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Cliquer contre l'exclusion ?

septembre 2016

#Divers

« Lutter contre l’exclusion sociale et contre le gaspillage », c’est l’aspiration et la promesse du site Homeless Plus, qui vient de se créer. L’ambition est plaisante, même si l’alliage des deux termes étonne un peu : quel est le lien entre exclusion et gaspillage, sauf à admettre comme l’affirment certains que l’on distribue trop de prestations aux personnes en difficulté ? Un autre site, Entourage, est aussi en train de démarrer, un « réseau civique bienveillant » qui se positionne comme le premier site social collaboratif sur smartphone. Et le petit film qui présente son action met tellement en avant le lien social à créer avec les personnes à la rue qu’on ne voit même pas de téléphone alors que cet outil est pourtant au fondement du fonctionnement et de la philosophie de ces sites.

 

Comment résister à de si bonnes intentions ? Pourquoi même se poser des questions face à ces initiatives modernes et altruistes ? Elles sont bien dans un air du temps qui marie technologie et besoin d’aller vers l’autre, désir d’efficacité et bienveillance. Qui ne souscrirait à cette idée d’aller à la rencontre des autres, de personnes bien précises et pas d’un Autre un peu conceptualisé, tout en essayant de le faire de manière professionnelle, sans gaspillage de moyens et d’énergie ? Après tout, depuis des années, ils sont nombreux ceux qui s’indignent de la multiplication des tournées de rue visitant la même personne à quelques minutes d’intervalle sans même, parfois, la laisser souffler entre deux visites, entre deux cafés.

 

En plus, au moins pour l’application Entourage, les bonnes fées ont été nombreuses à se pencher sur le berceau de ces applications et à les soutenir, qu’il s’agisse de la Fondation Caritas, des Captifs la Libération, de la fondation Bettencourt Schueller, de la Bagagerie d’Antigel, d’Autre Monde ou encore de la Société de Saint Vincent de Paul. Mais si nombre de structures très respectables appuient ces initiatives, d’autres, tout aussi légitimes, comme les Enfants du Canal ou le Secours Catholique de Paris, s’y opposent. Pour quelles raisons ?

 

D’abord une première réaction, de bon sens : que penserais-je si, un matin, un voisin que je ne connais même pas, me croisant avec mauvaise mine, envoyait un message à tous ses amis pour leur conseiller de venir me distraire ? Comment réagirais-je, face à la première personne m’apportant un cachet d’aspirine et un remontant ? Et que ferais-je à la huitième intervention du même type, moins d’une demi-journée après ma rencontre avec ce vague voisin ? Et surtout, est-ce que je ne souhaiterais pas que ce voisin se mêle de ce qui le regarde ?

 

Géolocaliser les sans-abri

 

Homeless Plus est très simple ; selon ses promoteurs, « en trois clics, vous aidez » ; « géolocalisez les sans-abri et aidez-les ». Pour cela, s’offrent trois choix : 1- qui est-ce ? (les choix proposés sont : homme, femme, handicapé) 2- quel est son état d’esprit ? (5 figures sont proposées au choix : réjoui, neutre, maussade, pleurant, rageant) 3- quels sont ses besoins (là encore 5 icônes : euro, boisson chaude, couverts – et donc repas --, porte-manteau – c’est-à-dire vestiaire--, bulles de BD – donc dialogue --). Un article paru dans Metro News le 7 décembre 2015 précise le projet : « Les autres utilisateurs ainsi que les associations en charge de l’aide sociale, pourront ainsi connaître avec précision les lieux et les besoins réels de la personne. En outre, l’application devrait générer des revenus publicitaires qui seront reversés en partie aux associations venant en aide aux sans-abri ». Pour cette application, les réserves immédiates sont nombreuses. Difficile d’abord d’admettre qu’elle puisse susciter des recettes publicitaires… Il est aussi préoccupant de savoir à qui et comment seront divulguées ces informations sur les personnes. Elles sont certes assez limitées mais la seule localisation peut faciliter la tâche de ceux qui agressent les personnes sans-abri (il en existe malheureusement !) : il leur suffira de s’inscrire sur le site et de récupérer ainsi les emplacements des personnes pour pouvoir d’autant mieux les attaquer et les violenter. Enfin, les critères sont à la fois très sommaires et déjà fort intrusifs (sur le moral de la personne). Ils démontrent aussi et surtout la médiocre connaissance des réels besoins des personnes : les réduire à ces besoins très primaires (manger, boire, se vêtir, obtenir de l’argent…) risque d’autant plus de les enfermer dans leur condition d’exclus. Il est vrai que le besoin de dialogue est aussi proposé : il faudrait voir à l’usage si ce besoin remporte des suffrages importants.

