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Relire Meddeb

novembre 2019

Abdelwahab Meddeb est décédé le 5 novembre 2014. Récemment est paru de lui Islam, la part de l’universel (édition bilingue par Mohamed Zernine chez En toutes lettres, 2019). Nous savons ce que lui doit Esprit et sommes heureux de publier l’hommage que lui rend Adil Hajji.

Islam, la part de l’universel est un manifeste contre les identités ivres d’elles-mêmes et meurtrières. Le livre rappelle que «  l’Islam a conduit la civilisation à un apogée qu’elle n’avait pas connu avant lui  », qu’il est aussi «  une réalité intérieure à l’Europe d’un point de vue historique  » et qu’il a promu la civilisation européenne, comme la culture grecque et latine ou le judaïsme et le christianisme. Son autre ambition est d’alerter les musulmans sur le danger actuel d’une rupture de la transmission culturelle. Une communauté privée de sa mémoire est une communauté en péril, car elle est menacée par une globalisation qui uniformise. Islam, la part de l’universel contient tout ce dont Abdelwahab Meddeb a eu souci sa vie durant : la défense de la culture, et singulièrement de la culture islamique, la passion de la beauté, l’amour du divers, la conviction que le perfectionnement de soi – moral, intellectuel et spirituel – est l’une des tâches les plus importantes qui soient, et la quête d’un universalisme inédit.

Cultures d’islam, islams de la culture

Tissé, «  créolisé  » par de nombreuses cultures, Meddeb portait en lui une infinité de mondes. Philologue dans l’âme, il avait une connaissance étourdissante de la Renaissance italienne, de l’architecture arabo-islamique, des littératures européenne et arabe (des Mille et une nuits et de La Divine Comédie de Dante, notamment). Il ne dédaignait pas les travaux savants d’islamologie. La tradition du soufisme, qui était sa véritable patrie et sa source d’inspiration majeure, l’a beaucoup occupé. Admirateur des grandes figures du mysticisme musulman, d’Ibn ‘Arabi, de Sohrawardi, l’auteur du Récit de l’exil occidental, de Bistami, qu’il a traduit, de Rûmî aussi, Meddeb avait la conviction que le soufisme était appelé à jouer un rôle décisif dans la renaissance de l’âme musulmane. Il se défiait de tout «  pacte tribal  », de toute conception close de l’identité, facteur, à ses yeux, d’aliénation de l’intelligence, qui condamne l’homme musulman à la médiocrité et à la prétention ressassée d’une supériorité imaginaire.

Il n’a eu de cesse de faire connaître les cultures d’islam et de défendre l’islam. Non pas l’islam comme ensemble de croyances, et surtout pas comme retour du théologico-politique. Ce qui lui importait, c’était la culture et la civilisation islamiques, non le dogme. Philosophe-artiste, descendant d’une lignée de théologiens tunisiens de la Zitouna, curieux de tout, il a célébré sans relâche ce qu’il appelait sa «  double généalogie  », européenne et islamique, française et arabe. C’était un adîb par excellence : un homme en qui se joignaient la courtoisie, l’élégance et le raffinement.

Il a redécouvert sa propre culture par le truchement de quelques islamologues éminents : Ignaz Goldziher, Louis Massignon et surtout Henry Corbin. Son dernier livre, paru peu de temps avant sa disparition et intitulé Portrait du poète en soufi (Belin, 2014), a des allures de testament spirituel. Son encyclopédisme, marqué par le goût de toutes les différences, n’est pas sans rappeler les Frères de la pureté (Ikhwan as-safa’), ces auteurs ismaéliens d’une somme de tous les savoirs de l’époque, brûlée au xie siècle par un pouvoir califal soupçonneux.

Un humanisme radical

Meddeb incarnait une forme d’humanisme radical. Et qu’est-ce que l’humanisme, sinon la foi dans l’intelligence et la raison de l’homme, potentiellement infinies, ainsi qu’en son libre arbitre, la certitude que l’étude des lettres et des grands auteurs du passé a une finalité éthico-spirituelle et que les qualités essentielles à développer chez l’homme sont l’amour de ses semblables, la relation pacifique, l’esprit d’œcuménisme, la tolérance et la quête d’un universalisme fédérateur ? L’ouvrage collectif qu’il a dirigé avec l’historien Benjamin Stora, Histoire des relations entre juifs et musulmans, des origines à nos jours (Albin Michel, 2013), témoigne éloquemment de son engagement en faveur du dialogue interreligieux, de son respect de l’autre, de son ample connaissance du patrimoine culturel du judaïsme et de son appel à la «  levée de l’oubli  » croisé entre juifs et musulmans.

Il a fait de l’amour de la culture et des œuvres de l’esprit une philosophie en acte. Son œuvre est une célébration de l’interculturel et du métissage, et un plaidoyer en faveur de la primauté de la culture, et de la religion comme culture. Cette dernière est pour lui un processus de réalisation de l’individu, le moyen par lequel il s’humanise et s’élève vers ce qui le dépasse. C’est la vie avec la pensée, une pensée tendue vers une contemplation. Elle était à ses yeux le moyen le plus efficace de lutte contre les tenants d’une identité haineuse et exclusive, mais aussi contre les partisans d’une conception strictement inclusive de l’identité.

