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La clôture de l'Europe

Contrairement à la lecture qu’en fait Popper, pour Bergson, la société close se protège contre ses ennemis de l’intérieur par le droit en vue d’affronter ceux de l’extérieur dans la guerre. L’Europe, par sa forme juridique et économique, n’échappe pas à la règle. 

Camille Riquier

Si, parmi toutes les notions morales, « il n’en est pas de plus instructive [1] » que celle de justice, c’est qu’à suivre son histoire, il n’en est pas de plus nette à qui veut surprendre le moment précis où une société s’ouvre. Il n’en est peut-être pas non plus de meilleure pour entrer dans un débat qui n’a pas eu lieu, entre Bergson et Popper, et qui, parce qu’il a manqué, brouilla considérablement ce qu’il fallait entendre par « société close » et par « société ouverte ».

Popper fondait sa définition sur une « distinction rationnelle » et non plus, comme Bergson, sur une « distinction religieuse [2] », comme si, à l’entendre, il n’était pas besoin de s’élever si haut pour que les sociétés s’ouvrissent. La Raison avait suffi, avant même que ne résonne la parole de l’Évangile. « L’Athènes de Périclès » était déjà un modèle de société ouverte, que son contraste avec Sparte, l’ennemie, rendait plus manifeste encore. Pour avoir rompu avec le tribalisme des sociétés closes, elle opérait à ses yeux, dès le ve siècle avant J.-C., le premier grand tournant qui la fit paraître dans l’histoire des hommes. Une mutation eut lieu en effet. Et nous concéderions volontiers que sa « cause principale […] doit être recherchée dans le développement du commerce et des communications maritimes. Rien n’est plus apte à ébranler la confiance dans le caractère intangible des institutions tribales que le contact avec d’autres populations [3] ». Rien n’était plus favorable à l’essor de la démocratie, comme à l’essor de la discussion critique, de la philosophie et de la justice politique. Mais conclure, comme Popper le fait, que la démocratie athénienne, parée de tels atours, est une « société ouverte » qui a su « s’affranchir » de la nature, c’est ce qu’il n’est pas possible d’accorder. La Raison avait certes opéré une rupture indéniable, mais celle-ci possédait comme envers une continuité, plus discrète mais plus profonde aussi, qui devait maintenir la cité grecque, fût-elle démocratique, dans le cadre « naturel » des sociétés closes.

De la famille à la cité : Bergson vs Popper

Il faudrait pouvoir accompagner la lente transition qui arracha la puissance et la justice des mains des grandes familles aristocratiques de la Grèce archaïque et surprendre le moment où elles sont conférées au cercle plus large de la cité grecque. Nous nous apercevrions alors que la coupure ne peut pas être là où Popper l’a mise. Et nous commencerions par nous étonner qu’il ne dise presque rien de la famille et des sociétés lignagères, alors même qu’il identifie la société close au tribalisme, qu’il se contente de caractériser par son organicité et sa croyance à la magie. Or c’est le fait pour ses membres d’être liés par un genos qui prime sur le reste et que partagent le clan ou la tribu, du fait qu’ils se revendiquent d’un ancêtre commun. La famille est le lieu des attachements indéfectibles comme des haines les plus furieuses, et ne connaît que la loi du ventre. En sorte qu’avant la naissance de la cité-État et de la justice politique, il existait une justice archaïque, fondée sur la vengeance, que la rareté des documents historiques laisse dans l’ombre, mais qu’une tragédie comme l’Orestie fait entrevoir.

