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Camp de migrants situé au marché aux puces de Saint-Ouen (Paris, 2019) | Wikimédia
Camp de migrants situé au marché aux puces de Saint-Ouen (Paris, 2019) | Wikimédia
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Du riverain au voisin

Il est peu question de pauvreté dans la campagne des municipales. En se donnant les moyens de mieux documenter cette réalité, on serait pourtant en mesure d'y remédier.

Dans la campagne des municipales, il est un sujet qu’aucun tract parisien d’aucun parti n’aborde : la pauvreté et les manières de la résorber. Et quand on interroge les associations ou les politiques, il ressort que « le sujet n’est plus à la mode » ou qu’« honnêtement, parler de ces sujets dans la campagne nécessite un grand courage politique »…

Mais il faut mieux comprendre pour éviter de démissionner. En effet, si les politiques n’en parlent plus, les fantasmes prolifèrent, d’autant plus que le sujet est tabou. Et leur prolifération renforce encore le tabou en une sorte de spirale infernale. D’abord, une bonne nouvelle : si la solidarité semble s’émousser, c’est que la crise économique semble moins présente. Marie-Thérèse Join-Lambert, alors présidente de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale, l’expliquait déjà en avril 2001 dans le magazine Enjeux-Les Échos. Paradoxalement, quand il y a reprise économique, les réflexes de solidarité se réduisent : si l’économie va mieux, on s’interroge alors sur les raisons pour lesquelles celui qu’on aide ne parvient toujours pas à trouver un emploi. On se fatigue, on l’abandonne. Et d’autres soucis apparaissent alors dans l’espace public : écologie ou sécurité. Ces thèmes préexistent mais prennent le dessus quand l’économie semble moins en difficulté.

Mais la lassitude face à la solidarité est aussi fortement liée à un sentiment d’impuissance. La perception générale est celle d’une masse de pauvres sans cesse croissante. Les médias (surtout audiovisuels) et les partis politiques de l’opposition (tous ou presque, chacun à leur tour) ont leur responsabilité dans cette peinture catastrophiste du « c’est toujours pire ».

Depuis une vingtaine d’années, en parallèle de mon engagement auprès des personnes sans domicile, je donne des formations sur l’exclusion. À chaque fois, je commence ma séance en demandant aux participants de me dire combien il y a de personnes sans domicile en France et je propose quatre choix : 150 000, 300 000, 600 000 ou 1 000 000 de personnes. Presque tous choisissent 1 000 000 ou 600 000. Pourtant, le recensement de 2012 effectué par l’Insee n’en comptait « que » 141 500, auxquelles il fallait ajouter 15 à 20 000 personnes en bidonville, non décomptées par l’Insee. Certes, il y a eu une hausse depuis 2012, que le gouvernement se refuse étrangement à mesurer puisque le renouvellement de l’étude de l’Insee n’est toujours pas programmé. Mais tout montre que cette hausse est bien plus faible que le croit le grand public.

En effet, d’une part, nos verrous administratifs sont bien fermés : depuis 1974, tous nos gouvernements ont serré les boulons de l’immigration, et si la population française est plus diverse aujourd'hui, ce n'est pas lié à l'explosion du nombre d'immigrés. D’autre part, la situation économique de la France et son marché de l’emploi restent peu attractifs. Or, contrairement à ce qu’on croit souvent, les étrangers ne viennent pas chercher des allocations (auxquelles, dans un premier temps, ils n’ont d’ailleurs pas droit), mais un emploi. S’ils ne le trouvent pas, ils tentent leur chance ailleurs. En 2015, l’Allemagne a accueilli beaucoup plus de migrants que la France : au-delà de la bienveillance de Mme Merkel et de la fermeture de nos dirigeants, c’était d’abord lié à l’écart énorme d’opportunités de travail.

Ainsi, l’exclusion est un problème complexe, certes, mais pas insurmontable : environ 200 000 personnes sans domicile, et non un million ! Au-delà du décompte, il faut aussi mieux comprendre qui est à la rue : s’il reste un noyau de personnes nées en France, à la rue après un long parcours, en grande difficulté et nécessitant un accompagnement spécifique et à long terme, la majorité des personnes sans domicile sont issues de l’émigration, avec beaucoup de jeunes hommes très volontaires. Souvent peu formés et parlant peu le français, mais animés, au moins à leur arrivée en France, d’un fort dynamisme dont, hélas, on ne fait rien.

