l’élection au suffrage universel, mais pas seulement. La liberté ou encore l’égalité des droits ne sont pas réductibles à la souveraineté populaire et lui préexistent même, puisque c’est en vertu de ces principes que l’élection démocratique est possible et légitime. L’indépendance des institutions, la limitation des pouvoirs, le pluralisme – autant de conditions rendues possibles par l’attachement aux droits de l’homme – sont indissociables de la pratique démocratique. Les attaques contre la CEU ou l’Académie hongroise des sciences, le plus ancien organisme de recherche du pays, vont à l’encontre de la démocratie et ne sont qu’une étape de plus vers la consolidation d’un régime de parti unique au xxie siècle.
Au cours des négociations pour le maintien de la CEU en Hongrie, vous aviez d’abord reçu le soutien de l’Union Européenne mais également des États-Unis. Ces appuis n’ont pourtant pas eu l’effet escompté. Les pays concernés ont-ils pêché par incapacité ou par manque de volonté ? Quelles sont les conséquences concrètes de ce déménagement pour votre établissement ?
La CEU n’est plus autorisée à délivrer des diplômes américains en Hongrie, et nous avons donc dû déménager nos programmes de master et de doctorat en Autriche. Nous espérons toutefois maintenir une activité minimale de recherche et des cycles de conférence à Budapest, mais cela devient de plus en plus difficile. Nous avons été victimes d’une utilisation du droit à des fins politiques. Nous avons été expulsés par une loi proposée et validée en une semaine ! Cela ressemble à du droit, cela fonctionne comme du droit, cela prend la forme du droit mais ce n’est pas du droit. C’est l’émanation de l’arbitraire d’un exécutif qui a rendu nos activités illégales.
J’en viens maintenant aux cas des États-Unis et de l’Union Européenne. C’est une histoire intéressante. Pour ce qui est des États-Unis, elle illustre les contradictions de l’administration Trump. En 2017 et 2018, nous recevions un franc soutien du département d’État américain. Mais quand le Président a nommé David Cornstein, l’un de ses grands donateurs, au poste d’ambassadeur en Hongrie, la politique américaine a changé au profit d’un alignement avec la politique d’Orban. Nous n’avons finalement reçu aucune aide de la part des américains. Ils nous ont abandonnés, ce qui est très problématique du point de vue de l’intérêt national puisque la CEU est une université accréditée aux États-Unis, où elle possède même des bureaux.
Quant aux Européens, ils ont multiplié les discours sur la liberté académique et l’État de droit. Il est d’ailleurs vrai que l’Union européenne a sanctionné le gouvernement hongrois notamment en raison de ses attaques contre notre université. Mais au-delà de cet exemple, je n’ai pas vu de réelle volonté d’agir. Je l’espérais, mais je n’ai rien vu. Je pense que cela nous montre une chose : à la fin des fins, l’Union Européenne reste une union d’États souverains où chaque dirigeant défend les intérêts de son pays sans prendre de risques. Je pense toutefois que, collectivement, c’est une véritable honte que l’UE laisse un état européen expulser une université européenne de son propre pays. C’est une première et le mal est déjà fait.
En défense de la société ouverte
Les attaques du Fidesz se sont beaucoup concentrées sur la figure de George Soros, principale mécène de CEU et personnalité controversée en Hongrie. Quel sens donnez-vous à cette hostilité ?
Pour moi, la question principale ne tourne pas autour des attaques contre la personne de George Soros, en tant que financier cosmopolite, autour duquel Orban et le Fidesz agitent toutes sortes de représentations antisémites. Ce qui me semble central, c’est effectivement l’attaque de nature idéologique menée contre l’idée même de « société ouverte » que Soros, comme d’autres, soutient[1]. Que faut-il entendre par là ? Une société ouverte est une société au sein de laquelle la délibération, la discussion et la réfutabilité sont fondamentales. Une société ouverte est littéralement une société « anti-idéologique », qui décide sur les bases d’un débat libre et ouvert[2].
Si Viktor Orban est suspicieux vis-à-vis de ce modèle, c’est qu’il rentre en contradiction avec sa volonté de contrôler l’opinion publique au travers de son parti politique omniprésent. Allumez la télévision ou la radio en Hongrie et vous entendrez sa voix partout, sans cesse. L’écrasante majorité des médias publics sont contrôlés par des gens qui lui sont entièrement dévoués. À l’inverse, le concept de « société ouverte » suppose non seulement que les institutions libres permettent voire facilitent le débat public libre mais également qu’elles veillent sur les abus de pouvoir de l’État.