C’est la fin d’un monde qu’Eschyle évoque, avec la venue d’Athéna. Parce qu’elle n’a pas eu de mère et qu’elle n’est pas soumise à la loi du ventre, celle-ci pouvait donner des lois à la démocratie athénienne et instaurer l’Aéropage comme tribunal unique capable de régler les discordes et d’enrayer l’engrenage sans fin des représailles familiales qui épuise les cités et les met à terme en péril. Pour autant, Athéna ne chasse pas les Érinyes de la cité, qui s’abattent fatalement sur l’impuni ; elle détourne bien plutôt leurs forces à son profit, en échange d’un meilleur tribut : « cette violence qui est la vôtre, mettez-la à mon service, et votre récompense, votre satisfaction, en sera plus grande [4] ». Ainsi placées sous l’autorité de la loi (nomos), les déesses vengeresses peuvent perdre leur nom de « redoutables » (Érinyes) et prendre celui de « bienveillantes » (Euménides) ; par la suite, la justice rationnelle, parfaitement ajustée aux dimensions de la cité, peut se donner la balance comme symbole de son équité, elle ne fera que mettre dans l’ombre cette violence originaire qu’elle contient mais ne supprime pas. Aristote lui-même eut beau évacuer de son discours sur la justice politique le fond de muthos dont elle procède, il n’a pu que taire ce qu’il nous révélait, à savoir que si la justice n’est plus relative à la famille, c’est qu’elle est désormais relative à la cité dont elle assure la clôture : la protéger, la préserver des luttes intestines qui pourraient la ravager et, dès lors, transformer par le nomos la violence illégale (destructrice) en violence légale (bienfaitrice). C’est dire qu’elle ne vise aucunement la justice, mais la paix sociale qui permet à la cité de prospérer. De ce point de vue, il importe peu que le régime fût démocratique ou aristocratique, qu’il fût d’Athènes ou de Sparte. L’une et l’autre étaient des sociétés closes. Et si la cité-État s’est instituée contre la famille, loin d’en être issue, sa naissance garde enfouie en elle une vérité sur laquelle la philosophie s’est accordée tacitement et qu’il a appartenu à la tragédie de dévoiler. Si nous lisions l’Antigone de Sophocle avec des yeux frais, oubliant les versions modernes qui lui firent suite, nous ne verrions pas plus et pas autre chose que le conflit tragique qui jetait la cité et la famille l’une contre l’autre, le droit écrit des vivants et le droit non écrit des morts. De justice absolue, il n’en était jamais question.

Pour Bergson, la société close se protège de ses ennemis intérieurs (droit), dans le but de se tenir prête quand il lui faudra affronter ses ennemis extérieurs (guerre).

C’est alors une lecture très superficielle de Bergson qu’a dû pratiquer Popper, quand il mit sans scrupule au bénéfice de l’ouverture « l’impérialisme démocratique et universaliste d’Athènes symbolisé par la marine, les remparts et le commerce », qu’il y mit aussi son « authentique patriotisme [5] ». En effet, pour Bergson, la société close se protège de ses ennemis intérieurs (droit), dans le but de se tenir prête quand il lui faudra affronter ses ennemis extérieurs (guerre). Elle peut l’ignorer, mais telle est la raison dernière de la société close que d’arracher ses fils à leur mère, de les donner à la patrie qui, un jour peut-être, les lui rendra dans un cercueil : dulce et decorum est pro patria mori [6]. La justice archaïque et la justice politique sont donc bien identiques en leur essence : soutenir la guerre, guerre intestine (polemos) pour l’une, guerre entre cités ou nations (stasis) pour l’autre. Et telle est la conclusion surprenante à laquelle est conduit Bergson : quoiqu’elle ne se l’avoue pas, la justice (relative) ne sert en temps de paix qu’à préparer la guerre à faire ou à légitimer la guerre qui a été faite. En faisant taire les passions et en régulant les violences inter- ou intra-familiales, elle ne veut pas la justice ; elle veut l’ordre et la paix des citoyens qu’elle « discipline devant l’ennemi », dans l’éventualité qu’un jour ils se confrontent à lui. Une telle justice aura beau s’appliquer à un nombre croissant d’individus, tant qu’elle continuera d’exclure, elle n’obéira qu’à la société close. La clôture peut ne pas toujours apparaître ; elle est bien là, qui se révèle une fois la guerre déclarée. Car l’inversion démoniaque de toutes les valeurs qui s’y opère alors est si soudaine et si fluide qu’il est difficile de ne pas soupçonner, comme le fait Bergson, une connivence inquiétante entre le droit auquel s’astreint une société et la guerre qu’elle peut faire aux autres, parfois dans le même temps. C’est cela que scelle le concept de société close.

