
Lectures d'une crise
Trois mois après ses débuts, la révolte des Gilets jaunes reste une énigme. Même si nombre de sociologues, de politistes, de philosophes, de journalistes et d’autres encore l’ont suivie en temps quasi réel, on peut dire que les raisons et les fins du mouvement se sont obscurcies par rapport à la demande initiale, qui était la suppression des taxes sur l’essence des diesels, donc plus de justice ou moins d’inégalité fiscale dans la transition écologique. Peut-être à cause de la durée inédite du mouvement, les deux questions : « Que veulent-ils au juste ? » et « Comment en sortir ? » sont aussi maintenant celles d’une majorité de Français selon les dernières enquêtes d’opinion.
On a évoqué au sujet du mouvement la célèbre « prise de parole » qui, selon Michel de Certeau, était le propre de Mai 68. Les Gilets jaunes se félicitent à bon droit de la naissance d’une parole partagée, qui était absente, refoulée ou tombée dans l’oubli les jours ordinaires, et d’une fraternisation née sur les ronds-points et pendant les manifestations. Mais malgré les aspirations démocratiques qui ont pu s’exprimer çà et là, cette parole tourne sur elle-même. Alors qu’ils ont occupé largement l’espace médiatique, et souvent de manière favorable, les Gilets jaunes fustigent les grands médias – presse, radios et télévisions confondues, dont les journalistes ont même été l’objet de violences diverses, physiques et verbales –, comme si les seuls canaux crédibles, disant la « vérité » de l’événement, étaient leurs propres réseaux sociaux.
Une lisibilité du mouvement a aussi manqué et manque toujours du fait que les manifestants n’ont jamais voulu se doter d’une représentation et de porte-parole légitimes, qui auraient pu canaliser et traduire clairement des revendications multiples et parfois contradictoires, ou encore « mutualiser » les réactions face au pouvoir. Ce refus de représentation trahit certainement une méfiance devenue ordinaire par rapport à toutes les médiations – politiques, syndicales… – et la délégitimation de toutes les « élites », au profit du « contact direct » avec ceux qu’ils considèrent comme responsables de leur situation. L’envers de cette attitude est l’inévitable surgissement de « dirigeants charismatiques », plus radicaux que l’ensemble du mouvement, qui en donnent une image faussée. De là l’oscillation de tant d’analyses et de réactions extérieures, les unes ne voyant que des violents et des surexcités et d’autres uniquement des victimes revendiquant considération et dignité.
Malgré les aspirations démocratiques
qui ont pu s’exprimer,
cette parole tourne sur elle-même.
Dès novembre, les Gilets jaunes avaient pourtant obtenu d’importantes satisfactions par rapport à leurs exigences initiales : annulation dans le budget 2019 de la hausse de la taxe carbone et du gazole non routier (Gnr) ; hausse de la prime d’activité ; exonération élargie de la Csg pour les retraités ; prime exceptionnelle pouvant aller jusqu’à 1 000 € versée avant fin mars aux salariés gagnant jusqu’à 3 600 € ; heures supplémentaires défiscalisées. Mais ces mesures, tardives, n’ont pas eu l’effet escompté : le mouvement a continué, avec le soutien d’une partie au moins de l’opinion, et au fil des semaines de nouvelles dimensions sont apparues, manifestant la profondeur d’un malaise qui n’est pas né avec la présidence d’Emmanuel Macron, mais que des aspects de sa politique et de son comportement ont contribué à révéler ou à exacerber.
Emmanuel Macron interpelle ses interlocuteurs sur leur propre responsabilité dans leur situation dégradée et les invite à « se bouger », mais ces injonctions ont été perçues comme arrogantes et déplacées. Sa politique fiscale (suppression de l’Isf vs Csg des retraités en hausse) n’a fait que confirmer, aux yeux de ses « sujets », un « habitus » de classe, éloigné des milieux populaires ; elle lui a valu très vite l’appellation de « président des riches » (qu’il n’a pas cherché à corriger), dans un contexte mondialisé où l’écart entre riches et pauvres ne cesse de s’accroître par ailleurs, les premiers surtout affichant chaque année des taux d’enrichissement inouïs et scandaleux. Faut-il s’étonner que prédomine désormais parmi toutes les revendications des Gilets jaunes l’idée de « faire payer les riches » ?
En second lieu, les manifestations, en général non déclarées, lors des « actes » successifs qui ont eu lieu chaque samedi depuis la mi-novembre, à Paris et dans de grandes villes, ont donné lieu à des violences multiples. Si le « niveau de violence » du côté des manifestants et du côté de la police est difficile à évaluer, car chacun voit midi à sa porte (est-il moindre, est-il pire qu’hier ?) et si l’on sait que des groupes et des individus s’infiltrent délibérément dans les manifestations pour augmenter la violence à un degré paroxystique, l’arsenal policier, en revanche, interroge. Ne faudrait-il pas s’interdire d’employer des moyens de répression susceptibles d’infliger des blessures très graves, jusqu’au risque létal ? La question était déjà posée lors des manifestations de la loi Travail. On pouvait penser qu’un gouvernement vraiment démocratique arrêterait l’escalade. Mais le gouvernement, sans rien changer au système policier, a cru bon de répondre par une « loi anti-casseurs » contestée et contestable.
En troisième lieu, on peut considérer que le mouvement des Gilets jaunes confirme, selon des paramètres peu vus auparavant, la fracture sociale en France. Elle confirme en particulier, de manière aiguë, la fracture territoriale, la différence entre les espaces urbains, qui incluent les villes moyennes et même de petites villes entre 10 000 et 20 000 habitants, qui bénéficient encore de nombreux avantages, et les espaces ruraux qui cumulent au contraire les désavantages : absence de médecins et de soins infirmiers, fermeture des écoles, des postes, des mairies et maternités, absence de commerces de proximité, lieux de travail éloignés – un ensemble de carences qui rend absolument nécessaire, en permanence, l’usage de l’automobile. Peu importe ici que la vie dans les villes et leurs transports en commun ne soit pas aussi plaisante qu’ont l’air de le supposer les Gilets jaunes : le fait est que des partages ou des écarts importants se sont creusés au sein même de la classe moyenne entre ceux qui bénéficient encore de biens et de services d’accès relativement facile et ceux qui se sentent abandonnés par l’État.
Et maintenant ? Les signaux d’une sortie de crise ne sont pas au vert. Alors que baisse, semble-t-il, le nombre de manifestants, les violences dans la rue et, pour tout dire, le côté émeutier semblent croître. Les humeurs mauvaises qui prolifèrent sur les marges (racisme, antisémitisme) sont trop nombreuses pour n’être que des accidents ou effets secondaires – comme si une boîte de Pandore (répandue sur les réseaux sociaux) s’était ouverte sur la place publique. Et on l’a assez dit : par un ultime paradoxe, la gauche, toute la gauche politique, semble littéralement out, exclue de toute retombée positive, tandis que Marine Le Pen et le Rassemblement national tirent les marrons du feu. Et le « grand débat » lancé par le gouvernement, où le président de la République s’investit personnellement, laisse largement sceptique, déjà parce que les jeunes générations et les générations actives n’en sont pas. Il y aurait pourtant urgence à trouver des solutions, car déjà rien n’est plus comme avant. Une France imprévue et imprévisible est née en novembre 2018.