
Sans que la nuit remue. Quatre mois de guerre en Ukraine
Après la stupeur, une normalisation de l’horrible pourrait servir la propagande de l’agresseur en faveur d’un compromis. Mais, en Europe, un accord est acquis sur le sens de l’histoire en cours, la dissymétrie entre agresseur et agressés, ainsi que sur les responsabilités des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité.
Il y a des mécanismes psycho-sociologiques qu’il ne faudrait pas juger avant de les avoir décrits1. Celui qui m’intéresse ici est lié au simple écoulement du temps : il semble difficile de tenir dans le temps l’intensité d’un bouleversement de la conscience collective, lorsqu’un contexte tragique vient mettre en désordre le cours ordinaire des choses. Parfois, le « présent », ce don gratuit encore ce matin, hotte ouverte dans le dos du jour, offre son imprévu effroyable, qui change tout. Alors, pendant le temps variable et discontinu de cette tempête sémiologique appelée par facilité « émotion », il se produit dans notre espace collectif de pensées comme une irruption de nouvelles phrases, de nouvelles évidences.
Un drôle de silence
Lors du premier confinement, il y a plus de deux ans, la menace mondiale d’une pandémie nouvelle nous avait un temps stupéfié : comme après un violent coup de frein, un drôle de silence dû au suspens du bruit du monde social réel a enveloppé un temps une forme de vie sociale différente, où le « chacun chez soi » saturait un espace privé sur-habité, autour d’une place publique désertée… Souvenons-nous de la prise de conscience collective de la valeur de résistance courageuse des métiers derniers de cordée, premiers sur le front d’une résistance quotidienne pour la survie de tous. Il y eu ce rapport changé au monde physique du quotidien, mieux respecté, aux cascades des mépris sociaux ordinaires, contredits, au sens noble des solidarités sociales, même les plus minuscules, redécouvert ! Toutes ces vieilles lunes ont brillé à nouveau, comme la valeur de la résistance « nationale » quand elle est une condition de survie collective. Même les paroles des autorités politiques avaient changé de tonalité et étaient écoutées différemment. Pendant un temps court, il y a eu comme une prise de conscience accrue, à tous les échelons de la société, du respect et de la gratitude dus à la base matérielle de la vie la plus quotidienne, invisible en temps normal. Quand un immense « dire merci » collectif soulevait, le soir, les foules des « chacun chez soi », quelque chose se passait qui était différent. Puis, avec la durée et le retour à une vie plus normale, tout cela fut très bien oublié, effacé, au profit de la baisse progressive de l’inquiétude légitime et le retour à l’intranquillité peinarde des jours d’avant. Avec la fin de l’urgence effrayante, de la peur intime et de ses effets cognitifs provisoires, gommé, « zappé » ou perçu comme ridicule et faux, le moment de « grâce » éthique et politique. Comme si en temps normal, la noirceur était la teinte préférée comme fond du tableau où tout roule à peu près, teinte plus chic et intéressante que la limpidité bêtasse du « dire merci » à chaque matin du monde : le retour à la vie ordinaire voit son champ de disputes et de conflits fleurir à nouveau, dans un horizon de dangers et de tragédies certes réelles, mais repoussées au fond de l’écran.
Le vacarme de la guerre
Ce premier suspens oublié fait mieux percevoir le suivant, celui qui, depuis le 24 février 2022, nous a plongés dans le bruit et la fureur du pire de l’histoire des guerres européennes. Si l’arrêt du monde dû au virus avait, en figeant un temps toute vie sociale extérieure, imposé le silence des choses contre le bruit des histoires humaines, en sens inverse, la surprise terrible de cette guerre effrayante a replongé l’Europe dans le vacarme de ses propres guerres passées, violentes, cruelles, épouvantables. Un temps collectif de surprise et d’effroi, de bouleversement intime et collectif des consciences, s’est alors installé, surtout en Europe. Cette dernière s’est donc posé à ce moment la question de son propre sens : pourquoi l’Europe politique existe ? C’est ce passé historique du paysage des guerres anciennes faisant retour, avec ses bombes, ses tranchées, avec en plus une obscure lueur, une sourde irréalité d’époque, impossible à penser tranquillement, à savoir la possible menace nucléaire. Pendant quelque trois semaines environ, il y a eu cette ombre menaçante sur nous, même si personne n’y a cru « sérieusement ». Mais le sérieux rassurant, comme clé suffisante du possible quand tout est comme d’habitude, est déjà contredit par mensonge grotesque de la propagande russe, signe inquiétant d’une absence totale de sérieux minimal, lié à un manque stupéfiant de perception du monde réel.