La « société ouverte » est donc avant tout un concept d’ordre épistémologique. Il détermine les meilleures conditions dans lesquelles une décision politique peut être prise. Selon Karl Popper[3], une « société ouverte » a épistémologiquement de meilleures chances de prendre une bonne décision qu’une société fermée, parce que les opinions énoncées sont testées et peuvent être réfutées au sein des institutions libres que sont par exemple les universités. Viktor Orban s’oppose à cela. Il est anti-communiste depuis sa jeunesse passée sous la domination de l’URSS, mais il a repris à son compte toute la vision politique de cette époque : l’idéologie unique, le parti unique, la propagande, la volonté de prendre le pouvoir et de le garder à tout prix… Son opposition à la société ouverte est donc très profonde et dépasse son inimitié à l’égard de George Soros.
Dès lors, le projet d’Orban doit-il être avant tout compris comme une réaction au modèle de la société ouverte ? Est-ce qu’il ne s’agit pas plus largement d’invoquer différentes figures d’ennemis ?
Je pense que l’instinct pour la conquête et l’exercice du pouvoir est ce qui vient en premier chez Orban. Tout part de là. Comme je le disais, il a vu le régime hongrois s’effondrer en 1989 mais il a conservé la mentalité qui existait déjà sous Janos Kadar[4]. Son parti contrôle la bureaucratie et les institutions tout en s’adaptant au contexte du xxie siècle, celui du marché libre et de la circulation des individus à travers l’Europe.
Pour s’implanter, cette conception conservatrice et nationaliste du pouvoir a dû se faire une place face aux partisans de la société ouverte, très présents dans les années 1990 en Hongrie. George Soros a soutenu l’élite qui a repris le pouvoir après la chute de l’URSS, celle qui a créé les nouvelles institutions de la démocratie libérale dans le pays. Cette même élite a ensuite progressivement perdu le contrôle du processus de transition. Les privatisations de la décennie 1990-2000 ont par exemple contribué au transfert de grandes sommes d’argent public dans les mains de particuliers. Viktor Orban a observé de près ce processus et a compris les raisons de l’échec de l’élite libérale. Il s’est alors promis de créer un nouveau mouvement composé des gens des petites villes et de la campagne, qui se sentaient négligées par les « snobs » de Budapest. Il s’est appuyé sur une élite alternative pour prendre le contrôle du processus de transition.
Le modèle Orban
Vous avez décrit le pouvoir hongrois actuel comme l’instigateur d’un nouveau système politique du parti unique. Pouvez-vous nous expliquer plus en détail cette mécanique ? Comment la distinguer de l’autoritarisme présent en Hongrie avant la chute de l’URSS, alors même que le pays offre aujourd’hui à ses citoyens une apparente liberté dans la vie quotidienne ?
Il est vrai que cela peut sembler paradoxal : le régime d’Orban reproduit beaucoup d’aspects du régime communiste mais, si vous vous promenez à Budapest, vous aurez le sentiment de circuler dans une ville libre. Le Premier ministre a en fait plusieurs objectifs, dont son parti est l’instrument.
L’un des enjeux est ainsi la distribution des « fruits » du pouvoir à une nouvelle classe qui lui est fidèle. Cette combinaison conduit à quelque chose de très spécifique par rapport à ce que la Hongrie avait connu auparavant : un État du parti unique qui contrôle les bénéfices de l’économie capitaliste. Viktor Orban a conquis le pouvoir en mettant à mal l’élite libérale et en s’appuyant sur l’essor d’une bourgeoisie des petites villes et des campagnes. Les contrats publics, les fonds européens et beaucoup de bénéfices de l’économie de marché leur sont octroyés aujourd’hui comme des récompenses. Ce résultat était inattendu au regard des espérances qui sont nées durant le processus de transition puis lors de l’adhésion de la Hongrie à l’UE en 2004. Au lieu d’une transition vers la démocratie, nous assistons à une transition qui utilise les mécanismes l’ouverture à l’Europe et à l’économie au profit d’une classe. C’est une kleptocratie d’un genre nouveau par rapport au régime soviétique.
L’autre enjeu principal a trait au départ de près de 600 000 Hongrois depuis 2010. Ils travaillent pour la plupart dans un autre pays de l’Union Européenne. Le message est clair : si vous n’aimez pas le régime d’Orban, vous pouvez traverser la frontière et partir. Schengen est à cet égard une soupape de décompression qui stabilise le régime en permettant aux forces vives et insatisfaites de partir. C’est aussi ce qui différencie le régime d’Orban de celui de Kadar et c’est ce qui en fait une société qui n’est pas totalement fermée. La Hongrie ne retient pas ses citoyens dans le pays et ne pratique pas de répressions ouvertes.
De plus, ces départs renforcent l’homogénéité du pays. La Hongrie connaît un déclin démographique important, elle a fermé ses portes à l’immigration et la jeunesse émigre. Ce déclin de la population renforce les conservateurs de droite auprès de la population restante. Orban a assis son pouvoir sur cette dynamique. Gardez les étrangers dehors, n’empêchez pas les jeunes de partir, et construisons une base politique sur les parents et les grands parents qui sont restés.
