
Le mythe 68. The French Dispatch de Wes Anderson
Le film de Wes Anderson, The French Dispatch, fait une place importante au souvenir de Mai 68. Représenté à la saucé yéyé et dans une perspective transatlantique, il associe à des événements réels et un mythe vivace le portrait romantique d’une jeunesse animée par des ambitions existentielles.
En octobre dernier, le réalisateur de La Vie aquatique (2004), entre autres pépites, faisait son grand retour. Wes Anderson, Texan installé à Paris, sortait The French Dispatch, une plongée étourdissante au cœur de la rédaction d’un supplément hebdomadaire à un journal américain fictif, le Kansas Evening Sun, installée dans la non moins fictive ville française d’Ennui-sur-Blasé. Certains ont salué la distribution ébouriffante de ce film conduit au pas de charge. D’autres ont frisé l’écœurement, tant Wes Anderson semble avoir poussé son esthétique foisonnante et maniaque à son paroxysme. Au-delà de ces controverses, la structure du film elle-même mérite d’être commentée, puisqu'il repose sur trois séquences distinctes, trois reportages et articles à paraître dans le French Dispatch. C’est la seconde séquence de ce triptyque qui intéresse cet article : la couverture d’un mouvement étudiant qui emprunte autant à Mai 68 qu’à sa légende.
Mourir d’ennui
Tout commence le 1er mars, chez Wes Anderson, d’un mouvement étudiant à une grève générale, le 10 mars, et cette manière d’égrainer les jours rappelle en soi l’historiographie de 1968. Dans le film, c’est la volonté d’autoriser l’accès des dortoirs des filles aux garçons qui aurait mis le feu aux poudres, une revendication qui figurait effectivement parmi celles du Mouvement du 22 mars, à l’université de Nanterre. Cette occupation, qui marque le début des « événements de mai », a pourtant une origine méconnue et tout à fait transnationale : la contestation de l’arrestation d’étudiants qui manifestaient contre la guerre américaine au Vietnam, au cœur de la guerre froide.
Les empilements de mobilier scolaire et les barricades de pavés sur fond d’immeubles haussmanniens représentés par Wes Anderson rappellent bientôt l’occupation de la Sorbonne et quelques soirées de guérilla dans le Quartier latin. Les violences policières sont suggérées, mais le conflit se règle avant tout autour d’une partie d’échecs surréaliste dans le film de Wes Anderson. Beaucoup d’historiens s’accordent à dire, par ailleurs, que le préfet de police de Paris en 1968, Maurice Grimaud, a évité que les mobilisations étudiantes ne soient trop brutalement réprimées – une forme de « retenue » que les manifestants du Front de libération nationale algérien n’avaient pas connue lors du massacre du 17 octobre 1961, quand Maurice Papon était préfet de police.
Dans The French Dispatch, Mai 68 est cependant plus sensible dans le discours que dans le déroulé des événements. Les étudiants rassemblés autour de leur leader charismatique, Zeffirelli (Timothée Chalamet), se retrouvent au bar Le Sans Blague et s’arrachent les cheveux sur l’écriture d’un manifeste qui ferait date. La sociologie du mouvement est correctement représentée : de jeunes femmes et de jeunes hommes de classes moyennes et supérieures, la bourgeoisie des Trente Glorieuses, qui bénéficient d’une vague historique de massification scolaire. C’est aussi l’émergence d’un nouvel âge de la vie dans les démocraties occidentales, entre l’adolescence et l’emploi : la jeunesse – un temps de formation et souvent un immense privilège, le temps des promesses.