Une disposition de la personne

Ce n’était pas assez d’avoir sorti la démocratie athénienne tout armée de la tête de ses citoyens. L’autre légèreté de Popper fut de croire qu’il fallait que s’effondrât la société close pour qu’advienne la société ouverte. Bergson n’a pas l’angélisme de Popper, ni son indulgence envers les « fausses démocraties » que furent « les cités antiques, bâties sur l’esclavage ».

Si la conception démocratique, la vraie, est bien « la plus éloignée de la nature, la seule qui transcende, en intention du moins, les conditions de la “société close” », « il va sans dire, précise-t-il plus loin, qu’il faut y voir simplement un idéal, ou plutôt une direction où acheminer l’humanité [7] » – et qu’on n’échappe pas si aisément au naturel. L’attitude d’ouverture qu’une émotion peut susciter n’est ensuite qu’un effort dans la nature pour en remonter le cours ; elle est une trouée opérée dans la société close, ainsi entrouverte, qu’à défaut de formuler avec précision, on entoure d’interdits, en empêchant que ne se referme la plaie qui lui fut faite : « tu ne tueras point » – absolument. Bergson ne s’est nullement donné pour mission de convertir les consciences. Il lui suffit que la Déclaration universelle des droits de l’homme garde la trace de son origine évangélique. Il n’entend pas davantage résorber la démocratie dans une intuition mystique ; il rappelle seulement qu’elle en provient, et que le « vague » de la devise républicaine en est l’attestation et non l’occultation. La bourgeoisie a-t-elle d’ailleurs voulu lui conférer un contenu plus précis et positif ? Elle ne manqua pas alors de l’infléchir dans le sens de ses intérêts particuliers et d’affermir son pouvoir en se drapant du prestige qu’elle en recevait. Mais encore avait-il fallu, pour qu’elle en bénéficiât, détourner un crédit qui était censé profiter à tous. Bergson ne contredirait donc pas Marx si celui-ci avait pu concéder qu’une percée eut bel et bien lieu et que la Révolution française n’était pas d’abord la révolution bourgeoise qu’elle a finie par être. Car pour se clore et se clore de nouveau, il faut que la société s’ouvre et s’ouvre encore, guidée à chacune de ses reprises par quelques hommes privilégiés qui lui indiquent la direction et l’appellent à s’élever à un niveau d’exigence auquel on ne se maintient que par l’effort. C’est pour cela que l’émotion qu’ils provoquent, chez celui qui aspire à plus de justice, ne dure qu’un temps et que l’élan faiblit fatalement. Celui-ci nous retombe toujours dessus comme une grosse fatigue. Nous soufflons en nous appuyant sur nos jambes, nous nous félicitons du trajet accompli, puis nous nous disons – sinon d’autres (se) le disent pour nous – que le moment est venu de tirer parti, ou même de faire un parti, de ce qui nous a tant coûté. Et quand le mouvement s’arrête, nécessairement il se recourbe sur nous, nos proches et nos semblables, avec lesquels nous recomposons une totalité – de classe, de race, de nation ou d’Église (du moins visible) – qui met implicitement l’autre de l’autre côté de la clôture.

