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« Non à la guerre. Ne croyez pas la propagande. On vous ment, ici […] Les Russes sont contre la guerre. » (Marina Ovsiannikova)
« Non à la guerre. Ne croyez pas la propagande. On vous ment, ici […] Les Russes sont contre la guerre. » (Marina Ovsiannikova)
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Ukraine. Des enseignements d’urgence (II)

À la quatrième semaine de la guerre d’agression décidée par Vladimir Poutine contre l’Ukraine, la résistance des Ukrainiens, mais aussi celle des Russes, forcent l’admiration. Celles et ceux qui luttent pour les raisons de vivre sont en effet invincibles. Des enseignements d’urgence qui plongent au cœur du courage de cette Europe face à la tyrannie.

La résistance des Ukrainiens à la guerre d’agression doit être qualifiée d’héroïque, face à un agresseur en nette supériorité militaire, du moins sur le papier et dans les airs. Les faiblesses de l’infanterie russe sont constatées. Limitant ses capacités à conquérir les villes, elles entraînent en conséquence, pour vaincre ces dernières, l’emploi massif de l’artillerie, des bombes aéroportées et des missiles tirés notamment de la flotte de la mer Noire. Les civils, en toute logique, paient un très lourd tribut à cette tactique. Celle-ci peut être pensée comme une stratégie de terreur sur des populations jugées ennemies, devant être détruites. N’oublions pas que telle assignation d’un groupe à une culpabilité collective, qu’il s’agit de punir le plus effroyablement possible, a été réalisée en Syrie, par le régime de Bachar el-Assad avec la participation directe de la Russie. Elle a entraîné la destruction d’Alep et de sa population sous les bombes russes et les barils de dynamite lancés par les hélicoptères syriens. Le but était d’infliger le maximum de morts et de blessés condamnés en visant des objectifs civils (hôpitaux, maternités, écoles, regroupements de secouristes après un premier bombardement…). Il est nécessaire, au regard de ce qui a ressemblé à une guerre d’extermination en Syrie1, de s’interroger aujourd’hui sur le sort réservé aux civils ukrainiens, particulièrement les enfants qui ne représentent pourtant aucune menace. La répétition d’une même stratégie russo-poutinienne en Tchétchénie, en Syrie et désormais en Ukraine, doit nous interroger. Cette réalité fait sens. La rapprocher de ce que nous savons des processus génocidaires est licite2.

L’héroïsme des Ukrainiens nous rappelle à une notion que l’historien de la Résistance Pierre Laborie avait su formuler pour le Dictionnaire historique de la Résistance3. Son élève Olivier Loubes nous a remémoré ce matin son article sur la « mort ». Les résistants français dans la Seconde Guerre mondiale ne craignaient pas la mort parce qu’ils luttaient pour davantage que la vie : pour les raisons de vivre. C’est ainsi que l’on peut comprendre aujourd’hui le stoïcisme inébranlable des combattants ukrainiens, du président Zelensky et du maire de Kiev aux membres de la défense territoriale, hommes et femmes confondues. Cette assurance face à la mort force l’admiration. Elle nous évoque les pages de Jean-Pierre Vernant sur la mort héroïque, la « belle mort », rapprochant son expérience de la Résistance et l’étude des Grecs4. Le savoir grec retrouvé dans le souvenir de la Résistance exhume une autre valeur, celle de l’amitié. Elle se vérifie chez les combattants d’Ukraine. Elle transparaît des instantanés du président Zelensky entouré de son équipe, ses proches vêtus comme lui d’habits simples, défiant une terreur qui ne les effraie pas. En vivant l’amitié qui les unit, ils lui confèrent une expression, l’accompagnent d’un récit qui nous parvient. Ce récit nous évoque l’invincibilité de celles et ceux qui luttent pour les raisons de vivre, une invincibilité récemment mentionnée pour Hélène Berr face au nazisme, dans un collectif publié pour le centenaire de sa naissance5.

