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Photo : John Moeses Bauan
Photo : John Moeses Bauan
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Contagieuses, les personnes sans domicile ?

décembre 2020

Les personnes précaires ou sans domicile ne sont pas, contrairement aux idées reçues, plus contagieuses que les autres. La confusion des termes et des situations trahit une méconnaissance profonde des réalités de la rue.

Sur la matinale d’une chaîne d’information en continu, Jean-François Delfraissy, président du Conseil scientifique, mettait récemment en évidence la vulnérabilité plus grande des « précaires » face à l’épidémie de Covid-19. Pour lui, en effet, « le nombre de personnes infectées chez les SDF est de l’ordre de 40 % », contre moins de 5 % dans la population française en général. Et de compléter en insistant sur l’importance variable de la mortalité et de la morbidité selon les niveaux sociaux, et en relevant qu’elle « n’a pas été la même au sud du RER, vers Sceaux, et dans le nord, dans le 9-3 ».

Jean-François Delfraissy parle de « SDF » ; l’animateur reprend le chiffre au bond et s’exclame « 40 % des sans-abri ! » ; plus tôt dans l’entretien, l’invité avait annoncé son propos en parlant des « précaires et des grands précaires ». Avant d’analyser les chiffres eux-mêmes et de remonter à la source, une étude de Médecins sans frontières (MSF), relevons déjà la confusion des termes. Même si elle est courante pour le grand public, il est très gênant qu’elle soit également commise par le président d’un conseil scientifique qui, ici, ne fait pas exactement montre de la rigueur qu’on pourrait attendre de lui. Certes, les propos sont rapides, et un entretien à la télévision n’offre pas les mêmes conditions, en termes de nuance et de développement, qu’un document écrit dont chaque terme aura été pesé. Il n’empêche : une affirmation de ce genre laisse assimiler « sans-abri », « précaires », « SDF » et même « habitants du 9-3 » ! Ces derniers apprécieront l’amalgame…

De la variété des situations

Le refus du gouvernement de dénombrer les personnes sans domicile fixe est sans doute à l’origine de ces confusions. La dernière enquête à ce sujet date de 2012. Depuis, le paysage de la rue a beaucoup changé, principalement sur deux plans : la part de migrants a très fortement augmenté ; la part des personnes hébergées a, elle aussi, connu une croissance importante. Si la quantité globale de SDF a été en forte hausse, l’effort public, certes encore insuffisant, a tout de même permis d’en absorber l’essentiel. Telles sont les grandes lignes du problème ; mais les détails en restent inconnus car non mesurés. Malgré de nombreuses interpellations, Julien Denormandie, l’ancien ministre du Logement, n’a pas souhaité lancer de nouvelle étude sur ce sujet. Rien de très étonnant, venant de l’homme qui estimait à cinquante le nombre de SDF en Île-de-France ! Il est pourtant regrettable et étrange de dépenser autant (plusieurs centaines de millions d’euros) tout en refusant de mieux savoir à qui l’on s’adresse, ce qui ne coûterait, aux dires de l’Insee, « que » quelque 500 000 euros. La somme peut paraître élevée, mais elle sera vite amortie si elle permet de mieux connaître les besoins et donc de mieux affecter les dépenses. Emmanuelle Wargon, qui a succédé à Julien Denormandie, a récemment annoncé dans La Croix son intention de lancer un nouveau recensement. On ne peut que s’en réjouir. Mais l’Insee estimant à deux ans environ la mise en place d’une telle enquête, il faut espérer que le lancement effectif sera très rapide. Et pour éviter que les chiffres ne soient trop vite obsolètes, il faudrait d’emblée prévoir un mode de réactualisation tous les deux ou trois ans. En attendant, rappelons que les personnes sans domicile fixe forment un ensemble très composite, qui inclut les personnes en hébergement de longue durée, celles qui sont en hôtel social, celles qui sont en hébergement d’urgence et celles qui vivent vraiment dans la rue ou dans des endroits complètement inappropriés, comme des parkings ou des entrées d’immeuble. Ce sont ces dernières qu’on appelle « sans abri » et leur nombre est très inférieur à celui des SDF. Ainsi, par exemple, le comptage effectué lors des Nuits de la Solidarité recense quelque 3 500 personnes sans abri à Paris. C’est bien sûr beaucoup trop, mais c’est aussi beaucoup moins que les effectifs souvent fantasmés. Alors que le nombre des seules personnes logeant en hôtel social en Île-de-France dépasse les 40 000. Par ailleurs, les statistiques sur les personnes sans domicile, étonnamment, n’incluaient pas jusqu’ici les habitants des bidonvilles, dont la population avoisine pourtant les 20 000 personnes.

Les personnes sans domicile fixe forment un ensemble très composite.