Si ouverture il y a, elle est donc plus radicale et doit renoncer à l’ancien modèle qui procédait par élargissement de la cellule familiale : clan, tribu, cité, empire,  etc. Car une société aura beau s’approcher de l’Humanité par progrès insensibles, à l’aide d’une « ingénierie sociale » ajustant au « coup par coup [8] » ses institutions à ses fins les plus éloignées, elle n’y parviendra jamais. La raison en est simple. Si, dans la perspective du clos, il n’est pas nécessaire non plus d’en passer par une redéfinition de ses frontières, qui peuvent rester modestes, c’est qu’il s’agit surtout d’élargir peu à peu les liens entre ses membres. Car une nouvelle société ne peut former une unité stable qu’en coagulant autour d’elle les sentiments d’appartenance qui lui préexistent. Et si elle ne tend à détacher ceux-ci de leur ancien objet qu’avec mesure et prudence, sans la violence des premières confrontations, c’est qu’elle sait d’expérience que le lien se relâche à trop se rendre abstrait et qu’il lui sera plus utile si elle ménage sa vitalité. Il faut pourtant douter que Sénèque fut, au même niveau de concrétude, un citoyen du monde et un patricien romain richissime. Et on ne voit pas comment le sentiment profond de fraternité ait pu être obtenu en étirant en longueur le segment court qui unit frères et sœurs d’une même famille. Comme l’élastique, celui-ci a ses limites et quand il atteint son point d’amincissement extrême, il rompt. Tout au plus, comme ironise le Starets des Frères Karamazov, l’individu qui s’efforcerait « d’aimer son prochain avec une ardeur incessante », au point de rompre avec ses premiers attachements, ne brûlerait « d’amour pour l’humanité en général » qu’à proportion de sa détestation « des gens en particulier [9] ».

L’ouverture est avant tout une attitude, une disposition de corps et d’esprit par laquelle une personne ne s’inscrit dans une totalité qu’en la dé-totalisant.

Il s’agit donc moins d’élargir les liens que de les resserrer, mais en sens contraire, depuis l’ouverture, justement. Celle-ci est tout autre chose. Elle est avant tout une attitude, une disposition de corps et d’esprit par laquelle une personne ne s’inscrit dans une totalité qu’en la dé-totalisant, qu’en en faisant une « totalité détotalisée [10] ». Et c’est en fonction d’une telle disposition, qui est du ressort de ses membres, qu’une société peut être dite plus ou moins ouverte. Quelle est-elle donc ? Quand, saisis par le doute, certains socialistes ne savent plus très bien ce qu’est la gauche, ni même où est la leur, il leur arrive de se remémorer la définition simple qu’en proposait Deleuze, qui n’y voyait qu’une affaire « d’adresse postale ». Ce n’est plus « partir de soi… la rue où on est, la ville, le pays, les autres pays, de plus en plus loin » et se dire : « les Chinois, ils sont loin mais comment faire pour que l’Europe dure encore, etc. ». Non, « être de gauche, poursuit-il, c’est l’inverse. C’est percevoir… On dit que les Japonais ne perçoivent pas comme nous. Ils perçoivent d’abord le pourtour. Alors, ils diraient: le monde, l’Europe, la France, la rue de Bizerte, moi. C’est un phénomène de perception. On perçoit d’abord l’horizon. On perçoit à l’horizon [11] ».

Deleuze s’approche bien de ce qu’est l’ouverture, même s’il manque d’y parvenir tout à fait, pour deux raisons qui montrent les limites d’une ouverture dans l’immanence. L’exemple bancal qui lui sert à l’illustrer indique la première, puisque le Japon, terre sans transcendance, où le christianisme n’a pas pénétré, est une nation fortement militarisée, économiquement agressive. Si son regard est bien toujours tourné à l’extérieur, c’est en un sens pour prendre à l’Occident ses produits et les lui revendre plus tard en mieux. Un jour, un ami japonais tempéra mon admiration pour son pays par ce trait plein d’humour : « C’est vrai, nos fenêtres sont grandes ouvertes sur le monde, mais remarquez que nos portes restent sagement fermées. » La seconde raison rejoint la première. Par tous nos moyens télé (en grec : « à distance »), notre perception porte de plus en plus loin. Branchée sur les vitesses inouïes d’Internet, elle traverse l’immanence en un éclair et oriente autrement notre regard, qui en effet ne revient à soi que depuis l’horizon. Mais ce n’est jamais que l’œil. Où sont nos larmes pour pleurer Alep ou Mossoul ? À quoi bon nous faire les contemporains des événements qui nous viennent des quatre coins du monde si, infirmes de n’être pas infirmes, nos âmes sont fermées à ce qu’elles voient. Il n’en fallait pas tant jadis à Bernard Lazare, par qui l’affaire Dreyfus avait éclaté, pour que son cœur batte « à tous les échos du monde ». Bondissant sur « les six, huit, sur les douze pages » d’un journal à peine entrevu, « d’un seul regard comme la foudre », il « saisissait une ligne », où « dans cette ligne il y avait le mot “Juif” ». C’est ainsi que son cœur, dévoré « du feu de son peuple », saignait partout « où le Juif est persécuté, c’est-à-dire en un sens partout [12] ». Deleuze a raison de dire que ce n’est pas une question de « belle âme » – non parce que c’est moins, mais parce que c’est bien plus. S’il faut donc des yeux pour s’ouvrir, ils doivent être ceux du cœur, qui suppose une conversion de tout notre être, un retournement qui fasse que l’ailleurs soit désormais notre ici, et qu’ainsi « les problèmes du tiers-monde [soient] plus proches que les problèmes de notre quartier ». Bernard Lazare se disait athée, Sartre aussi, mais aucun des deux ne s’effrayait à l’idée de transcendance. Sans elle, aucun bond n’est possible.