 

Coordonner les actions

 

La formule d’Entourage est plus complexe et plus réfléchie. Elle comporte deux facettes : l’une, concerne le grand public ; l’autre est proposée aux opérateurs qui, quel que soit leur statut, s’adressent aux personnes sans-abri.

 

Pour le versant grand public, les intentions sont très louables : « Avec l’application Entourage, vous savez que vous n’êtes pas seul et les personnes de la rue non plus » ; et plus loin : « L’application aide à franchir le pas, partager un moment, mettre ses bagages en sécurité, échanger avec les gens de la rue, engager la conversation, obtenir un repas chaud… ». Mais comment, grâce à cette application, vais-je faire tout d’un coup ce qui peut m’inquiéter depuis longtemps, entrer en contact avec une personne à la rue ? Quel sera le déclencheur électronique qui me poussera à franchir ce pas ? Et comme pour Homeless Plus, qui aura accès à cette application ? Qui saisira les informations sur les personnes et à qui seront-elles transmises ?

 

Pour la version professionnelle, pourrait-on dire, les choses sont plus simples : elle permet en effet de réaliser de façon plus rapide et mieux structurée ce que font déjà la plupart des associations. En effet, les tournées de rue (une appellation meilleure que « maraude » qui évoque les voleurs de poules et stigmatise d’autant les personnes à la rue) donnent déjà lieu, un peu partout, à des comptes-rendus diffusés aux membres de l’association concernée, ce qui facilite le suivi des personnes visitées. Mais dans ce cadre déjà, la question se pose de ce que l’on communique. Il arrive qu’une personne confie des informations personnelles à son interlocuteur du moment, qui n’ont pas vocation à circuler. Faut-il, en cas grave, passer outre et faire circuler l’information ? Ou faut-il au contraire respecter quoi qu’il arrive la confidentialité ?  Ce dilemme est déjà l’objet de choix délicats ; avec la facilité de la transmission électronique, il risque de disparaître, emporté par la rapidité du clic. Et puis, à nouveau se pose la question de la frontière, du périmètre de diffusion de l’information, de son partage avec d’autres associations ou même avec des administrations en charge de l’exclusion. Les associations se demandent régulièrement ce qu’elles peuvent ou non échanger en terme d’informations face à une situation donnée. La très grande facilité de transmission contribuerait vraisemblablement à lever les garde-fous, laissant libre cours à une large diffusion d’informations complémentaires et parfois très personnelles. Mais on peut sans doute être d’accord si l’association se borne, comme l’indique l’application, à garder la trace du parcours des actions ; simplifier la rédaction des comptes rendus par la dictée vocale ; pouvoir consulter, directement dans la rue, avec la personne, le Guide de la Solidarité publié par la Mairie de Paris. On peut aussi trouver intéressant pour le responsable d’équipe de pouvoir mesurer les actions ; suivre les parcours des équipes ; communiquer avec elles sur le terrain ; améliorer la gestion des actions. Certes cela mérite des négociations avec le personnel des associations mais pourquoi pas.

 

En revanche, parmi les objectifs de l’application, l’un d’entre eux mérite une attention toute particulière : celui de la coordination avec d’autres associations et/ou administrations. Agir contre l’exclusion peut être un grand objectif partagé par tous sans que les modalités et les axes soient identiques ; ils peuvent même être tout à fait différents. Les transporteurs par exemple (SNCF ou RATP) ont tous des missions solidarité qui déploient une certaine bienveillance vis-à-vis des personnes sans abri et tentent des expériences parfois fort intéressantes. Il n’empêche : leur priorité reste le transport dans des conditions de sécurité et d’hygiène qui ne s’accordent pas vraiment avec le maintien des personnes sans domicile dans leurs enceintes. Jusqu’où aller dans la collaboration avec eux ?

 

L’expérience de la rue

 

Tant pour leur face « professionnelle » que, plus encore, pour leur face « grand public », ces applications sont surtout en pleine confusion sur les besoins des personnes. Et aussi sur le facteur temps.

