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Femme, Vie, Liberté (Zan, Zendegi, Azadi) · Crédits : Standardwhale, nov. 2022, via Wikimédia
Femme, Vie, Liberté (Zan, Zendegi, Azadi) · Crédits : Standardwhale, nov. 2022, via Wikimédia
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La génération « Femme, vie, liberté »

Depuis le second mandat contesté d’Ahmadinejad en 2009, la République islamique a mis en œuvre un projet de domination totale sur la société iranienne, via la démographie, l’économie, la culture et la politique. C’était sans compter sur l’émergence d’une nouvelle génération, porteuse d’un rapport au monde différent de ses aînés, et prête à s’opposer frontalement à la domination du régime.

En juin 2009, la réélection frauduleuse de Mahmoud Ahmadinejad, le candidat du Guide suprême Ali Khamenei à la présidence de la République, pousse de jeunes hommes et femmes sécularisés à descendre dans la rue pour demander : « Où est mon vote ? » Ce mouvement de protestation, le Mouvement vert, a été très violemment réprimé, mais il a provoqué une crise de légitimité du régime. C’est à la suite de ce mouvement que le processus de radicalisation de la République islamique a commencé. Le Guide suprême ainsi qu’Ahmadinejad avaient parfaitement compris l’hostilité et le potentiel de mobilisation de ces manifestants. Ils ont donc décidé de mettre en place un projet de domination globale, ce que je qualifie d’« ingénierie sociale totale », non plus pour gagner l’adhésion de la population, mais pour la tenir suffisamment et aligner méthodiquement les générations à venir.

Un projet de domination totale

Ce projet de domination, planifié et structuré, conçu par Ahmadinejad puis adopté par le Guide suprême, comprend quatre dimensions principales. D’abord, il y a une dimension démographique en raison de la sécularisation des relations au sein de l’espace familial après la révolution de 1979, suite à la baisse de la fécondité des femmes. Ce contrôle de leur corps par les femmes est contemporain de l’établissement de relations démocratiques au sein de la famille : dialogue égalitaire au sein du couple et entre les parents et les enfants. D’où l’adoption par le régime d’une politique « populationniste » : il s’agit de pousser les Iraniennes à faire de plus en plus d’enfants pour atteindre une population de 150 millions d’habitants dans un avenir proche. Par cette mesure de dé-sécularisation, l’État tente de reprendre la maîtrise de la fécondité des femmes avec l’imposition de règles, notamment concernant la planification familiale et l’accès gratuit aux moyens de contraception, qui ont été totalement arrêtés à partir de 2012.

Ensuite, il y a une dimension économique : la réforme des subventions pour redistribuer la rente pétrolière aux Iraniens. Elle reprend un projet de la Banque mondiale visant à faire des économies sur les dépenses en énergie, mais Ahmadinejad l’a subvertie : au lieu de la cibler sur une petite partie de la population comme c’était proposé, il l’étend à l’ensemble de la population, sous condition d’acceptation du dossier par le régime. L’idée est de se donner des moyens de convertir les citoyens en sujets assistés, en instaurant un lien direct entre les citoyens et l’État sous la forme d’un versement d’argent.

Ce projet a encore une dimension culturelle : il impose des règles et des mesures de plus en plus restrictives sur le port du voile, pour instaurer un ordre moral islamique, et il engage une refonte complète du système éducatif, des programmes et des manuels scolaires pour favoriser l’endoctrinement de la jeunesse, jusqu’à l’islamisation des universités, en particulier des sciences humaines et sociales. Cette révolution culturelle cherchait à priver les étudiants de tout esprit critique pour en faire des sujets obéissants, qui s’accommodent des règles de l’État.

Enfin, ce projet possède une dimension politique avec l’écriture, dans un contexte où il n’y a pas de guerre, d’une nouvelle identité nationale. Ahmadinejad insistait surtout sur « l’iranité » de l’identité nationale, mais le Guide suprême a plutôt recommandé à ses cellules de réflexion de travailler à concevoir un nouvel imaginaire politique islamique. Le Guide suprême considère que l’identité nationale est constituée par les trois composantes iranienne, islamique et révolutionnaire. Face aux mouvements de protestation de 2017, 2018 et 2019, quand les Bassidji (miliciens civils) et les Pasdaran (les gardiens de la révolution) ont commencé à tuer des citoyens iraniens, Ali Khamenei a, à plusieurs reprises, affirmé que ces gens-là n’étaient pas iraniens parce qu’ils n’étaient ni islamiques, ni révolutionnaires. Comme ils ne correspondaient pas à la définition qu’il avait proposée, il était légitime de les considérer comme des ennemis et de les tuer…