Rome et la Judée

Était-il besoin de remonter si loin pour se demander si l’Europe était ouverte ou close ? Probablement. Aujourd’hui, notre présent est tellement embarrassé, que même le journaliste le plus journalier ne me semble plus rien entendre aux nouvelles qu’il nous rapporte, s’il ne recueille dans la mémoire des humanités passées un peu de quoi éclairer l’avenir dans lequel nous marchons, ne fût-ce que pour préciser ­l’ouverture que cet avenir requiert, s’il veut bel et bien être à venir et non une répétition du passé.

En effet, si le clos et l’ouvert renvoient chez Bergson à des attitudes vitales opposées, celles-ci n’ont pu se développer que dans le cadre de cultures déterminées. Et il n’est pas meilleure histoire que celle de la justice pour faire sentir le saut brusque et la grande rupture qu’opéra le judéo-christianisme, en introduisant une justice absolue que l’antiquité gréco-latine ne connaissait pas et qu’elle ne pouvait qu’à peine anticiper – et qui, pour la première fois, ouvrait l’homme à l’homme par-delà les nations. « Il y a loin de ces équilibres mécaniquement atteints, toujours provisoires comme celui de la balance aux mains de la justice antique, à une justice telle que la nôtre, celle des “droits de l’homme”, qui n’évoque plus des idées de relation ou de mesure, mais au contraire d’incommensurabilité et d’absolu [13]. » Un abîme les sépare en effet, mais cette justice absolue ne renversa pas pour autant l’ordre exigé par les sociétés closes. Comme le christianisme, qui a dû se couler dans le vase de l’empire romain, la justice absolue ne put se réaliser que lentement et en épousant la forme du nomos ou de la lex.

Tel est le double héritage de l’Europe, qui requiert d’articuler le clos et l’ouvert. En sorte que penser nos organisations économiques, sociales et politiques à partir du modèle de la « société ouverte » ne doit pas servir une fois de plus, une fois de trop, à choisir Athènes ou Jérusalem, ou comme le dit Nietzsche, Rome ou la Judée ; et moins encore à choisir, comme le fait Popper de façon si étroite, Athènes ou Sparte. Penser l’ouverture ne doit nullement servir à dresser les uns contre les autres, pas plus qu’à supprimer le clos, qui est inévitable. De la confluence de ses sources, gréco-latines d’un côté et judéo-chrétiennes de l’autre, découle l’idée d’Europe. La construire suppose donc de garder à l’esprit cet arrière-plan historique, avec la richesse de ses cultures, puisqu’au fond il s’agit de les penser ensemble, de chercher à les unir par et dans leur distinction : Athènes et Jérusalem ; Rome et la Judée.

