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Dans le même numéro

Bergoglio et François : quand un jésuite devient pape

juin 2015

#Divers

Qu’est-ce qu’un pape jésuite ? Qu’y a-t-il de proprement « jésuite » dans le parcours de François, dans sa façon de concevoir la conduite de l’Église, dans ses références intellectuelles, et même sa manière de prêcher ? Il ne s’agit pas en effet d’une simple formation intellectuelle mais d’épreuves de vie, d’un enracinement spirituel qui l’a mené de l’Argentine au Vatican.

En quoi l’identité jésuite est-elle éclairante pour comprendre le profil du pape François ?

La réponse qui consiste à définir une « essence » jésuite fixée aux origines par le fondateur, Ignace de Loyola, et ses premiers compagnons, pour la repérer ensuite dans les faits et gestes du pape François, ou à partir au contraire des actes et des paroles de François pour y lire des manifestations évidentes d’une spécificité jésuite, n’est guère crédible, parce qu’elle est vite circulaire et n’aboutit qu’à des banalités : on ne trouve que ce qu’on cherche, et on fait comme si les jésuites appliquaient mécaniquement des méthodes ou des recettes plus ou moins connues ou occultes. On prolonge ainsi les vieux clichés : les jésuites sont ceci ou cela – ou des hommes doubles, qui s’avancent masqués, avec de noirs desseins et finalement surtout des objectifs politiques de pouvoir et de richesse…, ou tous des « intellectuels » distingués avec des années d’études derrière eux, des hommes du « discernement » sérieux et sûrs, des gens remarquables qui se risquent dans les postes avancés, les « périphéries existentielles », des sociétés et des cultures. C’est ainsi qu’ils ont été souvent qualifiés, en général avec éloge et admiration, dans les médias profanes après l’élection au pontificat du jésuite Bergoglio.

L’image négative, qui fut longtemps leur lot aux xviiie et xixe siècles, et qui a en partie subsisté au xxe siècle, s’estompe et même disparaît de l’espace public. Victime de la sécularisation générale, de l’ignorance de l’histoire religieuse et de l’invisibilité ou de la rareté actuelle des jésuites, la « causalité diabolique » jésuite, décrite il y a trente ans par Léon Poliakov1, n’a désormais d’intérêt que pour les amateurs de complots et de secrets : sans surprise, on peut encore en trouver l’héritage dégradé, surtout sur internet. Mais de la sorte, le mythe et ses charmes s’éloignent aussi. Il n’y a plus d’« hommes en noir » à détester et à dénoncer, et cela pour des raisons très prosaïques : avec des nuances selon les pays, ils s’habillent comme les « simples prêtres2 » d’aujourd’hui, avec un col romain ou en costume cravate avec une petite croix épinglée au revers de leur veste ou sur leur chemise, ou sans aucun signe de reconnaissance, comme continue de le faire souvent le clergé ordonné entre 1950 et 1980.

Faire le récit d’un « pécheur »

Dans l’entretien accordé en septembre 2013 aux revues culturelles jésuites3, le pape François notait la difficulté de parler des jésuites de manière univoque :

Il est difficile de parler de la Compagnie. Si nous sommes trop explicites, nous courons le risque d’être équivoques. La Compagnie peut se dire seulement sous une forme narrative. Nous pouvons discerner seulement dans la trame d’un récit et non pas dans les explications philosophiques ou théologiques, lesquelles peuvent en revanche être discutées. Le style de la Compagnie n’est pas la discussion, mais le discernement, qui, évidemment, dans sa mise en œuvre, inclut la discussion. L’aura mystique ne définit jamais ses bords, ne clôt jamais la pensée. Le jésuite doit être une personne à la pensée incomplète, à la pensée ouverte.

Le « secret des jésuites » (il en va certainement de même, autrement, pour d’autres ordres religieux) résiderait dans cette incomplétude, qui relève de leur tradition mystique et fait signe vers un « manque », une « absence ». La Compagnie qui n’est pas « décentrée » d’elle-même, qui se considère elle-même et qui est décrite par d’autres comme une « structure solide », « court le risque de se sentir sûre d’elle-même et autosuffisante4 ».

