
Ukraine. Des enseignements d’urgence
L’invasion de l’Ukraine par la Russie réveille des valeurs communes et des principes d’action partagés par les sociétés démocratiques. Face à l’appel à la résistance du peuple ukrainien qui lutte directement pour sa liberté, nous avons un devoir absolu de solidarité.
Le déclenchement dans la nuit du 23 au 24 février d’une offensive générale de l’armée russe sur l’Ukraine est une épreuve de vérité pour les démocraties. En effet, au-delà du sort d’un pays souverain que la Russie de Vladimir Poutine veut soumettre voire annexer à son territoire, comme elle l’a déjà fait en 2014 pour la Crimée, c’est l’Europe démocratique qui est directement visée. Le crime de l’Ukraine, selon le maître du Kremlin, a été précisément d’opter pour la voie démocratique et de choisir l’indépendance, décision du peuple ukrainien insupportable pour le régime de Poutine. L’écrasement annoncé de l’Ukraine est le prix à payer des Ukrainiens pour avoir défié la Russie à sa frontière, dans sa zone d’influence directe et même à l’intérieur de ses frontières. L’existence d’une Ukraine démocratique est la preuve que l’autocratie n’est pas définitive, qu’elle peut être renversée pacifiquement, par les urnes et le courage des élites qu’incarnent le président Volodymyr Zelensky, ses électeurs et son gouvernement. Cette Ukraine démocratique ne peut qu’être un encouragement à l’opposition russe que Vladimir Poutine ne cesse de criminaliser. Cette opposition résiste, comme l’ont montré les immédiates manifestations contre la guerre organisées à Moscou et dans cinquante autres villes de la Fédération de Russie, ainsi que la mobilisation des chercheurs et scientifiques1. La mise au pas de l’opposition biélorusse, avec le soutien déterminé au pouvoir du dictateur Alexandre Loukachenko, est une autre preuve de la guerre contre la démocratie menée par le dirigeant russe.
Pour le moment, les démocraties européennes et nord-américaines sont unies dans leur condamnation de l’agression russe et dans leur détermination à s’opposer à la Russie de Poutine. Leur unité se refonde autour des valeurs qui les constituent comme démocraties, ce qui représente une réponse conforme aux buts de guerre de la Russie et démontre une capacité de ces pays à retrouver du sens. Depuis le début du xxie siècle, l’Europe comme l’Amérique semblaient sombrer dans le doute, la division et le repli. L’agression de la Russie sur l’Ukraine réveille des valeurs communes et des principes d’action qui marquent très clairement la différence entre deux modèles de société. Il n’est pas trop tard pour réaliser qu’on ne cède pas à un ennemi décidé à user du pouvoir de la force armée et de la terreur sur les civils pour imposer sa loi. Et que la solidarité avec ceux qui luttent directement pour leur liberté, aujourd’hui les Ukrainiens, les Biélorusses et les Russes, est impérative, faute de se perdre soi-même et de préparer des lendemains de défaite. Ces peuples européens rappellent au monde, comme ceux de Hong Kong et de Taïwan, comme les Tibétains et les Ouïgours de Chine, ce que signifient le courage civil et l’héroïsme démocratique.
Il convient enfin de s’opposer à la loi du mensonge dont Vladimir Poutine a donné un exemple saisissant en dénonçant le « génocide » des populations russophones par l’Ukraine démocratique. Il est impérieux de disposer sans tarder d’institutions spécialisées sur la connaissance et la prévention des génocides, adossées à la Convention du 9 décembre 1948, afin de repousser cette propagande et cette idéologie du mensonge. Celles-ci sont d’autant plus intolérables en la circonstance que le peuple ukrainien a subi une forme de génocide avec l’Holodomor, le meurtre d’une nation par la faim commis en 1932-1933 par la tyrannie moscovite2.
La détermination de l’Europe doit être d’autant plus forte qu’elle a tenté la voie du dialogue et de la diplomatie. Cette exigence n’est pas de la naïveté. D’une part, la démocratie souligne son attachement à la paix. De l’autre, elle révèle la duplicité de la partie adverse conduisant la négociation tout en planifiant l’offensive armée et la guerre de conquête, décidée de longue date, inéluctable. Le cynisme de la manœuvre est révélé, insistant encore davantage sur les différences fondamentales entre les deux univers politiques. Enfin, comme l’a bien exposé Jean Jaurès dans L’Armée nouvelle en 1910, avoir tout tenté pour la paix donne aux nations qui l’ont recherchée et défendue un avantage moral indéniable, celui de conduire une « guerre juste » dès lors que la confrontation armée leur est imposée par les agresseurs3.