La journaliste américaine qui couvre ce mouvement, Lucinda Krementz (Frances McDormand), désespère tout de même rapidement de voir ces jeunes gens s’épuiser en discussion et s’écharper en factions innombrables, quand l’union devrait faire leur force. En vérité, c’est une scission des gauches qui s’opère à cette époque et Wes Anderson le suggère habilement. Au corpus de la gauche « historique », classiste et héritée du marxisme, s’adjoint une série de revendications et de mouvements sociaux aux préoccupations alors assez nouvelles : la race, le genre ou encore l’environnement – un intérêt largement adossé au rejet du nucléaire, en pleine guerre froide. Le sociologue Alain Touraine insiste aussi sur le fait que les mouvements sociaux engagés en 1968 se caractérisent par des modalités de mobilisation inédites, marquées par la désobéissance civile1. On pense notamment aux sit-in, mais les étudiants d’Ennui-sur-Blasé ont préféré protester en empruntant tous les livres de leur bibliothèque jusqu’à en vider chaque rayon (checkout protest).
Le maoïsme et son Petit Livre rouge étaient également omniprésents dans les discours et les cartables de 1968. Quand Wes Anderson représente le suicide du jeune Morisot, un étudiant en plein service militaire, il met aussi en lumière ce que l’on pourrait désigner comme une gauche existentialiste. Avant de mourir, Morisot déclare : « Je ne peux plus m’imaginer comme un homme adulte dans le monde de nos parents. » Le rejet de la vie et de la société auxquelles on le destine est explicite. Il rappelle ainsi une inscription sur les murs de la Sorbonne, bien réelle celle-ci : « Nous refusons un monde où l’assurance de ne pas mourir de faim est remplacée par le risque de mourir d’ennui2. » Le malaise devient existentiel et l’historien Doug Rossinow parle d’une quête d’authenticité héritée de la philosophie existentialiste de l’après-guerre pour qualifier l’émergence d’une New Left, particulièrement influente aux États-Unis3.
Cette authenticité, sacrée dans un modèle philosophique obsédé par la quête d’un sens collectif et supérieur aux aspirations individuelles et quotidiennes, se déploie comme un engagement vis-à-vis de soi, puis des autres – des minorités notamment – et finalement de la société et de l’environnement dans leur ensemble. Albert Camus parle d’un mouvement qui irait d’une révolte intime, face à sa condition autant qu’à l’état du monde et de ses injustices, vers une mobilisation collective et altruiste. Tel est en effet le mouvement central de La Chute (1956) et le sens profond de sa sentence : « Je me révolte, donc nous sommes4. » La lutte s’éloigne ainsi de l’usine et de la classe sociale, dans une période de plein emploi et d’abondance croissante où l’on ne craint plus autant de « mourir de faim », pour intégrer de nouveaux objets, à commencer par la lutte contre une certaine forme d’aliénation capitaliste largement représentée par Roland Barthes (Mythologies, 1957) ou Guy Debord (La Société du spectacle, 1967).
« Les enfants sont grognons ! »
Cette gauche participe aussi d’une pensée décoloniale où la conscience individuelle de son identité racisée et des rapports de domination à l’œuvre précèdent les mobilisations indépendantistes. Les auteurs francophones de la Négritude, très liés à la gauche existentialiste, ont toutefois été qualifiés de « négristes et petits-bourgeois5 » par le Parti communiste français au lendemain du premier Congrès international des écrivains et artistes noirs (Sorbonne, 1956). Ces « nouvelles gauches », intéressées par les questions qu’on désignerait aujourd’hui comme intersectionnelles, ont souvent été mises en cause pour leur individualisme, jugé coupable, et leurs luttes culturelles, jugées secondaires, voire frivoles. Wes Anderson effleure cette question lorsque Juliette (Lyna Khoudri), plus radicale que son ami Zeffirelli, refuse que celui-ci affiche une image de chanteur populaire dans leur quartier général. Elle lui préfère celle de François-Marie Charvet, un intellectuel fictif dont on comprend qu’il est certainement l’avatar de Jean-Paul Sartre – super star de 1968 que de Gaulle, refusant qu’il soit arrêté, aurait comparé à Voltaire quelques années plus tôt.
