
Les collectionneurs visionnaires ?
La mise est apprêtée, les bouteilles de champagne bien alignées. La serveuse d’Un bar aux Folies Bergère (Manet, 1882) reste pourtant tristement désœuvrée. La fête bat son plein derrière elle, mais c’est le silence qui s’impose à mesure qu’on l’observe. Une anomalie nous retient : le reflet dans le miroir ne tient pas debout. Évincé par ce qu’il croyait être un client, le spectateur se retrouve seul face à un regard qui lui échappe en même temps qu’il lui est adressé, droit dans les yeux. L’évidence d’un face-à-face avait attiré notre regard, cette solitude égarée dans la foule ouvre un vide inattendu. Manet a capturé la fugacité d’un instant en même temps que l’éternité – la modernité est retournée comme un gant. Si la toile saute aux yeux à l’entrée de l’exposition Courtauld, tout empêche de s’insurger et de se ressaisir[1]. Comment un chef-d’œuvre peut-il ainsi être neutralisé ?
L’obstacle relève d’un contexte d’invisibilité croissante de l’art. Dans cette exposition, ce sont deux collectionneurs qui se racontent derrière le