Ces mots simples indiquent une limite « mystique » dans la possibilité de dire l’expérience intérieure jésuite. Les « qualités » jésuites sont moins un savoir constitué et assuré qu’une expérience ou un « habitus5 », qui s’incarnent – dans des pratiques qu’on peut raconter. Les jésuites ne « sont » pas ceci ou cela : ce qu’Ignace a inventé, c’est d’abord une institution où s’engagent des hommes capables de faire plus (pour la gloire de Dieu6), voire d’être plus, – le latin dit magis : que puis-je faire de plus pour Dieu ou le prochain, ou faire mieux, ou comment aller plus loin, au-delà ? Or ce « plus » n’est jamais défini d’avance, et il comporte toujours une part de risque. Années d’études et de formation, œuvres intellectuelles et spirituelles – universités, collèges, maisons de retraites et sessions religieuses – sont certes des instruments qui font corps avec la fondation aux origines, mais la panoplie des moyens n’est pas une garantie de succès, elle peut même conduire aux pires échecs, dont ceux de la vanité (du reste on pourrait aussi bien faire une histoire des jésuites « non intellectuels », inventeurs remarquables hors des institutions de prestige ou des prestiges de l’intellect). Même si le résultat « institutionnel » est réussi et admiré, le récit est contrasté et révèle autant les limites de l’action que ses déboires éventuels.

Les lignes qui précèdent ne font pas d’abord allusion à l’attitude – controversée – de François durant la dictature argentine et à la polémique née à ce sujet le lendemain de son élection. Il s’agit avant tout de comprendre sa réponse étonnante aux cardinaux pour accepter, selon l’usage, son élection comme pape : Peccator sum. Il a donné la même réponse dans l’entretien recueilli par Antonio Spadaro :

Qui est Jorge Mario Bergoglio ?

– Je suis un pécheur. C’est la définition la plus juste… Un pécheur sur lequel le Seigneur a posé son regard7.

Alors qu’on a surtout retenu son mot « rusé » (en italien furbo signifie en fait « rusé, malin, astucieux, habile ») dans ce passage8, il ajoute que c’est la définition de lui « la plus vraie, la plus juste ». Une réponse étrange, qu’il ne faut pas prendre pour une définition générale, métaphysique, de lui-même, mais comme une volonté sincère de rendre compte de son expérience la plus personnelle : il se voit et se décrit comme un « pécheur », qui a pu se tromper et mal faire.

Qui est donc le « pécheur » François ? Pour répondre, il faut tenter de refaire le récit, fût-il lacunaire, d’une existence jésuite dans la seconde moitié du xxe siècle, à un moment très dur pour l’Église et pour la Compagnie de Jésus en Argentine, et vérifier comment François l’a vécue à la fois comme acteur et comme victime, dans un pays singulier de l’hémisphère sud en Amérique latine. Après tout, il n’est pas seulement un pape jésuite : il est aussi le premier à l’être, après bientôt cinq siècles où les jésuites devaient se contenter, si l’on peut dire, d’avoir à leur tête le « pape noir », et il est aussi le premier pape non européen et le premier pape venu d’Amérique latine. Comment et pourquoi a-t-on assisté à la fin du primat européen au conclave de mars 2013, comme si une censure était tombée ? Peut-être faut-il réaliser d’abord ceci : c’est moins en raison de leur puissance maintenue que d’une certaine « rentrée dans le rang » que les jésuites peuvent compter désormais un pape venant de la Compagnie.

Je ferai d’abord – rapidement – l’histoire d’une double crise durant la seconde moitié du xxe siècle : l’une est due à de nouvelles formes de sécularisation à l’échelle mondiale après 1960, l’autre est née du concile réformateur que fut, bien au-delà de ses intentions initiales, Vatican II (1962-1965). C’est sur cet arrière-plan particulier, dans ce contexte politique, institutionnel et social, que François a été conduit à élaborer une spécificité jésuite dans le gouvernement, les orientations et la façon de procéder, spécificité mise en lumière depuis qu’il occupe le « siège de Pierre », comme disent les textes pontificaux.

Sécularisation et combats pour la justice

Où qu’ils soient, les jésuites de 2014 (en grande majorité urbains) sont aussi les fils de la seconde moitié du xxe siècle ; ils ont eu, comme tous les religieux, une double rupture à vivre, sous une forme un peu différente dans chaque pays, cette rupture allant de la sécularisation accélérée de la société à la mutation de l’Église due au concile Vatican II9.