Pour autant qu’elle renouvelait l’ancien rêve d’unité, la future Union européenne a commencé à se (re)former le jour où les nations, qui s’étaient déchirées en son sein, comprirent qu’elles avaient versé le même sang et que, par les deux guerres mondiales qui les avaient ravagées, c’étaient elles-mêmes qu’elles blessaient, c’était l’Europe qu’elles poussaient au suicide. Ce fut en 1945 la création de l’Organisation des Nations unies et de son organe principal, la Cour internationale de Justice. Ce fut, pour promouvoir la paix internationale, la création de l’Unesco en 1946, qui s’inscrivait dans la continuité de la Commission internationale de coopération intellectuelle, dont Bergson avait été le premier président (1922-1925). Ce fut surtout le projet de pax europaea qui réunit, en 1950, Robert Schuman, Konrad Adenauer et Alcide de Gasperi, suite à quoi vinrent la Communauté européenne du charbon et de l’acier (1952), le Traité de Rome (1957), l’Union douanière (1968), enfin l’Union européenne (1993).

Il y a peu de doute qu’à l’origine, il y eut une ouverture radicale, un sursum corda, qui avait permis à quelques-uns de continuer à croire possible ce que la plupart, devant les échecs répétés de la Société des Nations (Sdn, 1920), s’étaient résignés à tenir pour définitivement impossible : « faire passer l’esprit évangélique dans les rapports entre nations [14] ». Remarquons d’ailleurs que le débat qui s’est disputé par la suite autour des racines chrétiennes de l’Europe est bien mal posé. Non qu’il ne faille douter de la foi chrétienne qui animait ses pères fondateurs – Maurice Schumann, l’un des successeurs de Robert Schuman au ministère des Affaires étrangères (1969-1973), reconnaissait même l’inspiration bergsonienne de son action[15] –, mais c’est justement leur foi qui avait arraché l’Europe à la terre, avec tous ses racinements, comme eût pu dire Péguy. Et c’est peut-être l’absence de foi qui invite un peu trop à y revenir certains autres, moins préoccupés à se nourrir de leur sève qu’à se rattacher par leur truchement à un territoire dont ils veulent réaffirmer les frontières.

C’est que l’ouverture est tout le contraire de la revendication politique d’une terre, à conquérir ou à reconquérir, à conserver ou à élargir. Elle touche au sentiment qui anima ses acteurs et les affecta de transcendance. Elle fut pour l’Europe un bouleversement si profond que rien n’a pu être modifié, en apparence, de l’organisation économique, sociale et politique des nations sur lesquelles les instances nouvellement créées, comme la Cour européenne des droits de l’homme (1959), ne devaient exercer ­d’influence qu’à distance. Le sens d’une telle ouverture a pu et peut encore échapper à la conscience de la plupart, qui ne veulent donner crédit qu’à la seule Raison, mais il aura néanmoins fallu pour qu’elle s’ouvrît que le prophète passât et que le christianisme ait été (l’allemand dit : est été). Il l’aura fallu, y compris pour s’ouvrir à la Raison elle-même – non pas abstraitement, comme pour un stoïcien de la Rome antique, mais passionnément : « L’ordre est une règle alors que la justice est une passion [16]. » C’est cette passion qui brise momentanément le cercle, à chaque fois qu’une société s’endort sur les injustices qu’elle commet, et qui fera que la justice sera toujours plus que l’appareil de droit qui la traduit, plus ou moins rationnellement, à un moment de son histoire. Là a été signifié un absolu qui n’était d’abord que folie au regard de la sagesse des nations. Il n’annulait pas celles-ci, mais il devait empêcher qu’elles se refermassent dans l’immobilité de ses formes institutionnelles, qu’il permettait de remettre en question à intervalles réguliers. Cela l’est encore. Et c’est l’apport irréductible de la Judée.