Pendant ces premières semaines du temps d’intensité bouleversée, de stupeur nouvelle, de sentiments d’anxiété et d’incompréhension maximale en face de cette attaque de grande ampleur (donc préméditée), il s’est produit cette forme de redécouverte de grandes réalités invisibles ou décriées en temps de paix d’avant : l’Europe ! Elle existe ! On en redécouvre le sens, fondée autour de ses valeurs de démocratie et de paix, même si seulement en rêve, et fait alors front commun contre un agresseur responsable du crime contre la paix en face du monde entier (le FSB aura du travail pour falsifier cela…). Redécouverte dans la foulée de la démocratie fondamentale, imparfaite avec tous ses défauts, ses injustices, ses crimes parfois, mais tellement manquante à celles et ceux qui en sont privés : la base matérielle de la démocratie, oubliée en temps normal, comme accroissement des libertés pragmatiques autour du corps humain, comme parler, se taire, voyager, lire, écrire ceci ou cela, et ne pas avoir à rendre compte de sa sexualité, dans une égalité de droit progressive entre les sexes, les sexualités, les religions dans leur séparation au politique, lui-même heureusement indépendant du juridique, qui fait que l’on peut imaginer un recours, un tiers. Tout à coup, pendant cette première période de stupeur et d’angoisse, les Français comprenaient qu’on puisse mourir pour une démocratie imparfaite, un droit de vote qu’ils critiquent, avec justesse parfois, mais souvent piétinent avec joie et mépris, en temps ordinaire.
Dans le même temps, dans la foulée de la violence historique du présent, un effet de dévoilement historique se produit et on voit d’un « œil neuf ». On redécouvre l’histoire réelle de l’accès au pouvoir d’un chef du Kremlin assis sur son trône par le mensonge et le crime : rien n’est plus dangereux qu’un homme qui se venge des crimes qu’il commet, pour emprunter à La Rochefoucauld. On montre à la télévision l’évolution d’un pouvoir prédateur et criminel dès son origine, avec la séduction d’un Eltsine par d’ignobles usages de vidéos, exhibées au journal de 20 heures, de la sexualité du juge qui menaçait sérieusement l’ancien président alcoolique, avec les attentats sanglants (maintenant connus comme étant le travail du FSB) dans la banlieue de Moscou dès son arrivée au pouvoir, déclenchant la seconde guerre de Tchétchénie, destructrice, criminelle et infâme contre les civils et le bâtis des villes, comme en Syrie par la suite, pire site de la criminalité d’État exterminatrice de civils, pouvoir de mort sauvé par le président russe, ou ailleurs encore, et en Russie contre ses opposants. Un pouvoir russe, défenseur fanatique à l’ONU des pires dictateurs de la planète, manipulateur de déstabilisations « hybrides », armées et de communication toxique, en Bosnie, en Afrique et au travers de tous les continents choisis contre l’Occident ; un pouvoir dont la haine profonde se dévoile, celle de la démocratisation possible des sociétés, leur rêve de démocratie, au sens social d’aisance minimale et de libertés fondamentales des peuples. Le portrait se redessine d’un personnage, un des plus riches de la planète, planquant son yatch au luxe insensé quinze jours avant l’agression (pas fou !), un Escobar de l’Oural, le doigt sur le bouton rouge, vengeur sans pitié, maître du plus vaste pays du monde, qui en veut toujours plus et qui semble en être au point d’un vertige que tout le monde perçoit. Au-delà du combat politique, il use de la cruauté extrême contre ses victimes, torturées dans ses prisons en Russie – pensons à la disparition d’Alexeï Navalny depuis le 14 juin 2022 –, ou contre les populations civiles ukrainiennes, persécutées dans des sièges impitoyables, trompées dans de faux espoirs de couloirs humanitaires et jusqu’à ces horribles ghettos sidérurgiques du xxie siècle, résistant jusqu’au bout. Et alors se déploie à nouveau, dans sa fraîcheur et son énigme, le mot « héroïsme », qui redevient neuf, brillant, fort : oui ! la résistance ukrainienne imprévue est héroïque comme dans une tragédie antique. Et le courage nous apparaît plus qu’une simple vertu, mais comme la grande promesse matinale de l’humanité.