 

Un exemple permettra peut-être d’y voir plus clair. Soit un homme. Appelons-le Marc. Sans doute une des personnes les plus abîmées par la rue que j’aie pu rencontrer. Très introverti. Une de ces personnes qui passe de très longues années à la rue sans rien demander et sans même penser qu’elle pourrait bénéficier de revenus sociaux. Un souhait pourtant : écouter les matches de football à la radio. Un riverain attentionné qui avait sympathisé avec Marc lui apporte une radio. Et, en prime, lui offre un sac de couchage. Dès le lendemain, Marc perd les deux. Le riverain rachète. Marc perd à nouveau et le riverain rachète encore. Au cours de nos tournées de nuit, Marc nous parle de son mécène, en soulignant sa gentillesse et son écoute mais sans se rendre compte de tout ce qui est ainsi dépensé.

 

Au bout de quelques semaines, la femme du riverain me contacte très inquiète ; son mari à qui Marc, de son côté, avait parlé de nous, lui a donné mes coordonnées. Elle découvre que nous existons vraiment, que son mari n’a pas, contrairement à ce qu’elle commençait à penser, une liaison avec une autre femme. Mais le niveau de dépenses atteint lui est complètement inexplicable. Il est surtout absurde car il n’y a aucune raison que cela s’arrête : Marc quitte chaque matin le lieu où il dort et, chaque matin, il abandonne ses affaires sur le trottoir : c’est plus simple que de les trimballer toute la journée et il sait que, chaque soir, il aura une nouvelle radio et un nouveau sac. Je rencontre le riverain et nous passons un long moment ensemble pour décortiquer les besoins de Marc. Alors que, avec d’autres associations qui le suivaient aussi, nous avions commencé à convaincre Marc de faire refaire ses papiers, de demander le RSA, de prendre plus soin de lui et de commencer à être attentif à ses affaires (ce qui est aussi une façon de prendre soin de soi), toute cette évolution lente, fruit de plus de dix ans de rencontres régulières, était mise par terre par la générosité mécanique du riverain. Je l’ai convaincu non sans mal de cesser et il a fallu de nombreux mois pour que Marc reconquière le sens d’une possession minimale, d’un attachement à ses affaires. Cela a été la première marche d’un long chemin vers sa reconstruction. Au total, celle-ci a duré… 30 ans ! C’est le temps qu’il a passé à la rue et c’est le temps qu’il lui a fallu pour, enfin, un jour, être capable de rejoindre un hébergement où il est depuis trois ans déjà.

 

Cette petite histoire est emblématique. Les parcours ne sont pas toujours si longs. Mais tous sont faits d’aller/retours, de phases ascendantes et de phases descendantes. Tous prennent beaucoup de temps et les besoins matériels, souvent les seuls exprimés, ne sont souvent que secondaires. Bien sûr, le gite et le couvert sont indispensables. Mais les assurer est très loin d’être suffisant. Parfois même, si on les assure sans aucune autre forme d’accompagnement, le résultat peut être dramatique : 20% des personnes qui passent de la rue à un hébergement, en meurent dans l’année suivant leur installation !

 

Ethique et maraude

 

Autant il est inutile qu’une personne lance avec plusieurs associations en même temps un dossier de RSA, de demande de logement ou tout autre sujet social, autant les besoins dépassent très largement ceux qui sont répertoriés et sont, pour une bonne part, assez impalpables (« construire un lien social » par exemple). Ils sont aussi non substituables (je ne peux aisément passer ma place à quelqu’un d’autre sur cet aspect) mais tout à fait cumulables (il ne faudrait pas craindre -- bien au contraire ! – que les personnes en difficulté soient rencontrées par plusieurs personnes, par plusieurs structures : après tout, chacun a droit – et intérêt ! -- à être lié à plusieurs personnes).