D’abord la nouvelle « vague de sécularisation » à partir des années 1970 a concerné le « corps vécu », les modes de vie de l’individualisme postmoderne avec ses requêtes presque illimitées de réalisation de soi, de bonheur, de liberté, d’égalité et de non-discrimination : une « sécularisation des consciences » débordant largement l’aire européanisée du monde. Mais parallèlement, on a assisté aussi à la mondialisation des phénomènes collectifs d’injustice, d’exclusion, de pauvreté, de flux énormes et continus d’immigrés, de réfugiés, de populations déplacées. Depuis 1974, date de la 32e congrégation générale de la Compagnie de Jésus, à laquelle Bergoglio a participé (comme délégué de sa province10), les jésuites ont été beaucoup mobilisés par l’analyse de ces changements sociaux et l’engagement en conséquence, suivant le principe que la foi promeut la justice et que seule la justice peut aujourd’hui susciter sérieusement, c’est-à-dire sans se payer de mots, la foi.

La nouveauté, c’est que ce souci de la justice n’est plus réservé aux jésuites engagés de près ou de loin, d’une manière ou d’une autre, dans l’action sociale auprès des pauvres. Comme le dit un document important de 1995 intitulé « Notre manière de procéder » :

Aujourd’hui, quel que soit notre ministère, nous nous faisons, comme jésuites, solidaires avec les pauvres, les marginaux, les sans-voix, pour qu’ils puissent participer aux processus qui modèlent la société dans laquelle tous nous vivons et travaillons. À leur tour, ils nous enseignent la pauvreté comme aucun document ne peut le faire. Ils nous aident à comprendre le sens de la gratuité de nos ministères, donnant gratuitement ce que nous avons reçu gratuitement, donnant notre vie même. Ils nous montrent le chemin de l’inculturation des valeurs évangéliques dans des situations où Dieu est oublié. Grâce à cette solidarité, nous devenons des « agents d’inculturation ».

La mobilisation pour réaliser ce programme a été multiple11, mais on peut se demander si cette attention aux phénomènes délétères de la mondialisation économique, sociale et financière n’a pas éclipsé quelque peu l’attention à la sécularisation des consciences, qui touche davantage les zones riches du monde, et au « combat spirituel » spécifique, voire aux mutations de la vie religieuse qu’il requiert et suscite.

Force est de constater qu’avec cette orientation, les jésuites ne sont pas allés dans le sens de la « respiritualisation » par les communautés nouvelles, incarnée notamment côté catholique par le Renouveau charismatique, ou de la réaffirmation identitaire catholique insufflée par le pape Jean-Paul II et, en France, par le cardinal Lustiger (qui a fait fond sur le « choix de Dieu » dans cette crise spirituelle pour recruter des prêtres dont il se murmure qu’en d’autres temps ils auraient pu devenir jésuites). On peut se féliciter de cette résistance, mais elle n’est pas sans risques compte tenu de l’évolution générale du religieux et aussi de l’Église dans le monde12. Car force est aussi de constater son faible succès du côté des vocations. Il pourrait même en résulter une certaine aversion envers les jésuites de la part des « générations » (de prêtres et de laïcs) marquées par Jean-Paul II et Benoît XVI, et surtout un clivage difficile à négocier par rapport aux papes (même si l’arrivée de François résout provisoirement le problème).

En 1979, un conflit très vif a ainsi opposé le pape Jean-Paul II à la ligne d’engagement social et politique choisie par les jésuites à partir des années 1970, sous la direction d’un supérieur général exceptionnel, le père Pedro Arrupe (d’origine espagnole, longtemps missionnaire au Japon). La promotion concrète de la justice ne pouvait en effet se faire sans mettre les mains « dans le cambouis » – le cambouis politique et social – en Amérique latine en particulier, et sous d’autres formes ailleurs. La crise atteignit son acmé quand Jean-Paul II refusa en 1981 aux jésuites la possibilité d’élire librement, en congrégation (assemblée) générale et selon leurs Constitutions, le remplaçant du père Arrupe, victime d’une attaque cérébrale. Il imposa autoritairement, sans élection, un homme de confiance de son choix, le père Paolo Dezza. Au-delà de cette péripétie, on eut l’impression par la suite que l’influence de la Compagnie baissait irrémédiablement sous Jean-Paul II, en raison d’un soupçon vague et non dit de « désobéissance » (« la » vertu jésuite par excellence selon l’image reçue) ou plutôt de non-allégeance à un pape qui n’aimait pas les jésuites13 et leur préférait les banderoles proclamant Totus tuus agitées lors de ses voyages par les membres et associés de l’Opus Dei, un institut considéré par certains comme la nouvelle troupe de choc pontificale14… Ce fut une crise de confiance mutuelle, car des jésuites ne se privaient pas de critiquer ouvertement des textes et des initiatives du pape polonais tout en résistant à la réorientation identitaire et intransigeante du pontificat. Il faut d’ailleurs rappeler que les rapports avec le pontife romain avaient commencé à se dégrader sous Paul VI, lors des contestations multiples qui ont marqué la vie de l’Église après le concile Vatican II.