Répression totale

Ces mesures ont été rapidement mises en œuvre au cours du second mandat d’Ahmadinejad (2009-2013), après que le régime a violemment réprimé le mouvement protestataire, le Mouvement vert, de juin 2009. Ce dernier a continué de manière plus éparse par la suite. Ce n’est qu’en février 2011 que Mehdi Karoubi et Mir Hossein Moussavi, les deux rivaux malheureux d’Ahmadinejad lors de l’élection de 2009, sont placés en résidence surveillée, parce qu’ils avaient appelé à manifester en soutien à la révolution en Égypte – comme la date de cette révolution, le 11 février 2011, coïncide avec l’anniversaire de la République islamique, ils espéraient ainsi sans doute faire renaître le Mouvement vert. Cette politique de répression totale a empêché toute dissidence en Iran de s’exprimer, de sorte qu’à partir de 2011-2012, et même après l’élection de Hassan Rohani en 2013, les élites politiques et culturelles ont dû se soumettre aux normes imposées par l’État théocratique, sous peine de ne pas pouvoir poursuivre leur carrière professionnelle, entraînant l’incertitude et l’incapacité de la société civile, qui a sombré dans un conformisme inquiétant.

La République islamique, en particulier le Guide suprême, pouvait ainsi s’enorgueillir de son succès à prendre le contrôle de la société iranienne. N’oublions pas que le Guide suprême et Ahmadinejad se séparent en avril 2011 : le premier ne pouvant pas critiquer ouvertement le second au cours de son mandat pour ne pas se dédire, il a créé le Centre pour le modèle islamique iranien, un laboratoire d’idées auquel il confie la charge d’élaborer une feuille de route stratégique pour la politique islamique des cinq prochaines décennies. De ce fait, il n’existe plus à partir de cette date de factions réformiste et conservatrice : seul le Guide suprême préside à la destinée de la nation.

Dans ce contexte d’oppression totale, à partir de 2015, avec la crise économique et financière, on ne remarque aucune opposition politique, mais on voit émerger des mouvements sociaux avec des revendications économiques. La situation était si désastreuse que les chefs d’entreprise ne pouvaient même plus verser les salaires de leurs ouvriers pendant plusieurs mois et les rétribuaient avec les produits fabriqués dans l’entreprise, ce qui obligeait les ouvriers à se faire commerçants à leur sortie de l’usine… La gestion aberrante de l’économie avait mis à terre l’ensemble de la société iranienne : les classes moyennes, qui voyaient leur pouvoir d’achat très réduit, comme les classes défavorisées, condamnées à survivre avec les subsides du régime. Depuis 2017 notamment, les manifestations portant des revendications économiques se sont succédé, mais elles ont été violemment réprimées.

Une nouvelle génération

La génération « Femme, vie, liberté », âgée de 12 à 24 ans, née entre 1998 et 2010, qui a donc connu des relations démocratiques au sein de la famille, est fatiguée par l’absence de libertés dans l’espace public et par la propagande du régime. Elle a commencé à se réfugier dans le monde virtuel, comme les générations Z partout dans le monde : les réseaux sociaux, auxquels ces jeunes accèdent par leur téléphone portable, deviennent leur lieu de socialisation. La plupart de ces enfants parlent une langue étrangère. Ils observent la manière dont les personnes de leur âge à l’étranger accèdent à l’information, et quelles sont leurs conditions de vie. Ainsi apparaissent un comportement et une attitude radicalement différents de ce que vivaient les générations précédentes. Le Guide suprême avait complètement oublié cette jeunesse, qu’il croyait dépolitisée, dont il espérait qu’elle suivrait l’exemple de ses parents, et qu’il voyait comme une source de revenus par la vente de téléphones portables et de services sur Internet. Il n’a donc pas vu la menace. Cette jeunesse représente 18 millions de personnes (22 % de la population totale) en 2022. En 2021, selon les statistiques officielles, on comptait 90 millions d’abonnements de téléphone portable, dont 74 % avec un accès internet (4G).

