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Dieudonné n'est vraiment pas drôle

janvier 2014

#Divers

Article initialement paru dans Libération, 20 janvier 2014

 

La tentative de « mise à mort » de Dieudonné par Manuel Valls est d’autant plus discutable que les spectacles de celui-ci, pas plus que sa guérilla politique et judiciaire fondée sur la concurrence victimaire, ne datent pas d’aujourd’hui. Si l’on avait mieux suivi l’évolution au long cours de Dieudonné, on aurait saisi qu’il est à la fois : une bête de scène, un orfèvre de la scène live qui sait comment faire avec son public ; un comique qui pratique un rire exclusivement ethnique et identitaire ; un guerrier qui n’est jamais aussi à l’aise que lorsqu’il tient, en bon garde-frontière, son ennemi dans le viseur [1].

 

Peut-on rire de tout ? Il y a belle lurette, en dépit de l’intermède Sarkozy, que le comique visant le pouvoir et les politiques ne fait plus rire (De Gaulle et Mitterrand ne sont plus là, Hollande se cache sur un scooter : « ça ne résiste plus, c’est mou », disait Raymond Devos à Guy Bedos empêtré dans ses messages politiques), que le rire bas (le sexe version Bigard) et le comique identitaire/ethnique se sont imposés alors même qu’il devient inadmissible de rire de sketches relatifs à des tournantes (Albert Dupontel est devenu sage et gentil si on se rappelle de ses histoires sales où pauvres clochardisés et filles violées en prenaient plein la figure. Quant à Michel Muller et son clown pédophile, ils ont disparu de la scène). Galéjade que de laisser croire que l’on rit de tout ! On ne fait pas rire de n’importe quoi mais de ce qui résiste et tient debout, or rien n’est plus rigide qu’un collectif ethnique. Dieudonné le sait car il a longtemps joué à deux le rire ethnique : dans un sketch fort connu qui se passe dans une Cité, « Cohen et Bokassa », Elie Semoun le juif occupe la scène avec lui l’Africain. Le texte est violent, guerrier, et Semoun n’est pas le plus doux des deux, mais on a affaire à un comique de confrontation, à un Laurel et Hardy ethnique. C’est très chaud, le juif et le black s’envoient des mots à la figure avant que l’on comprenne à la fin du sketch que la scène est devenue un ring de boxe, un champ de bataille et qu’il va y avoir du sang. Il y avait là une  violence partagée mais on pouvait encore se renvoyer la balle. Dieudonné n’est jamais aussi bon qu’avec un double qui lui fait face, comme Claude Rich, son amant dans le Derrière de Valérie Lemercier. D’autres ont pratiqué tout seul le rire ethnique en jouant plusieurs personnages qu’ils savent mettre en tension, en ébullition : c’est le cas de Jamel Debbouze dans ses trois one man show et de Fellag, dont on connaît l’art de l’entrechoquement et de la dissonance (« Je dis « bonjour » en kabyle. On me répond en arabe. Et la conversation s’engage en français. ») Seul ou non en scène, le rire ethnique est une affaire qui se joue à plusieurs pour mieux se renvoyer dos à dos et éviter la castagne. Si Coluche a imaginé le sketch du flic arabe, c’est pour mieux se moquer et des flics (puisqu’il est arabe) et des arabes (puisqu’il est flic).

 

Mais Dieudonné et Elie Semoun ont divorcé, Dieudonné ne s’est pas remis en couple et il joue tous les rôles à sa manière. Il dispose de plusieurs stratégies: soit il vise le communautés les unes après les autres, il attaque en règle tous les collectifs (que lui dire alors puisqu’il n’en épargne aucune !), ou bien il fait semblant d’être neutre, un juge de paix  (c’est le fameux casque bleu de l’Onu basé entre les territoires israélien et palestinien), mais il y a toujours un mot de trop, une manière d’indiquer pour qui prendre parti (s’il ne peut pas le faire oralement il le fait d’un cri ou d’un geste, dont la quenelle est le symbole).   

 

Dieudonné est une bête de scène (on savait d’avance qu’il changerait son spectacle interdit, Le Mur, en deux jours), mais il n’est vraiment pas drôle. Et pour cause, il n’a pas compris que le ressort du  comique ne consiste pas à donner des coups (à cogner, à casser, à exclure) mais à s’approcher de quelque chose de dangereux et donc de fragile. Des exemples classiques pour comprendre ce que Dieudonné ne sait pas faire : être en déséquilibre, mal assuré sur un fil comme Chaplin dans le Cirque où il est prêt à tomber à cause d’un singe qui le pince ; être sur une ligne qui balise une frontière comme celle des dernières images du Pèlerin du même Chaplin qui ne veut ni se faire prendre par le sheriff côté Texas ni se faire piéger par les bandits côté Mexique ; faire deux choses à la fois (tenir ensemble deux bateaux que l’orage écarte comme Keaton dans Steamboat Bill Junior). Dieudonné ne tombe jamais, il est installé sur la bande frontière et garde un Mur. Il fait le choix de l’un contre l’autre au nom de la concurrence victimaire au lieu d’être celui qui met en tension les identités, les collectifs. Il ne fait que trier les victimes, il établit des listes (Patrick Cohen) et des hiérarchies, il est devenu antisémite au nom même de l’égalité des victimes. Il est massif, c’est un costaud, il pratique un comique de la certitude, ce qui n’est vraiment pas drôle. Reste que le public (qui jure qu’il n’est pas antisémite bien sûr !) se fait piéger car Dieudonné, le meneur de ces jeux victimaires ne laisse pas planer le doute. Le nouveau spectacle est redoutable parce que son public sait ce qu’il pourrait dire sans pouvoir le dire tout en le disant autrement. Qu’est-ce que cela change, dira-t-on ? On ne peut certes pas rire de tout, mais l’art du comique a des règles qu’une bête de scène comme Dieudonné a oubliées en raison même de son antisémitisme. C’est pourquoi Dieudonné n’est vraiment pas drôle : cette une bête de scène qui a réduit son art du comique jusqu’à le rendre bête et odieux car il sait d’avance ce qu’il veut dire : la shoah n’est qu’une histoire de juifs.     

                                                        

Olivier MONGIN 

 



[1] Sur les stratégies de Dieudonné, voir Olivier Mongin. De quoi rions-nous ? Notre société et ses comiques, Pluriel Hachette, 2006, pp. 105/115.