Comment expliquez-vous l’attrait de ce système à l’étranger, et la manière dont Orban a acquis une stature internationale ?
Cette audience internationale de Viktor Orban me rend moi-même perplexe. La Hongrie est un pays de moins de 10 millions d’habitants et pourtant son premier ministre est, après Emmanuel Macron et Angela Merkel, l’homme politique le plus connu et influent de l’Union Européenne.
La raison principale tient probablement à sa capacité à créer un système idéologique, qu’il a lui-même qualifié de « démocratie illibérale » puis de « démocratie chrétienne », afin d’installer un nationalisme conservateur et chrétien en Europe. Il le dit lui-même aux dirigeants des pays de l’Ouest : « Vous pensiez que vous étiez notre futur, désormais nous pensons que nous sommes votre futur ». Il y a un certain génie politique dans cette manière de construire un pôle idéologique qui attire l’attention. Et pour répondre précisément à votre question, je ne sais pas si ce régime du parti unique est reproductible ailleurs. Je ne pense pas que cela soit en tout cas possible en Europe de l’Ouest, où les conservatismes allemand, français et britannique sont trop éloignés du modèle d’Orban.
Réhabiliter les droits de l’homme
D’un point de vue plus général, vous incarnez une philosophie qui a pour matrice l’idéalisme et l’attachement aux droits de l’homme. Très influente à la fin des années 1990, cette pensée semble de moins en moins audible aujourd’hui[5]. Ses tenants n’ont-ils pas pâti, d’une part, d’un excès de confiance dans l’histoire et, d’autre part, de leur difficulté à concilier universalisme et particularisme ?
Ce sont effectivement deux aspects cruciaux. Sur votre première remarque à propos de l’histoire, je ne pense pas qu’il se soit agi d’une hubris, d’une situation paradoxale où les libéraux auraient cru en une sorte d’inévitabilité historique alors même que leurs prédécesseurs, comme Popper, avaient formulé des critiques similaires au sujet des marxistes et des hégéliens. Il est cependant vrai que régnait une forme de triomphalisme chez certains libéraux dans les années 1990. À l’époque, beaucoup pensaient que la seule alternative possible après la chute de l’empire communiste était la démocratie libérale. Nous savons désormais qu’il existe l’alternative de l’illibéralisme. Nous avons aussi appris que le capitalisme mondial n’était pas incompatible, ni sur le plan pratique, ni sur le plan moral, avec les régimes autoritaires tels que la Hongrie, la Chine ou la Russie. Il était en fin de compte illusoire de penser que le libre marché apporterait nécessairement la liberté politique. C’est l’un des enseignements de ce début de siècle et nous ne savons pas encore comment tout cela va se terminer. Je ne voudrais cependant pas substituer à l’optimisme résolu des années 1990 un pessimisme fataliste aujourd’hui, au risque de laisser entendre que le mariage du capitalisme et de l’autoritarisme serait inéluctable dans le futur. Chacune de ces sociétés autoritaires a des problèmes : Orban et Erdogan vont rencontrer des oppositions grandissantes, Poutine n’a pas de succession, le régime chinois est pris dans ses contradictions…
Pour ce qui est votre second point, je pense effectivement que le discours de droits de l’homme n’a pas assez insisté sur les difficultés de l’universalisme, comme je l’explique dans Human Rights as Politics, Human Rights as Idolatry[6] : une femme afghane, musulmane, souhaitant porter le voile et refusant le mode de vie des femmes occidentales peut, pour autant, croire en certains principes constitutifs des droits de l’homme, comme le droit à l’éducation par exemple. Ce mariage de l’universalisme et du particularisme sera une nécessité absolue dans le futur. Les principes des droits de l’homme seront plus forts à l’échelle mondiale s’ils arrivent à faire la part belle aux spécificités locales – j’entends par là les traditions culturelles, religieuses, identitaires – tout en soutenant ceux qui souhaitent lutter contre des forces oppressives de l’État ou de leur communauté. C’est là que réside le salut des droits de l’homme, si toutefois ce salut est possible.