La résistance des Russes à la guerre qu’impose Vladimir Poutine à la société russe, imaginant la contraindre par une impitoyable coercition, force également l’admiration. Pour les Russes, s’opposer à une guerre extérieure par un État qui revendique d’agir au nom de la Russie est doublement périlleux. Car il leur faut démontrer qu’ils agissent comme Russes, au titre des valeurs russes formant une constitution morale, une souveraineté plus forte que celle de l’État. La lutte pour la liberté, le refus de l’agression des autres peuvent constituer une patrie supérieure aux fanatismes de nationalité. Pour ces nouveaux dissidents russes, il faut aussi inventer les armes adéquates à un tel combat, sachant que le régime étouffe la contestation et criminalise toute opposition à la guerre. À ce titre, l’action de la productrice Marina Ovsiannikovaprotestant devant les caméras de la grande chaîne de télévision est très symbolique6. Parce que très efficace pour commencer, des dizaines de millions de Russes en étant témoins ce lundi 14 mars au soir, pendant la diffusion de l’incontournable programme d’information Vremya. Parce qu’exprimant le pur courage d’une jeune femme indifférente à tout ce qu’elle subira désormais, annulant par ces quelques secondes inouïes l’état de terreur dans lequel Vladimir Poutine veut plonger la Russie. Marina Ovsiannikova prouve que l’impossible est toujours possible. C’est une leçon humaine qui, en un éclair, restitue la grandeur de l’humanité russe.

Cet acte de résistance nous communique encore d’autres enseignements. Sur la société russe encore, ou plutôt la société de Russie si l’on se souvient que Marina Ovsiannikova est de père ukrainien et de mère russe. La société en Russie est aussi une société ukrainienne, arménienne, géorgienne… En ce sens, et pas seulement parce qu’il arrache la liberté aux citoyens de Russie, Poutine mène une guerre contre son peuple. Cet acte, en second lieu, se rattache à toutes les formes de résistance individuelle et collective. Et plus la vidéo est partagée, plus des gestes individuels font sens, rejoignent une communauté d’esprit et de lutte. Pétitions, manifestations, défis aux condamnations et à la prison, décisions d’exil… Mais combien d’existences au jour le jour défaites au prix du courage et de l’honneur ?

L’Europe ne doit pas cesser de dire son soutien au peuple russe refusant l’enfermement que lui impose Poutine, la « purification7  » qu’il lui promet, et auxquels il soumet le monde par sa guerre d’agression. Elle doit l’exprimer, et agir concrètement aussi pour soutenir les Russes qui résistent. Autant il y a une difficulté certaine à y parvenir à l’intérieur, autant il est possible d’aider tous les Russes en exil. Le New York Times a rappelé la situation de grande précarité matérielle des Russes dissidents s’exilant à Istanbul8. Pour y répondre, une solution évidente apparaît, consistant à utiliser les fonds saisis aux oligarques russes pour les redistribuer à ces citoyens de Russie. Et si l’on considère que leur fortune provient d’un enrichissement illicite au détriment d’une société russe qui s’est appauvrie, alors on remplirait une fonction supplémentaire, très utile, de redistribution indispensable à cette dernière. Surtout si elle doit se réinventer en dehors de ses frontières terrestres, au milieu de la patrie européenne qui est la sienne. Avec la liberté en partage.

 

  • 1. Voir Vincent Duclert, « Alep. Un “effondrement complet de l’humanité” », Libération, 20 décembre 2016.
  • 2. Voir V. Duclert, « En Ukraine, le spectre de Grozny et d’Alep », Libération, 9 mars 2022.
  • 3. François Marcot (sous la dir. de), Dictionnaire historique de la Résistance, Paris, Bouquins, 2006.
  • 4. Jean-Pierre Vernant, La Traversée des frontières. Entre mythe et politique II, Paris, Seuil, coll. « La librairie du XXIe siècle », 2004.
  • 5. Mariette Job et Karine Baranès-Bénichou (sous la dir. de), Se souvenir d’Hélène Berr. Une célébration collective, Paris, Fayard, 2021.
  • 6. Sur son placard, en russe et en anglais : « Non à la guerre. Ne croyez pas la propagande. On vous ment, ici […] Les Russes sont contre la guerre. »
  • 7. Vladimir Poutine, Déclaration télévisée aux membres du gouvernement et aux gouverneurs, 16 mars 2022.
  • 8. Anton Troianovski et Patrick Kingsley, “‘Things will only get worse’: Putin’s war sends Russians in exile”, The New York Times, 13 mars 2022, signalé par Diana Gonzalez. Voir aussi Sylvie Kauffman, « Un autre exode a commencé : celui de la classe créative de Russie. Leur vie n’est pas menacée, mais leur avenir est mort », Le Monde, 16 mars 2022.

Vincent Duclert

Vincent Duclert est historien, chercheur titulaire et ancien directeur du Centre Raymond Aron (CESPRA, EHESS-CNRS), enseignant à Sciences Po. Il a récemment publié Les génocides (CNRS Éditions, 2019), Camus. Des pays de liberté (Stock, 2020), La République imaginée. Histoire de France [1870-1914] (édition augmentée, Folio Gallimard, 2021) et Premiers combats. La démocratie républicaine et la haine