Le portrait du dictateur se redessine pendant cette période, et les mensonges stupéfiants dont il nourrit de force son peuple – car « ceux qui peuvent vous faire croire à des absurdités pourront vous faire commettre des atrocités » (Voltaire) – ne séduisent plus qu’ici des esprits rances ou vendus. Il n’est plus le dernier tsar récitant Pouchkine et aspirant aux mers chaudes pour la Grande Russie, mais une version sinistre et tardive de ce qu’il y a eu de pire au xxe siècle, le brun des fascistes de jadis et le rouge des staliniens, spécialistes du travail de construction sophistiquée du mensonge politique d’État. Petit à petit, ce dictateur de bandes dessinées, caricatural et prédictible dans son absence de normalité « sérieuse », donc imprédictible de fait, ne peut plus faire illusion.
Ainsi, avec cette tempête cognitive intense d’un présent bouleversé les premières semaines, on redécouvre les mots usagés, les vieilles valeurs suspectes, tombées en désuétude, comme l’héroïsme et la démocratie, la justice rendue au faits et aux personnes, la vérité historique, et apparaît la possibilité d’une perception collective plus respectueuse d’un réel qu’on sait inatteignable dans sa totalité, mais qu’on souhaite pouvoir un jour être travaillé par les historiens d’un Memorial revenu en Russie…
Un retour à la normale ?
Et puis le temps passe, la peur retombe et la durée amène insensiblement un retour à la vie normale : nos haines et disputes électorales suffisantes, nos peurs du chaud, du froid, du sec, du manque, d’autrui : ce sont les grêlons qui tombent sur nos têtes, pas des bombes, et tout le théâtre de cette guerre s’installe dans le paysage des normalités tragiques d’époque, aux côtés des Ouïghours, de l’Érythrée, du Yémen, de la Palestine, des talibans etc.
Ce mécanisme de normalisation inéluctable de l’horrible pourrait alors se doubler d’un oubli hystérique tordu et donc d’un déni salvateur, ce viatique de la culpabilité, pour peu que la désinformation féroce d’un agresseur expérimenté en production de mensonges ad hoc, adaptés à leurs cibles, devienne in fine la version parmi d’autres plus ou moins officielles d’un tournant masqué en faveur d’un compromis avec l’agresseur. Ce dernier, fort du tissage de liens sur plus de soixante-dix ans entre le KGB et de nombreux partenaires sociaux et politiques variés sur la planète, réactivés par le FSB avec toutes les forces antidémocratiques présentes au cœur même des démocraties, sait y faire pour pourrir les terrains de paix sans justice. Le risque serait grand alors d’un oubli, chemin d’un révisionnisme à venir sur ce conflit, si l’abandon de l’Ukraine était décidé en hauts lieux internationaux (ce qui est arrivé en Syrie en 2013), car c’est le politique qui a la main sur les perceptions collectives. Il est tout à fait possible que dans ce cauchemar d’usure et de veulerie, entre peur de tous et intérêt pour certains, on finisse par lécher les pieds du faiseur de mort : plus il est impitoyable et assassin, plus on lui doit la vie ! Il y a un lien entre la cruauté du dictateur en majesté de victoire permanente, et le culte de plus en plus religieux qui lui est rendu… Mais cette voie révisionniste n’est pas la plus probable désormais en Europe, surtout après le voyage, le 16 juin dernier, de quatre présidents européens, dont le français. Malgré l’habituation inéluctable avec le temps aux faits tragiques en cours, qu’il ne faut pas moraliser, les témoins extérieurs ne sont pas tenus de tout suspendre de leur vie propre à l’horreur de cette guerre, ce qui s’est passé souvent pendant la première phase de stupeur. Car « on peut brûler les enfants sans que la nuit remue », avait écrit Robert Antelme, et les pâquerettes continuent de pousser partout ailleurs.