Sur le plan de l’action, la confusion est aussi à son comble. Dans le fond, les divers gouvernements ont assez bien pris leur part et multiplié les hébergements. Entre 2002 (premier recensement de l’Insee) et aujourd’hui, le nombre de personnes sans domicile a dû doubler (en 2002, il était de plus de 80 000, sans compter les personnes non francophones qui n'avaient pu être interrogées, ni celles qui étaient en bidonville, soit sans doute 100 000 à l’époque ; et quelques 200 000 aujourd’hui), tandis que le nombre de personnes abritées passait de 50 000 à plus de 150 000. Ainsi, le nombre de personnes vraiment sans abri – c’est-à-dire vivant dehors, non hébergées – est resté à peu près stable, autour de 50 000. Cette stabilité se reflète assez bien dans les décomptes de la Mairie de Paris qui dénombre « seulement » 3 500 personnes à la rue à Paris, qui est pourtant la ville de France qui en compte le plus. Ainsi, malgré la hausse des phénomènes d’exclusion, le politique a su, en partie, faire face. Mais lorsqu’on multiplie les expulsions inutiles et répétitives de migrants comme à La Chapelle ou à Stalingrad (60 en cinq ans !), on renforce dans le public le fantasme d’un déferlement et le sentiment d’impuissance : les migrants semblent si nombreux et les efforts annoncés si vains qu’on se décourage. Or les efforts sont très réduits (mobilisation durant quelques jours de places en gymnase, après quoi tous ou presque retournent à la rue) et les populations restent à peu près identiques, même si, contraintes, elles ne cessent de bouger.

Dernière raison de la réticence des politiques à évoquer le sujet : la crainte de l’opinion de leurs potentiels électeurs. C’est le syndrome du riverain. Un riverain est perçu comme toujours en colère. Éric Fassin et ses collègues distinguent bien le riverain du voisin : « Le choix des mots n’est pas sans conséquences : on est riverain de quelque chose (en l’occurrence, d’un bidonville), tandis qu’on est voisin de quelqu’un (on habite le même quartier que des Roms)[1]. » Et la noblesse du politique (mais aussi, par exemple, du religieux) devrait être d’aider les riverains à devenir des voisins. Cela suppose bien sûr du courage, mais c’est loin d’être impossible. La plupart des gens sont, au-delà des peurs générales et des grands principes, finalement accessibles aux situations concrètes et capables de bienveillance.

Lors d’une des expulsions du bidonville de Roms de la porte de la Chapelle, une partie des habitants, absente au moment de l’expulsion, n’avait pu bénéficier des propositions d’hébergements qui avaient été faites. Il neigeait. Ils s’étaient retrouvés, non loin, dans une petite rue. Ils dormaient la nuit dans des voitures et passaient la journée devant un petit Franprix, collés contre la bouche de chauffage du magasin. Ils étaient une bonne vingtaine, dont des enfants qui entraient et sortaient, y achetant des bonbons et des gâteaux dont ils jetaient les papiers par terre. Nous étions deux bénévoles du Secours catholique à nous relayer pour tenter (vainement) de joindre le 115. Une femme est alors apparue. Elle s’occupait d’un petit carré de verdure au pied d’un arbre, dont elle avait obtenu le soin et la responsabilité par la Mairie de Paris. Elle fulminait de voir tous ces papiers s’envoler dans la rue et notamment sur son carré de plantation. Elle nous avait repérés, nous les deux Français du groupe, et nous faisait part de sa colère. Fatigués d’appeler sans résultat depuis déjà des heures, avec plusieurs bébés parmi les enfants, nous lui avons expliqué assez fermement que c’était certes mal de jeter ses papiers par terre, que ses plantes étaient sûrement importantes, mais moins que ces enfants. Elle est partie en bougonnant. Une demi-heure après, elle était de retour avec un grand fait-tout débordant de pâtes à la carbonara, un thermos de café et un de chocolat, qu’elle leur a distribués. Mon expérience aux côtés de familles roms dans la rue me montre qu’il y a bien plus de voisins que de riverains. Ces derniers sont virulents et véhéments. Les premiers sont bienveillants et discrets. Il faudrait davantage écouter leur murmure.

 

[1] Éric Fassin, Carine Fouteau, Serge Guichard et Aurélie Windels, Roms et riverains. Une politique municipale de la race, Paris, La Fabrique, 2014, p. 53.

Nicolas Clément

Président de l'association Un Ballon pour l'insertion, responsable d’équipes d’accompagnement de familles à la rue et en bidonville au Secours Catholique, il est l'auteur de Dans la rue avec les sans-abri (Jubilé-Le Sarment, 2003) et de Une soirée et une nuit (presque) ordinaires avec les sans-abri (Cerf, 2015).