Dans un contexte où l’espace public est verrouillé, cette génération est au comble de la frustration et de l’indignation.

La génération « Femme, vie, liberté » a ainsi sa spécificité, sa façon d’être au monde. Elle se distingue par sa maîtrise des médias numériques, par son omniprésence sur les réseaux sociaux et sa consultation frénétique des espaces virtuels. Elle s’épanouit par le partage, la passion et la créativité, et se caractérise par une certaine rapidité intellectuelle à prendre des décisions, comme toutes les générations Z dans le monde. Dans un contexte où l’espace public est verrouillé, où diverses politiques d’endoctrinement sont mises en œuvre et où les modalités du port du voile sont durcies, cette génération est au comble de la frustration et de l’indignation, d’autant plus qu’elle assiste à l’humiliation des générations précédentes, leurs parents et grands-parents, qui n’ont cessé de manifester contre la détérioration de leur niveau de vie, sans recevoir d’autre réponse que la répression violente et l’emprisonnement.

L’assassinat de Jina Mahsa Amini est apparu comme la limite du supportable, que l’État théocratique avait franchie. Contrairement aux générations de leurs aînés, qui avaient choisi le cadre légal pour protester, la nouvelle génération a opté pour une opposition frontale, refusant d’entrer dans le jeu politique truqué de la République islamique. La génération Z ne passe pas son temps à « s’amuser » sur Internet ; elle s’informe et elle cherche pour apprendre. Les jeunes de cette génération développent ainsi un rapport compliqué avec l’autorité – que ce soit celle des parents, des instituteurs ou des professeurs. Cette génération « Femme, vie, liberté » a ainsi un problème avec l’autorité du Guide suprême en Iran. Socialisés dans le monde virtuel sans être déconnectés du monde réel, ces jeunes ont parfaitement compris comment procéder. Ainsi, après l’enterrement de Jina Mahsa Amini, le 16 décembre 2022, à Saqqez (Kurdistan iranien), les Kurdes ont chanté « Femme, vie, liberté », et cette jeunesse a immédiatement repris le slogan pour en faire le slogan principal du mouvement. Cela témoigne d’une grande ingéniosité de cette génération : c’est un slogan qui correspond à leur vision du monde, ne connaît pas de frontière et ne porte aucune idéologie. Ce slogan appelle à l’unité et parle à tout le monde : il est universel.


La génération « Femme, vie, liberté » est la protagoniste du mouvement. Elle a la capacité de décider des modes d’action, sachant parfaitement comment fonctionnent l’État théocratique et sa répression. Ils ont ainsi décidé de se rassembler en petits groupes, de faire des manifestations de courte durée, ou en plusieurs endroits différents, afin d’éviter la répression et de disperser les forces de l’ordre. Certains « experts » soulignent sur les plateaux de télévision que le mouvement ne concerne pas assez de personnes et qu’il n’est donc pas légitime. Pour moi, ce mouvement insurrectionnel est propre au xxie siècle. La révolution « Femme, vie, liberté » est en train de répondre à un contexte social et culturel nouveau, qui ne requiert plus la mobilisation des masses. La jeunesse iranienne donne ainsi une incroyable leçon de courage au monde entier et écrit une page de l’histoire de l’humanité.

Propos retranscrits par Jonathan Chalier

Marie Ladier-Fouladi

Marie Ladier-Fouladi est sociodémographe, directrice de recherche au CNRS-EHESS/CETOBaC. Elle est l’auteure de différents ouvrages dont le dernier La République islamique d’Iran vue de l’intérieur, Éditions du Croquant, novembre 2020.

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Femme, vie, liberté. Un mouvement révolutionnaire en Iran

Quelques mois après la mort de Mahsa Amini, ce dossier, coordonné par Azadeh Thiriez-Arjangi, propose un éclairage sur le mouvement révolutionnaire « Femme, vie, liberté » en Iran. La violence de la République islamique, un régime corrompu qui réprime son peuple et lui impose une culture de la mort, a conduit les Iraniens à proclamer leur liberté, ouvrant un horizon d’espérance. À lire aussi dans ce numéro : les failles de l’erdoganisme, l’école face à ChatGPT, la comédie médicale de Molière à Proust, un entretien avec Laurence Cossé, et Edith Bruck, sans prier Dieu.