Une autre surprise de ce début de xxie a justement été la réaction contre les droits de l’homme que nous observons tous. Je pense que l’une des raisons de ce rejet est que la démocratie, la souveraineté populaire, l’autodétermination – autant d’éléments soutenus en principe par les droits de l’homme – sont justement entrés en conflit avec l’universalisme de ces mêmes droits de l’homme. C’est ce que nous apprend le cas hongrois. La raison par laquelle Orban justifie et légitime son attitude vis-à-vis des réfugiés et son refus d’honorer l’obligation internationale d’assistance tient en ce que l’opinion publique hongroise y est défavorable. Et dans ce contexte, la souveraineté démocratique prime. Les défenseurs des droits de l’homme ont échoué à comprendre que l’argument démocratique restera in fine l’argument le plus puissant, non seulement en Hongrie mais aussi aux États-Unis et en France. Cette dialectique perdurera. Cela ne veut pas dire que les droits de l’homme sont obsolètes mais qu’un défi se pose, celui de réconcilier l’universalisme des droits de l’homme et la souveraineté démocratique.
Cette attention portée à l’articulation du particulier et de l'universel faisait déjà l’objet de votre dernier livre, The Ordinary virtues : Moral Order in a Divided World[7], où vous analysez la manière dont chaque individu, selon son contexte politique propre, s’approprie des vertus cardinales partagées à travers le monde. Dans Human Rights as Politics, Human Rights as Idolatry, vous proposez également de définir les droits de l’homme comme un langage…
L’universel est essentiel en termes normatif et pratique puisqu’il permet de se défaire du particulier pour souligner ce que nous avons de commun les uns avec les autres. L’universalisme des droits de l’homme est à cet égard une invitation au dialogue entre deux particularismes afin de faire de la politique ensemble. Imaginons un contexte duquel vous et moi ne connaissons rien. Nous avons toujours la capacité d’en apprendre sur la situation grâce aux acteurs locaux et de nous engager ensuite en vertu de principes universels. Nous pouvons ainsi créer une forme commune d’action. C’est l’activité qui doit être celle des activistes des droits de l’homme. La matrice, la condition de possibilité de cette activité est un dialogue entre égaux, qui est permis par le langage des droits de l’homme.
Vous vous définissez également comme libéral[8]. Mais le libéralisme politique ne souffre-t-il pas aujourd’hui d’une assimilation à son versant économique, au point de le confondre avec l’ultralibéralisme ?
Le libéralisme souffre effectivement de cette caricature qui le confond trop souvent avec l’ultralibéralisme. Il me semble que cette exagération est également très présente en France, y compris dans les milieux intellectuels. L’association entre libéralisme, globalisation et capitalisme sauvage a fait beaucoup de dégâts. Mais il est aussi vrai que les défenseurs du libéralisme ont péché par leur abandon progressif de la question sociale. C’est un premier point.
Le deuxième point nous ramène à la matrice du libéralisme. Le libéralisme part de l’idée que le pouvoir est toujours détourné pour être abusé. Il faut donc protéger l’individu des abus du pouvoir étatique mais également lutter contre les tendances similaires du pouvoir économique. Ma vision du libéralisme est que l’État doit contrôler le marché et que le capitalisme pose une menace à la justice sociale. Il a laissé s’accroître l’inégalité des chances et affaibli le contrat social. Le libéralisme auquel je crois, et qui a selon moi un avenir, est un libéralisme dont la clef de voûte est la protection des faibles dans tous les domaines.
Il n’y a pas de libéralisme en soi, à l’état pur. Le libéralisme à la française est historiquement différent du libéralisme à l’anglaise, à la hongroise voire à la russe. Nous devons revenir à ce caractère national et culturel qui structure les libéralismes depuis le début et que j’essaye de défendre. Le libéralisme n’est pas le cosmopolitisme, et le nationalisme reste le centre de la plupart des politiques. La politique est toujours nationale en premier lieu. Notre intérêt pour la politique tient a ses conséquences sur notre vie quotidienne, il s’agit toujours de défendre quelque chose de local. Le libéralisme doit défendre les cultures, les langages, les héritages, les traditions, s’il veut faire face aux défis qui se présentent à nous.
Propos recueillis et traduits par Etienne Dignat
Notes
[1] Voir le dossier « La société ouverte ? », Esprit, juin 2018.
[2] Michael Ignatieff, Stefan Roch, Rethinking Open Society, New Adversaries and New Opportunities, Budapest, CEU Press, 2018.
[3] Karl Popper, The Open Society and Its Enemies : New One-Volume Edition, Princeton, Princeton University Press, 1994.
[4] Dirigeant de la République populaire de Hongrie de 1956 à 1988.
[5] Sur cette tendance critique, voir Justine Lacroix, Jean-Yves Pranchère, Le procès des droits de l’homme, Généalogie du scepticisme démocratique, Paris, Seuil, 2016
[6] Michael Ignatieff, Human Rights as Politics, Human Rights as Idolatry, Princeton, Princeton University Press, 2003
[7] Michael Ignatieff, The Ordinary Virtues : Moral Order in a Divided World, Cambridge, Harvard University Press, 2017
[8] Michael Ignatieff a été chef du parti libéral canadien et chef de l’opposition officielle de 2008 à 2011.