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Notes de lecture

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L’Europe est-elle chrétienne ? d'Olivier Roy

L’émoi suscité par l’incendie de Notre-Dame fait écho au questionnement qui traverse le dernier essai d’Olivier Roy : l’Europe est-elle chrétienne ? Est-on devant un simple héritage patrimonial, un trait identitaire ou une matrice qui irrigue encore notre rapport au monde ? Quoi qu’il en soit, ces questions sont en soi révélatrices d’une évidence perdue. Si cette interrogation, presque étonnée, nous a tous traversés devant le spectacle de la flèche en feu d’un joyau patrimonial, elle surgit aussi régulièrement sur les unes polémiques de magazines ou pour ponctuer des discours politiques offensifs. Affrontant justement cette question en dehors du champ polémique, l’auteur en fait la généalogie et en cerne surtout les enjeux contemporains au cœur d’une crise culturelle. Opposer à l’islam les racines chrétiennes de l’Europe conduit en effet à occulter cet autre conflit, plus profond et complexe, des valeurs libérales et des valeurs chrétiennes, et tout l’enjeu de la définition européenne au terme de la sécularisation. L’essai en explore les lignes de front dans différents pays, qu’elles soient juridiques, politiques ou idéologiques. Trop souvent réduit à une dimension identitaire, le devenir de l’héritage chrétien porte pourtant en lui le devenir même de l’Europe et de ses valeurs au sein de la mondialisation.

La sécularisation des valeurs chrétiennes dans les sociétés laïques s’est doublée d’une rupture anthropo­logique dans les années 1960 : le désir de l’individu est devenu le nouveau pôle fondateur, plus instable. Structures familiales, sexualité, conception de l’individu, autant de renouvellements qui entrent alors en opposition avec ce qui apparaît désormais comme le conservatisme de l’Église. Jusque-là, la laïcité héritée des Lumières portait encore en elle les valeurs religieuses sécularisées, nous dit Roy. Aujourd’hui, à titre d’exemple, l’avancée dans les sociétés européennes du mariage homosexuel, de la procréation assistée ou de l’avortement sont le signe d’une déchristianisation consommée. Les pratiques culturelles disparaissent pour laisser place désormais à une judiciarisation des élans libéraux de 1968. La frénésie normative résulte à la fois d’une volonté d’expliciter et de cadrer juridiquement les bouleversements libéraux et de composer avec un religieux dont ils ne savent que faire. Il n’y a pas plus de « retour du religieux » : il est, au contraire, selon Roy, un effet de perspective trompeur. Le retrait du religieux laisse derrière lui quelques écueils radicaux voire intégristes qui, dans leur réaction à leurs temps, n’en sont que plus visibles.

La revendication des racines chrétiennes revient souvent par le prisme identitaire et se veut majoritairement une réaction à un islam perçu comme conquérant. Olivier Roy déconstruit ce simplisme du choc des civilisations et en souligne les effets pervers et les paradoxes (souvent apparents) qui en découlent. Sa distinction des « valeurs » et de « l’identité » permet de comprendre l’accaparement des oripeaux chrétiens par les droites populistes qui se dispensent par exemple des valeurs d’hospitalité ou de charité et se montrent plus libérales sur bien des points sociétaux (mariage homosexuel ou avortement) : Salvini ou Le Pen sont des enfants de 1968, bien plus que les porte-étendards d’un christianisme menacé par une submersion islamiste. L’Église – qui était entrée dans la modernité avec Vatican II – est prise dans un véritable étau. D’une part, les sociétés laïques repoussent le religieux dans le secret des cœurs, le marginalisent et le laissent aux mains des plus radicaux et, d’autre part, les mouvements identitaires en épuisent ou en contredisent le message spirituel en n’en gardant que la coquille symbolique et folklorique. De cela résulte une accélération du phénomène d’acculturation et d’évidement spirituel.

Ces mises en perspectives de L’Europe est-elle chrétienne? ont la vertu de resituer la question initiale dans une complexité et une nuance dont elle est privée dès lors qu’elle est réduite à un antagonisme caricatural avec l’islam. Or l’enjeu fondamental est de taille : la sécularisation achevée et la bascule libérale actée, quel commun pouvons-nous dessiner ? Assurément, la ligne identitaire est une impasse accentuant la perte du spirituel qu’elle croit préserver en ces temps de mondialisation. Pourtant, l’onde de choc globale du drame de Notre-Dame montre que l’Europe reste aux yeux du monde le lieu d’un héritage patrimonial et spirituel dont la perte reste inadmissible dans les esprits. Comme une parenthèse, un suspens au sein d’un processus pourtant irréversible : l’attachement à la matière à l’ère de la dématérialisation, à la chair au temps des statistiques et au passé dans sa présence face à un éloge du futur comme perpétuelle rupture. Aborder la question de l’Europe chrétienne peut dès lors revenir à espérer de ce continent, berceau humaniste, qu’il puise dans son héritage sécularisé sans pour autant sombrer dans ­l’illusion nostalgique d’une identité bricolée comme un retour aux racines. Il s’agirait bien plutôt de mener une réappropriation tenant compte des dynamiques décrites ici : elle offrirait un contrepoint à des mutations anthropologiques en cours, à l’image de l’utopie dite transhumaniste ou encore dans le contexte de l’effondrement écologique. L’Europe est-elle chrétienne?, dans les clarifications qu’il opère et les dynamiques qu’il cerne jusque dans leurs effets concrets, est une première et nécessaire pierre à l’édifice.

 

Seuil, 2019
204 p. 17 €

Nicolas Léger

Professeur de lettres et de philosophie au lycée Victor-Hugo de Florence.

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