François : génération concile Vatican II

La fondation de la Compagnie de Jésus par Ignace a précédé de peu le concile de Trente (1546-1563), auquel quelques jésuites (dont Diego Laínez qui devait succéder à Ignace comme supérieur général en 1558) participèrent comme théologiens (ou « experts ») en jouant un rôle important. Or le concile Vatican II est souvent considéré comme ayant marqué une rupture définitive avec celui de Trente, avec son programme de Contre-Réforme et l’affirmation d’un catholicisme « romain » triomphant (contre les Églises protestantes), toutes choses prolongées par le concile de Vatican I (1869-1870), qui énonça le dogme de l’infaillibilité du pape (dont on oublie trop souvent les conditions limitatives) et dans lequel les jésuites « ultramontains » eurent une part prépondérante15.

Pour Vatican II, il importe de distinguer deux aspects. D’une part, l’effet sismique imprévu du concile, prolongé en France (et en Europe) par la réplique encore plus forte de « Mai 68 » : la conjugaison des deux événements provoquera jusque vers la fin des années 1970 une crise générale et sans précédent des langages et des institutions reçues, dans les Églises et les religions comme dans la société et la culture. D’autre part, les conséquences de l’aggiornamento conciliaire pour les congrégations et les ordres religieux : chacune, chacun – les masculins et les féminins, les plus anciens comme les plus récents – était censé remettre à jour son « charisme propre » (son intuition initiale, contenue dans ses textes fondateurs) en tenant compte du décret conciliaire sur la vie religieuse, intitulé Perfectae Caritatis, un texte riche de la meilleure théologie de la vie religieuse, mais qui avait le désavantage d’être désormais, sur les principes, l’inspiration unique de l’immense diversité des religieux et religieuses apparus dans l’Église depuis un millénaire et demi.

La mise à jour de l’inspiration et des statuts ou de la signification des trois vœux (par exemple celui de pauvreté, à vivre désormais dans des conditions économiques changées du tout au tout) s’est faite tant bien que mal durant les années postconciliaires. Les efforts pour rajeunir l’inspiration des débuts et les textes fondateurs, redéfinir la règle commune, réécrire les constitutions initiales, rompre avec de vieilles routines ou des règlements poussiéreux, ont abouti plus ou moins rapidement, de façon irénique ou conflictuelle : tout en rabotant des différences et des statuts divers (censés être purement extérieurs), les réformes engagées ont mené des congrégations entières ou des maisons religieuses au bord de la dissidence ou dans la rupture consommée entre rénovateurs et conservateurs, partisans de la rupture ou de la continuité (notamment, dans les monastères, entre dévots du latin dans la liturgie et adeptes des langues vernaculaires).

Plus grave à certains égards : engagés dans l’explication avec leur passé, cherchant tout à la fois à se réformer et à se maintenir, ordres et congrégations venus des temps anciens et chargés d’une histoire illustre ont vu leur propre recrutement se tarir au point de menacer leur avenir, tandis que les communautés dites « nouvelles » (le Renouveau charismatique entre autres), centrées sur le spirituel et la prière, connaissaient un essor rapide. Malgré des désordres divers (dérives sectaires, affaires de mœurs), ces communautés nouvelles tiennent aujourd’hui une place importante dans les institutions de l’Église. Mais c’est surtout la crise publique de l’Église en général qui a frappé de plein fouet les religieux, le concile Vatican II ayant, bien involontairement, ouvert la porte à des questions beaucoup plus radicales sur les rapports entre foi et histoire : les doutes sur la capacité de l’Église à répondre aux interrogations nouvelles, « l’hypothèse d’un christianisme congédié par l’histoire16 » eurent pour conséquence des remises en cause beaucoup plus profondes, ni voulues ni prévues par le très serein décret Perfectae Caritatis : d’où est venu pour de nombreux religieux un trouble très profond sur le sens d’une vie consacrée dans le monde moderne, ce qui explique le grand nombre de départs qui ont alors saigné à blanc les institutions religieuses.

