
Les Iraniens et la religion
Dans une société régie par les lois islamiques et gouvernée par un régime qui se qualifie d’islamique, on peut s’attendre à ce que la religion soit la principale source de valeurs morales. Or, comme notre enquête qualitative de terrain à Téhéran le montre, la religiosité des jeunes a baissé ces vingt dernières années. D’autres encore rompent avec la religion musulmane et se convertissent au christianisme ou au zoroastrisme, en dépit des risques encourus.
La religion est une des principales sources d’éthique. Et les sociétés sans éthique ne possèdent pas de sécurité morale. Par conséquent, les dirigeants et les populations de chaque société doivent avoir pour premier objectif l’instauration d’une morale civile à travers de l’éducation : « Constituer l’être social en chacun de nous, telle est la fin de l’éducation. Sans la civilisation, l’homme ne serait qu’un animal1. » Mais il y a toujours des ruptures entre les générations. Ainsi, certains jeunes sont considérés par le gouvernement actuel de l’Iran comme déviants par rapport à la société, au sens de Howard Becker : « Quand un individu est supposé avoir transgressé une norme en vigueur, il peut se faire qu’il soit perçu comme un type particulier d’individu, auquel on ne peut faire confiance pour vivre selon les normes sur lesquelles s’accord le groupe. Cet individu est considéré comme étranger au groupe2. »
Depuis la révolution de 1979, la plupart des postes-clés du système est dans les mains du clergé. Les médias de masse, avec leurs émissions à caractère religieux et révolutionnaire, les écoles, avec leurs programmes et leurs manuels scolaire, les prières de vendredi dans les villages comme dans les grandes villes, le calendrier, avec le mois de ramadan et les deux mois de deuil pour troisième imam chiite, en plus des versets du Coran, des phrases du Prophète, des imams chiites et du Guide de la Révolution portés sur les murs et les tableaux : tous ces éléments montrent l’importance massive de la présence du clergés et de la religion dans l’espace public et privé des Iraniens3. Malgré de cette présence massive, il convient de se demander pourquoi certains jeunes Iraniens accordent moins d’importance à la religion ou se convertissent.
Nous avons mené une enquête qualitative auprès des jeunes et de leur famille4. Les questions posées ont été presque toujours les mêmes, leur demandant leur avis sur la science, les enseignants, la culture véhiculée à l’école, la relation avec les parents, la place de l’enfant, la culture familiale, la politique, la culture de la société, la religion, l’art, l’Occident et leurs activités de loisirs.
L’analyse des entretiens fournit les résultats suivants quant au rapport à la religion :
Pourquoi cette baisse de la religiosité ? D’après les réponses des jeunes, des parents et des femmes, nous avons perçu les éléments suivants : l’inefficacité des idées et des lois islamiques à l’âge de la communication, une contradiction entre les paroles et les pratiques de certains dirigeants cléricaux, l’inutilité de la religion quand il y a la science, la violence de certains musulmans, les menaces pour la culture, les inégalités sociales, la propagande islamique, l’expatriation des enfants de certains dirigeants à l’étranger (surtout en Amérique), la liberté dans le christianisme, l’importance occultée du zoroastrisme. Certaines jeunes femmes ont ajouté à ces raisons de protester contre les valeurs du régime l’obligation de porter une certaine tenue vestimentaire.
Les jeunes Iraniens possèdent un capital culturel différent de celui de leurs parents, qui ont été façonné par le système éducatif et les médias iraniens. Ils ont une représentation différente des institutions de la République islamique. En effet, d’une part, de plus en plus de jeunes bénéficient d’une éducation informelle qui donnent accès à des sources d’information et de connaissance non officielles. Ainsi, ils prennent leurs distances avec la religion et le clergé au profit d’une position plus laïque ou, pour certains, se convertissent au christianisme et au zoroastrisme.
- 1. Émile Durkheim, Éducation et sociologie [1922], édition et présentation de Nicolas Sembel, Paris, Presses universitaires de France, 2022.
- 2. Howard S. Becker, Outsiders. Études de sociologie de la déviance [1963], trad. par Jean-Pierre Briand et Jean-Michel Chapoulie, Paris, Métailié, 2020.
- 3. Voir Morteza Monadi, « La crise d’identité des jeunes Iraniens, futurs acteurs sociaux », dans Bernard Hourcade (sous la dir. de), Iran. Questions et connaissances. Actes du IVe congrès européen des études iraniennes, organisé par la Societas Iranologica Europaea, Paris, 6-10 septembre 1999, vol. III : Cultures et sociétés contemporaines, Louvain et Paris, Peeters/Association pour l’avancement des études iraniennes, coll. « Studia Iranica », cahier n° 27, 2003, p. 281-290.
- 4. Nous avons d’abord interviewé une centaine de jeunes de 18 à 28 ans entre 1997 et 2000. Puis, entre 2001 et 2002, nous avons interviewé quarante-six filles et trente-huit garçons âgés de 16 à 19 ans dans quatre lycées publics, dont deux au nord de Téhéran dans un quartier aisé et deux au sud dans un quartier défavorisé. Ensuite, nous avons interviewé quarante-quatre familles entre 2001 et 2004. Et, entre 2003 et 2004, nous avons interviewé seize parents et leurs jeunes enfants dans un quartier situé au centre de la ville de Téhéran. Enfin, une enquête auprès de trente-cinq femmes mariés et mères de famille, avec ou sans emploi, entre 2008 et 2014, et de nouveau une recherche auprès de quinze jeunes filles et garçons de 20 à 30 ans en 2018.