Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Flux d'actualités

L’aventure Beauvoir

Le documentaire Simone de Beauvoir. L’aventure d’être soi de Fabrice Gardel et Mathieu Weschler retrace la vie de l’écrivaine disparue il y a 35 ans. Tout en insistant sur l’actualité de son œuvre et de ses engagements féministes, il s’efforce de restituer son entreprise intellectuelle, politique et existentielle.

Ces derniers mois, les amateurs de l’œuvre de Simone de Beauvoir ont été gâtés. En septembre, l’universitaire américaine Judith Coffin publiait Sex, Love, and Letters: Writing Simone De Beauvoir, sur la correspondance de l’écrivaine (Cornell University Press, 2020). Le mois suivant marquait la sortie du roman Les Inséparables, un inédit de Beauvoir sur sa jeunesse et sa passion pour Élisabeth Lacoin, dite Zaza (L’Herne, 2020). Quelques jours plus tard venait Devenir Beauvoir. La force de la volonté, une biographie par l’universitaire britannique Kate Kirkpatrick (Flammarion, 2020). Même La Poste s’est fendue d’un timbre inédit pour la Journée internationale des droits des femmes… Simone de Beauvoir. L’aventure d’être soi, le documentaire de Fabrice Gardel et Mathieu Weschler (Zadig Productions – Public Sénat) diffusé en avril 2021 sur Public Sénat, participe donc d’une actualité riche. Ses deux réalisateurs n’en sont pas non plus à leur coup d’essai puisqu’ils ont récemment sorti l’excellent Raymond Aron, le chemin de la liberté (2018) et Albert Camus, l’icône de la révolte (2020).

Les lois de la publicité font que l’on insiste souvent sur les liens d’un classique de la littérature, du cinéma ou du théâtre avec le présent. Pour ce qui concerne l’héritage de Beauvoir comme ce documentaire, force est de constater qu’ils renvoient effectivement à plusieurs actualités. Parmi celles-ci, il y a la disparition récente de Gisèle Halimi avec laquelle Beauvoir avait notamment pris la défense de Djamila Boupacha, membre du Front de libération nationale algérien, torturée et violée par des militaires français. Il y a aussi le rapport sur « Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie » que l’historien Benjamin Stora vient de remettre au président de la République. Beauvoir et Sartre, militants infatigables contre la colonisation et signataires du Manifeste des 121 pour « le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie », ont beaucoup contribué à la médiatisation de ces débats.

Alors que l’on apprécie déjà des changements de mentalité et de pratiques suite au mouvement #MeToo, ce nouveau documentaire insiste particulièrement sur l’héritage féministe de Beauvoir. Les témoignages se succèdent (Élisabeth Badinter, Titiou Lecoq, François Noudelmann ou Leïla Slimani) et l’effort de contextualisation rappelle la nature proprement révolutionnaire du Deuxième Sexe, publié en 1949, alors que les Françaises venaient tout juste d’obtenir le droit de vote. Cet ouvrage – encyclopédie sur la condition des femmes plus qu’œuvre militante – lançait le féminisme de la deuxième vague, celui qui a conduit au Manifeste des 343, au procès de Bobigny et à la dépénalisation de l’avortement par la loi Veil, celui qui a posé les bases conceptuelles et militantes de bien des mouvements d’émancipation par la suite. Dans l’adoubement ou la continuation, rares sont les féminismes étrangers à Beauvoir, même lorsqu’ils la rejettent, pointent des biais, des contradictions ou des manques. Tuer la mère n’enlève rien au fait qu'elle vous a donné naissance.

Bien rythmé et très accessible, ce nouveau documentaire mobilise des ressources variées, à commencer par des archives dans lesquelles Beauvoir témoigne directement. Les publicités des années 1950 et 1960 qui vantent les mérites de la bonne ménagère sont amusantes et interrogent sur ce que nous appelons désormais la charge mentale. Elles promeuvent « cette mystérieuse plénitude » qui devait s’emparer de chaque femme qui « encaustiquait le carrelage de sa cuisine » – pour citer Betty Friedan, militante américaine héritière de Beauvoir (La Femme mystifiée, 1963). De nombreuses féministes de la seconde moitié du XXe siècle ont effectivement témoigné de l’influence déterminante du Deuxième Sexe, un best-seller international. Cela est particulièrement vrai aux États-Unis où Beauvoir, sortie de l’ombre sartrienne, est peut-être plus célébrée encore qu’en France. Fabrice Gardel et Mathieu Weschler reviennent sur les voyages américains de Beauvoir, sa découverte de la ségrégation aux côtés de Richard N. Wright et son coup de foudre pour l’écrivain Nelson Algren, voix des laissés-pour-compte du rêve américain.