L’histoire de la construction européenne a oscillé entre deux visions opposées d’elle-même, entre une alliance des nations et un système de confédération et de fédération dont le but est d’instaurer à terme une entité supranationale. Mais oublier l’ouverture dont procèdent ces vues contraires occulterait le rapport quasi dialectique que ces deux options ont d’abord entretenu entre elles, l’une s’opposant du seul fait qu’on posait l’autre. Après 1945, les pays étaient exsangues et la fierté nationale, blessée, honteuse, y était trop émoussée pour qu’une alliance des nations fût concevable. La seconde conception devait l’emporter, quoiqu’elle manquât de trouver en celles-ci l’unité forte dont elle avait besoin pour se stabiliser. C’est plutôt en s’affirmant elle-même qu’elle devait générer la division contre elle, et produire, sinon raviver, le sentiment national par sa négation même. L’effet en fut le retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958 dont les convictions souverainistes permirent d’imposer en 1962 une politique agricole commune et de contrebalancer avec succès les excès d’une communauté européenne acquise aux lois du marché. L’Europe fédérale niée en tant qu’unité factice et empruntée (États-Unis d’Europe) ne put dès lors se réaffirmer qu’en niant à son tour les unités nationales, qu’elle avait renforcées malgré elle et qui résistaient désormais à leur intégration. Et elle les nia en favorisant à partir des années 1970 leur désagrégation en régions sur lesquelles elle-même trouvait des attaches solides et concrètes en échange de son soutien politique et économique. (Et le bon service qu’Emmanuel Todd pourrait nous rendre serait de souligner la plus forte dépendance des régionalismes aux structures familiales qui les sous-tendent.)

Par sa forme juridique et économique, l’Europe est déjà paix armée et discipline devant l’ennemi.

D’où vient alors aujourd’hui notre inquiétude ? C’est que nous ne croyons pas que la négativité soit productrice par elle seule. Et la dialectique que nous avons esquissée semble perdre de sa fécondité à mesure qu’elle s’éloigne de l’ouverture initiale qui en réglait secrètement le jeu. Encore une fois, la fin de l’Europe a été posée d’abord, après-guerre et immédiatement, avant même que n’aient été créées les médiations capables de surmonter les obstacles à sa réalisation. Or, en se coupant de son origine, en l’ouverture de laquelle il eût été requis de se replacer de loin en loin, l’Europe ne peut finir qu’acculée à une fausse alternative, dans une opposition stérile, placée entre deux options de clôture où chacun des termes, privé de l’autre, ne poursuit plus que ses intérêts particuliers : d’un côté, le retour du nationalisme, simple négation de la négation, produite par la misère des peuples que tente le repli identitaire ; de l’autre côté, une Europe libérale qui, réussirait-elle à fondre les nations les unes dans les autres, n’en sera pas moins close, mais davantage, car son opération d’addition ne vise plus qu’à la multiplication de puissance. D’ores et déjà, par le reversement de souveraineté dont elle bénéficie, elle commence d’exclure ; en sorte que sans qu’elle soit encore une puissance militaire, par sa forme juridique et économique, elle est déjà paix armée et discipline devant l’ennemi.

Il ne faudrait pas que le « non » à la guerre (militaire), duquel le projet européen était sorti, ne soit en effet plus que l’envers d’un « oui » à la guerre (économique) contre le reste du monde, et que ce projet ne réunisse les vieilles nations qu’en vue de les préparer face aux menaces qui lui viendraient du dehors : l’Amérique et la Chine et leurs milliards de capitaux, les pays du tiers-monde et leurs milliards d’hommes. Assurément, c’est à une puissance du même ordre, et plus grande encore que celle qui faisait la gloire des anciens empires, vers quoi incline l’Union européenne depuis que le traité de Maastricht (1991) en a posé les nouveaux fondements et les a précisés en des termes positifs: une union économique et monétaire, une politique de défense commune et l’établissement d’un marché unique. Il ne faut pas s’étonner que nombre d’Européens parmi les plus convaincus, comme Maurice Schumann, s’y soient opposés. L’ouverture n’était-elle pas en train de se refermer ? Parler d’ouverture… au libre-marché ne fait que jouer sur les mots : c’est le sens même de la clôture selon Bergson. Aujourd’hui, et aussi longtemps qu’elle impose aux gouvernements nationaux une politique de l’austérité (à l’intérieur), pour qu’ils respectent un Pacte de stabilité et de croissance qui les rende plus forts et plus unis face à un marché mondial de plus en plus déréglementé (à l’extérieur), il ne faut pas dire que l’Europe est une société ouverte. Et il ne faut plus la croire quand elle le dit. Par l’inévitable infléchissement qui la porte à défendre ses intérêts particuliers, elle est redevenue une société close et, pourquoi pas, guerrière : une guerre économique que se font les riches – toujours ruinés et jamais pauvres –, que ne perdent que les plus pauvres et dont la nature outragée qu’elle s’offre en théâtre de ses conflits sortira dévastée, mais seule victorieuse.