Figure d’une passion politique ardente chez Wes Anderson, Juliette est à Zeffirelli ce que Dean Moriarty est à Sal Paradise dans Sur la route (Jack Kerouac, 1957), l’instigatrice de la révolte. Comme dans le roman, où la révolte s’achève par un retour chez soi et l’achat d’un frigidaire, la journaliste Lucinda Krementz prédit que la mort de Zeffirelli finira surtout par faire vendre un grand nombre de produits dérivés – une pointe de cynisme qui n’est toutefois pas sans rappeler le sort du portrait iconique de Che Guevera (Alberto Korda, 1960), voire le souvenir de Mai 68 lui-même. À ce jeu-là, Wes Anderson coche d’ailleurs toutes les cases de l’« esthétique 68 » puisque les emprunts à la Nouvelle Vague sont omniprésents, aux yéyés également. Zeffirelli a la moustache fine, la cigarette et les cheveux gras en bataille qui conviennent aux ambitions intellectuelles et aux expérimentations sensuelles de son âge, surtout aux abords de la Sorbonne. Sa rencontre avec la journaliste Mrs. Krementz, alors qu’il s’acharne à écrire dans son bain, n’est d’ailleurs pas sans rappeler quelques scènes d’un autre film sur 68 : The Dreamers (Bernardo Bertolucci, 2003). Comble de la révolte rive gauche, les étudiants rebelles de Wes Anderson s’activent même autour d’une radio pirate, autre réalité transnationale des années 1960 au cœur du film Good Morning England (Richard Curtis, 2009).
Au-delà de ces marqueurs esthétiques, Wes Anderson représente tout de même ce qui semble l’un des héritages les plus décisifs de 1968 – encore plus avec la crise climatique actuelle et après deux années de pandémie : l’émergence de la génération comme une catégorie politique à part entière, au même titre que la classe sociale. The French Dispatch représente le conflit générationnel avec humour, puisque les adultes y scandent régulièrement : « Les enfants sont grognons. » C’est pourtant la jeunesse et un certain panache des militants de 1968 qui ont participé à ancrer cet héritage si profondément dans nos mémoires. Au début des années 1960, Simone de Beauvoir écrivait notamment, au sujet de ses étudiantes : « Elles avaient “l’âge métaphysique” ; la vie n’existait pour elles qu’en idées et c’est pourquoi leurs idées étaient si vivantes6. »
Cet « âge métaphysique » était aussi celui de la génération romantique et de son « mal du siècle » au début du xixe (Alfred de Musset, La Confession d’un enfant du siècle, 1836). Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, au sujet de Mai 68, Hannah Ardent écrit à l’un de ses amis : « Il me semble que les enfants du siècle prochain apprendront l’année 1968 de la même manière que nous avons appris l’année 18487. » L’année 1968 s’inscrit en effet dans une mythologie révolutionnaire et romantique. C’est la raison pour laquelle Lucinda Krementz, journaliste de The French Disaptch, qui revendique régulièrement une neutralité parfaitement bafouée, parle du « narcissisme touchant de la jeunesse » tout en admirant la ferveur avec laquelle ils défendent leurs idéaux. Le mélodrame est irrésistible, sur la chanson « Aline » (Christophe, 1979), et cette révolte traversée de pulsions érotiques adolescentes n’a bientôt plus du tout la tournure du Grand Soir. Comme l’essentiel des mouvements de 1968, elle se solde d’abord par une sévère gueule de bois. Il ne reste alors plus qu’à s’interroger sur les vertus de la « chienlit » : un échec politique peut-il néanmoins assurer des bouleversements culturels durables ?