Le point central est, dans la période d’habituation, la mise en place d’un large accord, accord majeur et profond, comme au piano lorsque les harmoniques sont justes, dans le concert des pensées collectives. Cet accord est acquis sur le sens de l’histoire en cours, la dissymétrie entre agresseur et agressés, les responsabilités premières des crimes de guerre et contre l’humanité. Même si l’inédit et la destructivité de cette guerre ne sont pas encore bien appréhendés : quand les écrans nous jettent au visage un terrain syncrétique, avec tranchées de jadis, drones de demain, combats rue par rue, immeuble par immeuble, pillage frénétique à tous les niveaux, déluge de missiles aux noms terrifiants venus de très loin, destructivité insensée de la matière de monde, du bâti d’une ville, du corps des femmes et des enfants, sièges impitoyables, déportations d’enfants devant être russifiés, etc. Mais aussi héroïsme digne de l’antique, figure positive du héros politique national, qui allie courage, intelligence, inventivité, « cœur et tripes » : totalement du côté des victimes, prêt à mourir pour elles, un président a sa place dans l’histoire de son pays, dans le film vrai de sa vie. Une guerre qui met ensemble, en vrac, les faits de guerre, les crimes commis et à venir, leur traitement juridique et les musées mémoriaux à Kjiv sur la guerre comme si elle était finie, alors qu’elle fait rage à l’Est et ne fait peut-être que commencer… Comment percevoir tout cela ensemble ? Est-ce que ces choix d’exceptionnelle destructivité criminelle sont un signe à prendre en compte ? Mon avis, auquel je ne veux pas croire moi-même, est que l’Europe est en face d’un des plus graves épisodes de son histoire après la guerre…
Après plus de cent jours de guerre et plus de 100 000 victimes environ, dont plus de 90 000 civiles, cette guerre est vraiment criminelle contre l’histoire de l’humanité, la déstabilisation mondiale s’accroît avec les menaces de famines, de bouleversements économiques majeurs. Même si la mesure n’est pas encore prise de l’inédit de cette guerre syncrétique, où le pillage forcené à tous les niveaux va de pair avec le projet d’éradiquer l’identité nationale ukrainienne, où le talon de fer de l’envahisseur a écrasé à coups de missiles une terre habitée, vivante avant, la guerre est responsable d’un tournant général calamiteux. Outre qu’elle réchauffe singulièrement la planète et la pollue de débris, mines, fumées dangereuses, cette guerre stimule dans le monde entier les industries d’armement nationaux, nucléaire en tête, et fait donc rétrograder le procès de civilisation en vue de la paix universelle. L’Iran, la Chine et la Corée du Nord observent jusqu’où aller trop loin, et la méfiance universelle a gagné en intensité. Mais, au moins, un accord profond sur le sens général de ce qui se passe, celui que tente de défigurer à tout prix l’agresseur, est maintenant un acquis en Europe. Ce n’est rien sur le terrain, qui dépend du rapport de force militaire à venir, mais c’est essentiel.
- 1. Il faudrait relire la regrettée Denise Jodelet, notamment, sous sa direction, Les représentations sociales, Paris, Presses universitaires de France, 2003.