La culture lui semblait le contrepoids et l’antidote parfaits à l’obscurantisme, au ressentiment et à la crétinisation des esprits. L’une de ses émissions sur France Culture, avec le philosophe Christian Jambet, portait du reste ce titre : «  La haine de la culture  ». La cible ? Les islamistes, dont le dénominateur commun est selon lui cette haine, qui équivaut à une haine de la vie. Il n’y a pas, contrairement à ceux qui prétendent dissocier la vénération de Dieu de l’amour des hommes, de quête authentique du divin qui n’aille de pair avec une recherche et un approfondissement de sa propre humanité, qui ne passe préalablement par un difficile chemin d’accès au statut de personne.

L’engagement politique

Avant le 11 septembre 2001, Meddeb se consacrait essentiellement à des sujets à caractère «  gustatif  ». C’était un nomadisant, savourant la beauté du monde, explorant l’entre-deux des langues et des cultures, se donnant corps et âme à des thèmes relevant des sens et du sensible, au plus près de ce corps qu’il définissait, en amoureux des mots, comme un «  sismographe  ». C’était un admirateur du Maroc et de sa culture, qu’il connaissait mieux que personne, un esthète pour qui «  le langage est la maison de l’Être  », un néoplatonicien fasciné par le beau, qui cherchait toutes les traces de splendeur du vrai, comme autant de «  théophanies  », dans les bibliothèques, les monuments ou les vestiges archéologiques.

À partir de 2002, l’esthète cédera pourtant la place à l’intellectuel engagé. «  Si, selon Voltaire, l’intolérance fut la maladie du catholicisme, si le nazisme fut la maladie de l’Allemagne, l’intégrisme est la maladie de l’islam  », écrit-il en ouverture de son livre le plus politique, La Maladie de l’islam (Seuil, 2002). Il enjoignait au monde musulman de conduire une autocritique scrupuleuse, de balayer «  devant sa porte  » et de rompre autant avec le fantasme d’une origine immaculée qu’avec la violence et le ressentiment. Il ne cessa de combattre l’islamisme radical, tout comme «  le mépris ignare pour les musulmans dans lequel se complaisent certains intellectuels français  ». Il est alors devenu très critique envers tout ce qui, dans le Coran, «  prédispose à une lecture intégriste  ». Appelant à une lecture éclairée des versets, à l’interprétation la plus exigeante des textes, rêvant d’un Spinoza pour le monde musulman, affirmant sans détours sa préférence pour la thèse des mu’tazilites quant à un Coran créé, devenu laïque «  par nécessité  », Meddeb était porteur d’un islam des Lumières et de la lumière, d’un islam qu’auraient défendu Voltaire autant que le maître de l’Ishraq, le soufi Sohrawardi.

Meddeb était porteur d’un islam des Lumières et de la lumière de l’islam.

Lecteur assidu de Nietzsche et de Heidegger, il ne se contentait pas de pourfendre l’intégrisme musulman, ou l’ignorance des cultures d’islam par l’Occident. Il était très lucide quant à un autre type d’intégrisme : celui de la modernité capitaliste et de la marchandisation du monde, du règne sans partage de la technique et du déracinement généralisé. Il déplorait que la rationalité instrumentale ait débordé son champ de validité pour envahir toutes les sphères de l’activité humaine et n’ignorait pas que le nihilisme se définit, comme le disait Nietzsche, par la «  dépréciation des valeurs les plus hautes  » et la destruction du sens même de la vie.

La philosophe Simone Weil, que Meddeb avait lue et méditée, appelait de ses vœux une civilisation qui ferait droit aux «  besoins de l’âme  ». Dans L’Enracinement (1949), elle écrit : «  L’opposition entre l’avenir et le passé est absurde. L’avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien ; c’est nous qui pour le construire devons tout lui donner, lui donner notre vie elle-même. Mais pour donner il faut posséder, et nous ne possédons d’autre vie, d’autre sève, que les trésors hérités du passé et digérés, assimilés, recréés par nous. De tous les besoins de l’âme humaine, il n’y en a pas de plus vital que le passé.  » Cette phrase pourrait servir d’exergue à toute l’œuvre de notre philosophe-artiste. Meddeb était un passeur et un éclaireur qui savait que les vraies racines, la somme de nos ancrages sur cette terre, se prolongent immanquablement dans de belles fleurs.

Adil Hajji

Anthropologue et philosophe de formation, Adil Hajji a langé et dirigé de nombreuses revues socioculturelles, comme Kalima, Librement, Vision, Rivages et Signes du présent. Il a également animé des émissions littéraires sur la chaîne télévisuelle 2M Maroc. Plus généralement, il donne des conférences sur la spiritualité et l’éthique.…

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