L’histoire enseigne d’autres vérités, en particulier le devoir absolu de solidarité des démocraties envers l’une d’entre elles menacée par la tyrannie4, sous peine de trahir les peuples aspirant à leur liberté et les idéaux de l’Europe. L’Espagne républicaine n’avait pas eu cette chance en 1936, la France et la Grande-Bretagne décidant de la non-intervention et d’un embargo sur les armes5. L’armement de l’Ukraine démocratique, l’aide à la constitution de réduits de défense sur le territoire ukrainien et l’accueil d’un gouvernement en exil décidé à poursuivre la lutte doivent mobiliser les démocraties dans le monde, aboutissant à créer une internationale des libertés et de la solidarité entre sociétés. L’appel à la résistance du peuple ukrainien n’a de sens qu’à condition que les autres démocraties soient prêtes à la résistance elles-aussi.
Face à la conquête soviétique de la Hongrie révoltée contre la tyrannie en 1956, Albert Camus ne disait pas autre chose. Sa voix, toujours présente, nous aide à comprendre le monde et son histoire tragique, avec la flamme de la liberté jamais éteinte quand des peuples, des individus sont prêts à la protéger et à la faire vivre universellement : « Je ne suis pas de ceux qui souhaitent que le peuple hongrois prenne à nouveau les armes dans une insurrection vouée à l'écrasement, sous les yeux d'une société internationale qui ne lui ménagera ni applaudissements, ni larmes vertueuses, mais qui retournera ensuite à ses pantoufles comme font les sportifs de gradins, le dimanche soir, après un match de coupe. Il y a déjà trop de morts dans le stade et nous ne pouvons être généreux que de notre propre sang. Le sang hongrois s’est révélé trop précieux à l’Europe et à la liberté pour que nous n’en soyons pas avares jusqu’à la moindre goutte.
Mais je ne suis pas de ceux qui pensent qu’il peut y avoir un accommodement, même résigné, même provisoire, avec un régime de terreur qui a autant le droit à s’appeler socialiste que les bourreaux de l’Inquisition en avaient à s’appeler chrétiens. Et, dans ce jour anniversaire de la liberté, je souhaite de toutes mes forces que la résistance muette du peuple hongrois se maintienne, se renforce et, répercutée par toutes les voix que nous pourrons lui donner, obtienne de l’opinion internationale unanime le boycott de ses oppresseurs. Et si cette opinion est trop veule ou égoïste pour rendre justice à un peuple martyr, si nos voix aussi sont trop faibles, je souhaite que la résistance hongroise se maintienne encore jusqu’à ce que l’État contre-révolutionnaire s’écroule partout à l’est sous le poids de ses mensonges et de ses contradictions6. »
- 1. Voir l'appel de 664 chercheurs et scientifiques russes, « Nous exigeons l'arrêt immédiat de tous les actes de guerre dirigés contre l'Ukraine », Le Monde, 25 février 2022.
- 2. Voir Nicolas Werth, « La grande famine ukrainienne de 1932-1933 », La Terreur et le désarroi. Staline et son système, Paris, Perrin, 2007, p. 116-134 ; et Vincent Duclert (sous la dir. de), Rapport de la Mission d’étude en France sur la recherche et l’enseignement des génocides et des crimes de masse, préface de Dominique Schnapper, postface d’Henry Rousso, Paris, CNRS Éditions, 2018. La nécessité de ces institutions de connaissance et de prévention des génocides est soulignée dans le rapport de la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi : V. Duclert (sous la dir. de), La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994). Rapport au président de la République de la Commission de recherche, Paris, Armand Colin et en ligne sur vie-publique.fr, 2021, p. 977 (première recommandation).
- 3. Voir Vincent Duclert, Jean Jaurès. Combattre la guerre, penser la guerre, Paris, Fondation Jean-Jaurès, 2013 ; et, avec Gilles Candar, Jean Jaurès, Paris, Fayard, 2014.
- 4. Voir Vincent Duclert et Marie Scot (sous la dir. de), Élie Halévy et l’Ère des tyrannies. Histoire, philosophie et politique au xxe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 2019.
- 5. Au sein du gouvernement du Front populaire, le ministre de l’Air Pierre Cot et son chef de cabinet Jean Moulin assurent toutefois des expéditions d’avions de guerre aux républicains espagnols.
- 6. Albert Camus, « Kadar a eu son jour de peur », discours prononcé le 15 mars 1957, Salle Wagram à Paris, au meeting organisé par le Comité de solidarité antifasciste, à l’occasion de la fête nationale hongroise, repris dans Œuvres complètes, t. IV, édition sous la dir. de Raymond Gay-Crosier, Paris, Gallimard, 2008, p. 560-561.