Beauvoir voyage inlassablement, s’intéresse à toutes les marginalités et aux lieux dans lesquels on les relègue. Beaucoup de ces espaces fonctionnent alors comme des « hétérotopies » : autant de miroirs qui, lorsqu’on s’y regarde, reflètent tout ce que la société réprouve, ses obsessions et ses névroses (Michel Foucault, « Des espaces autres », 1984). L’entreprise beauvoirienne d’étude des rapports de domination, à commencer par ceux du patriarcat, témoigne de son projet politique. Beauvoir et Sartre, compagnons intellectuels et de combat, fusionnels plus qu’amoureux ou amants, partageaient la même ambition de peser sur « le cours des choses » au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Tel était le projet de la revue Les Temps modernes, et Beauvoir a bien écrit, au sujet de sa jeunesse avec Sartre : « Nous voulions exercer une action personnelle, par nos conversations, notre enseignement, nos livres ; ce serait une action plus critique que constructive, mais en France, au moment où nous nous trouvions, nous pensions que la critique avait une extrême utilité. » (La Force de l’âge, 1960)

L’ambition intellectuelle et politique de Beauvoir, proprement existentialiste, vaut aussi à son échelle individuelle et s’inscrit jusque dans le titre du documentaire, Simone de Beauvoir. L’aventure d’être soi. Le refus des conformismes, le fait d’assumer ce que nous désignerions sûrement comme bisexualité et polyamour aujourd’hui, ainsi que la construction résolue de son œuvre littéraire et philosophique témoignent de sa soif d’expérience et d’authenticité. C’est là l’origine de sa vaste entreprise autobiographique, ses Mémoires, réunis en Pléiade sous la direction de Jean-Louis Jeannelle et Éliane Lecarme-Tabone (Gallimard, 2018). Loin de s’en tenir aux Mémoires d’une jeune fille rangée, Fabrice Gardel et Mathieu Weschler présentent également des œuvres moins connues de Beauvoir : Une mort très douce (1964), sur la disparition de sa mère, et La Cérémonie des adieux (1981), sur la maladie et la déchéance de Sartre. Ces récits intimes accueillent des réflexions de Beauvoir sur l’âge, la perte d’une forme de vitalité intellectuelle et physique – qui l’inquiétait beaucoup –, mais aussi la maladie, la dépendance et le deuil. Beauvoir s’interroge également sur le sort que la société réserve aux personnes âgées et dénonce le silence et l’indifférence qui les entourent (La Vieillesse, 1970).

Le documentaire n’est pas complaisant et évoque la fascination de Beauvoir et Sartre pour certains régimes communistes et autoritaires à l’époque de la guerre froide. On redécouvre alors leurs rencontres avec quelques géants du siècle dernier : Nikita Khrouchtchev, Mao Zedong ou Fidel Castro. On se souvient aussi de la publication de L’Opium des intellectuels de Raymond Aron (1955), qui dénonçait toute fascination marxiste. Albert Camus, dans une autre tradition politique, avait déjà pris ses distances avec cette ferveur (L’Homme révolté, 1951), ce qui avait d’ailleurs provoqué sa brouille avec Beauvoir et Sartre.

Outre une plongée dans les controverses idéologiques qui ont structuré la vie politique française, ce documentaire pose la question des moyens de représentation de la littérature à l’écran. Dans ce cas, le parti pris est surtout biographique. La place faite aux œuvres s’en trouve réduite, mais le portrait de Beauvoir tend vers l’exhaustivité. En 2016, l’excellent documentaire I Am Not Your Negro de Raoul Peck faisait le pari inverse : circonscrire le propos à un texte inachevé de James Baldwin pour se concentrer sur les éléments politiques et biographiques afférents. Rares sont les « documentaires littéraires » dont le parti pris n’est ni biographique, ni relatif à une œuvre déterminée. La série « Le Génie des lieux », consacrée à plusieurs universités européennes, proposait une approche innovante de ce point de vue : celle des lieux de formation et de leurs rencontres, des travaux intellectuels et scientifiques – les lieux de la controverse. Un documentaire dédié à l’École normale supérieure restituait ainsi les désaccords entre Aron et Sartre (Mathilde Damoisel et Antoine de Gaudemar, 2016). Un autre, sur la London School of Economics, rappelait les dissensions entre Friedrich Hayek et John Maynard Keynes (Valéry Gaillard, 2016).

On pourrait également évoquer les « biopics littéraires » : l’exceptionnel Truman Capote (Bennett Miller, 2005) ou les plus policés, mais satisfaisants, Hannah Arendt (Margarethe von Trotta, 2012), Kill Your Darlings (John Krokidas, 2013), Rebel In The Rye (Danny Strong, 2017) ou Tolkien (Dome Karukoski, 2019). Naturellement, la fiction s’est aussi essayée à la représentation de figures littéraires à l’écran, notamment ces dernières années avec l’époustouflant The Wife (Björn Runge, 2017). Dans le documentaire comme la fiction, cependant, le plus difficile reste la représentation du travail d’écriture – dissocié de ses atours affectifs ou politiques. Peut-être est-ce trop périlleux car immobile, introspectif et opiniâtre, souvent pénible pour les écrivains eux-mêmes. L’écriture est pourtant le sel de leur génie et, dans le cas de Beauvoir, le meilleur moyen de lier chacun des pans de sa vie, le témoignage inestimable de sa soif d’exister.