 

L’Espace Éthique de la Région Ile de France a largement réfléchi sur cette question en s’intéressant au voisin malade et en se demandant comment s’organiser pour l’aider. Sur ce thème, comme pour les applications pour les personnes sans domicile, on ne peut qu’être touché par l’envie, presque le besoin d’aider l’autre ! Mais dans les deux cas, il y a de vraies frontières à ne pas franchir : le voisin solidaire se doit d’agir en discrétion et confidentialité ; il doit en tout état de cause respecter la dignité de la personne malade ainsi que sa vie privée ; il ne doit pas se substituer à ceux qui agissent pour le malade mais agir en complémentarité…

 

On voit bien comment transposer ces axes de l’accompagnement de voisins malades à l’accompagnement de voisins exclus. Et la Charte « éthique et maraude[1] » publiée en 2008 va bien dans ce sens. Elle insiste d’abord sur le besoin de respecter les attentes et le rythme de la personne et établit plusieurs recommandations : agir en équipe plutôt que seul (des gens qui se connaissent et agissent réellement ensemble, au long cours) ; admettre le refus, l’opposition, les choix de la personne, même s’ils nous semblent aller à l’encontre même de ses intérêts ; admettre la valeur d’une présence sans effet immédiat autre que la construction lente d’une confiance ; respecter complètement la confidentialité (si quelqu’un se confie en toute confiance, ce n’est pas pour que sa confidence se retrouve, disponible à tous, sur des réseaux sociaux) ; ne jamais oublier que l’intervention vise à construire ensemble une relation où la personne trouve elle-même sa place.

 

On voit ainsi combien le versant grand public de ces applications est intrusif et peu conforme à ces principes établis par une coordination des principales associations et structures effectuant des tournées de rue. Ces applications donnent à leurs praticiens l’illusion qu’ils peuvent déterminer en quelques clics ce qui est bon pour la personne et comment le fournir.

 

Interrogées, les personnes de la rue pourront pourtant se réjouir de telles applications qui leur permettront de satisfaire plus vite et parfois mieux leurs besoins élémentaires. Mais en procédant ainsi on risquera de passer à côté des problèmes de fond qui se posent à elles.

 

Informatique et libertés

 

Les sécurités à appliquer aux versions professionnelles de ces programmes sont assez aisées à déterminer et tiennent essentiellement aux règles de partage et de conservation des informations. La question n’est pas nouvelle mais la facilité de transmission lui donne une importance accrue ; il faudrait d’emblée mettre en place des verrous informatiques, de telle sorte que par défaut, le transfert de données individuelles vers une autre structure soit bloqué.

 

Pour les applications grand public, les risques sont beaucoup plus importants et surtout plus délicats à parer. La « simplicité » (on pourrait même dire la « rusticité ») des indicateurs de Homeless Plus tendrait à condamner cette application. Mais l’imprécision d’Entourage n’est pas plus encourageante. Surtout, on voit mal comment combiner l’instantanéité et l’ampleur de la diffusion électronique avec les principes de respect de la personne, de ses rythmes, de son temps et de ses choix

 

C’est le docteur Mercuel, grand habitué de l’exclusion pour laquelle il a monté une équipe à l’hôpital Sainte Anne, qui raconte une histoire terrible[2]. Il s’agissait d’une femme extrêmement sale que rencontraient régulièrement des équipes de rue. Celles-ci finissent, au bout d’un long moment, par la convaincre de se laver enfin. La femme le fait donc puis disparaît durant quelques jours. Quand les équipes la revoient, elle marque la distance et refuse le contact tout en lâchant : « Vous n’avez rien compris… Vous avez voulu que je me lave… C’était mon seul moyen de me défendre… Le soir, quand j’ai quitté le centre… propre… on m’a violée. Pourquoi vous avez fait ça ? Foutez-moi la paix maintenant ».

 

Alain Mercuel a eu le courage de raconter cette histoire qu’il aurait pu cacher. Elle montre combien, même avec une grande expérience de la rue, on peut se tromper dramatiquement en croyant agir pour le bien des personnes. À plus forte raison quand on n’a pas d’expérience : ici bien plus qu’ailleurs, l’enfer est pavé de bonnes intentions. La très grande fragilité des personnes concernées exige encore plus de précautions et, au moins dans l’état actuel, de ne pas mettre ces applications sur le marché, au moins pour leurs versions grand public.

 

 

 

Nicolas Clément

Auteur de « Une soirée et une nuit (presque) ordinaires avec les sans-abri ».  Editions du Cerf. Paris 2015



[1] Ici, on gardera ce nom de « maraude » qui est inscrit dans l’intitulé de cette charte, même si on persiste dans le rejet de cette appellation qui stigmatise trop ceux à la rencontre de qui on va…

[2] Alain Mercuel : Souffrance psychique des sans-abri ; vivre ou survivre. Odile Jacob. Paris. 2012. p. 46, 47.