Transatlantique
Comme d’autres leaders des révoltes des années 1960, Zeffirelli, héros de Wes Anderson, connaît une fin tragique – et accidentelle – qui l’élève au rang d’icône sacrificielle. Il ajoute alors au « mythe 68 », au lyrisme assumé, et la section du French Dispatch qui raconte son histoire s’intitule d’ailleurs « Politique et poésie ». On retrouve alors une dichotomie fondamentale entre la mémoire des « années 1960 » et celle des Sixties8. La première, qui se revendique d’une forme de neutralité historiographique, rappelle que les années 1960 étaient avant tout une période de troubles profonds, d’inégalités criantes et de grande violence, mais les Sixties demeurent, elles, comme l’âge des possibles. Peut-être l'humanité n’a-t-elle en effet cessé d’avoir peur, pour reprendre les mots de Guy Hocquenghem, « qu’une seule fois en sa longue vie : entre les années 1960 et les années 19809 ».
C’est dans donc ce Quartier latin soixante-huitard idéalisé que se construit le récit de Wes Anderson, un espace qui est aussi résolument transatlantique. La culture américaine a bien propulsé la révolte adolescente et l’errance existentielle au plus haut niveau des arts, de L’Attrape-cœurs (Jerome D. Salinger, 1951) au film Lady Bird (Greta Gerwig, 2018). Le souvenir des années 1960, également très vivace outre-Atlantique, s’invite ainsi dans The French Dispatch où l’un des personnages, Mitch-Mitch, refuse d’accomplir son service militaire et de participer à une guerre qu’il qualifie d’impérialiste. Il brûle son insigne et ce geste rappelle davantage celui des jeunes Américains, qui brûlaient leur ordre de mobilisation pour partir au Vietnam, que celui des jeunes Français qui étaient envoyés faire leur service militaire en Algérie au moment où la guerre faisait rage.
Alors que l’autrice américaine et papesse du Nouveau journalisme Joan Didion vient de disparaître, rappelons enfin que ce film est aussi un hommage à une certaine presse américaine de l’après-guerre, volontiers transatlantique et façonnée par de longs reportages. L’ombre du New Yorker est omniprésente, tout comme celle de son fondateur Harold Ross. D’autres figures mythiques du journalisme américain sont convoquées, à commencer par James Baldwin. De nombreux critiques ont également cité Samuel Nathaniel Behrman, Rosamond Bernier, Mavis Gallant, Joseph Mitchell ou Lillian Ross. Blaise Cendrars écrivait, au sujet des bouquinistes des quais de Seine, que Paris est la seule ville du monde où coule un fleuve encadré par deux rangées de livres (Bourlinguer, 1948). On est ainsi tenté d’affirmer que chez Wes Anderson, avec le souvenir de ces grands noms du journalisme, l’Atlantique coule entre deux buildings de papier.
- 1. Alain Touraine, La Voix et le Regard, Paris, Seuil, 1978.
- 2. Andrew Feenberg et Jim Freedman, When Poetry Ruled the Streets: The French May Events of 1968, avant-propos de Douglas Kellner, Albany, The State University of New York Press, 2001, p. 38.
- 3. Doug Rossinow, The Politics of Authenticity. Liberalism, Christianity and the New Left in America, New York, Columbia University Press, 1998.
- 4. Albert Camus, L’Homme révolté [1951], Paris, Gallimard, 2015, p. 38.
- 5. Euzhan Palcy, Aimé Césaire, une parole pour xxie siècle [film documentaire], New York, JMJ Productions, 2006.
- 6. Simone de Beauvoir, La Force de l’âge [1960], Paris, Gallimard, 1986, p. 448.
- 7. Hannah Arendt et Karl Jaspers, Correspondance, trad. par Eliane Kaufholz-Messmer, Paris, Payot, 1996, p. 681.
- 8. James Riley, The Bad Trip: Dark Omens, New Worlds and the End of the Sixties, Londres, Icon Books, 2019.
- 9. Guy Hocquenghem, L'Amphithéâtre des morts. Mémoires anticipées, préface de Roland Surzur, postface de René Schérer, Paris, Gallimard, 1994, p. 28.