Des chiffres à nuancer

Apprendre à bien nommer et à ne pas mélanger tous les types de situations est essentiel. Mais il convient aussi de mieux décortiquer les études menées. Celle de MSF est très dense et est publiée en anglais. On peut regretter qu’un document concernant avant tout la France et rédigé par les membres d’unités exclusivement françaises ne s’accompagne pas au moins d’une version en français. Quoi qu’il en soit, l’analyse est à la fois riche et limitée.

Riche parce qu’elle montre l’exposition forte d’une partie des personnes sans domicile à la Covid-19. Limitée parce qu’elle s’est seulement concentrée sur certains de leurs lieux de vie, en oubliant les hôtels et les bidonvilles et en se cantonnant à Paris. L’enseignement principal est que les gymnases, où a été installée en grande urgence une partie des personnes sans abri lors du confinement, sont particulièrement dangereux et nocifs à cause de la promiscuité qui y règne. Là, le taux de séroprévalence est particulièrement élevé et tourne autour de 50 %, alors qu’il n’atteint guère plus de 5 % dans la population générale. Mais cela ne concerne qu’un faible pourcentage de l’ensemble des SDF. À l’inverse, Médecins du monde (MDM) a constaté, à l’issue du confinement, un nombre étonnamment faible de cas de Covid-19 recensés en bidonvilles ; la fréquentation de nombreux « platz » (c’est ainsi qu’en général les Roms roumains appellent les bidonvilles) confirme empiriquement cette très faible présence du virus. Les structures d’hébergement, avec une à quatre personnes par chambre, obtiennent des résultats du même ordre ; il faut dire que les règles y ont été très strictes, et les contacts internes drastiquement limités. Ainsi, contrairement à ce qu’annonce le Pr Delfraissy, une grande partie des SDF a jusqu’ici traversé l’épidémie de bien meilleure façon que la population générale. En revanche, comme le souligne bien MSF, il faut absolument éviter le recours aux gymnases, notamment quand le thermomètre descendra avec l’arrivée de l’hiver.

Profiter de la crise

Faisons un pas de plus. Si une partie des hébergements sont tout à fait néfastes, la majorité paraissent obtenir de très bons résultats, en raison de la séparation des résidents imposée depuis le début de l’épidémie et du peu de personnes logées ensemble. Il conviendrait de profiter du plan de relance pour faire mieux : transformer en réelles habitations ce qui, même dans les meilleures situations, reste des hébergements. Ces lieux sont souvent d’un niveau de confort très correct, avec des sanitaires (douche et toilettes) situés dans la chambre même ou juste à côté, et partagés avec peu de gens ; avec aussi la possibilité de faire la cuisine (ce qui est une revendication très forte des hébergés). Dans le cadre du choix politique « un logement d’abord », qui vise à mettre d’emblée les plus pauvres dans un logement, sans passer par les étapes actuelles (centre d’hébergement d’urgence, centre d’hébergement et de réinsertion sociale, etc.), ces chambres pourraient, moyennant un aménagement et un investissement assez réduits, devenir des studios qui seraient alors de vrais logements. Leurs habitants pourraient enfin accéder au bonheur simple de recevoir qui ils souhaitent, quand ils le souhaitent, à la seule condition de respecter les voisins. C’est là ce que nous pouvons tous faire et qui, même dans les hébergements les plus modernes et les mieux structurés, est inaccessible à ceux qui les occupent. Ces derniers pourraient aussi partir de chez eux (en vacances, en déplacement, etc.) autant de fois et aussi longtemps qu’ils le désirent, ce qui semble évident pour tous (hors confinement…) mais, là aussi, leur est aujourd’hui largement interdit. On pourrait aussi appliquer la même politique aux hôtels ordinaires fermés : nombre d’entre eux sont sans perspective proche de réouverture à cause de la situation sanitaire. Sur les cent milliards du plan de relance, on l’a constaté, bien peu est prévu pour les plus pauvres ; on pourrait pourtant racheter ces hôtels vides et les transformer d’emblée en logements pour personnes sans domicile. C’est une occasion exceptionnelle et unique, qui permettrait à la fois – enfin ! – de tenir la promesse, si souvent formulée et si peu tenue, d’éradiquer le sans-abrisme et de donner de l’air à toute la filière du logement.

Mieux nommer, mieux décompter pour agir plus finement et, finalement, appliquer enfin, à grande échelle, la politique du « logement d’abord », revendiquée fortement mais bien peu appliquée : voilà quelques effets « collatéraux » de la Covid-19 qui pourraient être bénéfiques…

Nicolas Clément

Président de l'association Un Ballon pour l'insertion, responsable d’équipes d’accompagnement de familles à la rue et en bidonville au Secours Catholique, il est l'auteur de Dans la rue avec les sans-abri (Jubilé-Le Sarment, 2003) et de Une soirée et une nuit (presque) ordinaires avec les sans-abri (Cerf, 2015).

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