C’est bien une illusion d’optique et un contresens sur le mot d’« ouverture » que d’imaginer qu’une société est plus ouverte parce qu’elle est plus grande ou plus unie. Les empires en firent autant. Et il est difficile de ne pas entendre l’amère nostalgie dans certains accents qu’adopte Popper quand il évoque l’empire athénien et incrimine ceux qui en ont été les ennemis déclarés (« et ses ennemis » occupant plus des trois quarts du livre !), – comme s’il gardait en mémoire, parallèlement et de façon sourde, l’éclat de l’empire britannique au temps de son apogée, lui aussi maritime et colonial, lui aussi militaire et commercial. Ce n’est pas ainsi qu’une société est ouverte. Elle peut rester modeste par ses dimensions, qui la rendent dérisoire ; elle n’en est pas moins ouverte si elle s’ouvre aux autres qui l’ignorent peut-être, quitte à crever l’horizon et à passer par Dieu pour rejoindre l’humanité elle-même, se rejoindre soi-même depuis les confins du monde, et n’exclure personne.

 

[1] -  Henri Bergson, les Deux Sources de la morale et de la religion [1932], éd. de Frédéric Worms, Paris, Puf, 2008, p. 68.

 

[2] -  Karl Popper, la Société ouverte et ses ennemis [1945], trad. par Jacqueline Bernard et Philippe Monod, Paris, Seuil, 1979, vol. i, p. 167.

 

[3] -  Ibid., p. 145.

 

[4] -  Eschyle, les Euménides, dans l’Orestie, trad. par Daniel Loayza, Paris, Flammarion, 2001, v. 700, p. 232.

 

[5] -  K. Popper, la Société ouverte, op. cit., p. 150 et 153.

 

[6] - Horace, Odes, iii, 2, 13.

 

[7] -  H. Bergson, les Deux Sources, op. cit., p. 299 et 301.

 

[8] - K. Popper, la Société ouverte, op. cit., p. 28.

 

[9] - Fédor Dostoïevski, les Frères Karamazov, Paris, Gallimard, coll. «  Bibliothèque de la Pléiade  », 1952, tome ii, chap. 4, p. 58-59.

 

[10] -  Jean-Paul Sartre, Cahiers pour une morale, Paris, Gallimard, 1983, p.29.

 

[11] -  Gilles Deleuze, « G comme Gauche » dans l’Abécédaire, Dvd 2, Éditions Montparnasse.

 

[12] -  Charles Péguy, Notre jeunesse, dans Œuvres en prose complètes iii, éd. Robert Burac, Paris, -Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, p. 64.

 

[13] -  H. Bergson, les Deux Sources, op. cit., p. 69.

 

[14] -  H. Bergson, Mélanges, Paris, Puf, 1975, p. 1566.

 

[15] -  Maurice Schumann, Bergson ou le retour de Dieu, Paris, Flammarion, 1995.

 

[16] -  Julien Benda, la Trahison des clercs [1927], Paris, Grasset, coll. « Les cahiers rouges », 2003, p. 57.

 

Camille Riquier

Camille Riquier, agrégé et docteur en philosophie, est maître de conférence et doyen de la Faculté de philosophie à l’Institut catholique de Paris. Il est notamment l'auteur de Nous ne savons plus croire (Desclée de Brouwer, 2020). 

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