Les jésuites n’ont pas été épargnés par cette transition difficile, au contraire : comme les dominicains et les franciscains, avec d’autres congrégations, masculines surtout, ils ont été aux avant-postes de la crise et de la contestation et leur ont payé un lourd tribut. Jorge Bergoglio, entré au noviciat des jésuites d’Argentine en 1958, ordonné prêtre en 1969, termine sa formation en 1973, conformément à la règle de l’ordre, par un « troisième an de noviciat » (une ultime année de reprise spirituelle) : il a donc été placé au début de son parcours religieux au cœur de la crise politique, sociale et religieuse des années 1960, qui se traduit, notamment en Argentine, par la violence des gouvernements civils ou militaires en place, avec une politisation croissante des jeunes religieux et le départ de nombre d’entre eux. En mai 1969, l’Argentine a aussi vécu, on l’a trop oublié, une sorte de « Mai 68 » à Cordoba – une révolte avant tout politique d’étudiants et d’ouvriers dont la répression déclencha une grève générale dans le pays, avant de susciter l’apparition de groupes, péronistes et d’extrême gauche, qui se lancèrent dans l’action directe puis dans le terrorisme.

Engagements politiques

Même si les informations biographiques données sur Bergoglio depuis son élection restent quantitativement et qualitativement incomplètes (en particulier sur ses années de formation), on sait qu’il a été affecté par les événements et le climat des années 1960-1970. C’est encore plus plausible de la part de quelqu’un qui dit avoir toujours aimé lire les journaux – sûrement pas Le Monde ou ses semblables, mais les quotidiens populaires où il est question avant tout de politique, de football et de faits-divers17. Plus précisément, si l’on en croit Bernadette Sauvaget, auteur d’un très bon livre, trop peu remarqué, sur la « vision du monde » du pape François18, politiquement il aurait été marqué dès l’adolescence par le péronisme, le courant populiste fondé par Juan Perón, leader charismatique au pouvoir en Argentine à partir de 1946, écarté par un putsch militaire en 1955 avant de revenir en 1973 (il meurt l’année suivante). Avec sa politique « justicialiste » et son inspiration corporatiste, Perón, un militaire qui avait rompu avec l’armée liée à la bourgeoisie et aux propriétaires terriens, visait la promotion économique et politique de la classe ouvrière.

Le péronisme pouvait d’autant plus séduire le futur pape que le parti populaire de masse qui le portait ralliait des partisans de l’extrême gauche à l’extrême droite et s’inspirait pour partie des grandes encycliques sociales de l’Église, Rerum Novarum (1891) due à Léon XIII et Quadragesimo anno (1931) de Pie XI. Chose étonnante si l’on se souvient que l’entrée dans un ordre religieux suspend en général les engagements « mondains » : dans les années 1960, Bergoglio aurait été non pas membre certes, mais ouvertement sympathisant d’une organisation péroniste, la Guardia de Hierro (« Garde de fer19 »), qui était dans l’opposition au pouvoir dominé par les militaires. L’aurait marqué notamment dans le péronisme l’insistance sur le sens et le rôle du « peuple », un peuple qui représente une sorte de boussole de l’action politique.

Cette empathie politique pour le « peuple » s’est sans doute confondue chez lui et d’autres avec l’idée centrale avancée lors du concile Vatican II pour définir l’Église : celle de « peuple de Dieu20 ». Elle deviendra décisive chez les catholiques les plus engagés dans la réforme de l’Église – et prendra un sens « politique » interne : loin d’être une organisation hiérarchique, ou avant de l’être, l’Église peuple de Dieu est l’assemblée des enfants de Dieu égaux entre eux, frères dans le Christ et assistés de la même grâce du Saint-Esprit. De ce point de vue, l’idée de « peuple de Dieu » conteste la conception d’une institution pyramidale, hiérarchisée, où l’autorité et l’obéissance servent à définir les liens unissant les membres. Dès la fin des années 1970, le cardinal Ratzinger critiqua cet usage théologico-politique : selon lui, la conception de l’Église que le concile voulait promouvoir était une définition purement spirituelle, celle d’un « peuple » justement non politique, et comme pape, il évita de mettre l’expression en avant, et même de la citer. Cependant, d’autres théologiens défendirent sa légitimité, et elle continua à faire florès ; en tout cas, le pape François semble toujours s’en inspirer, mais selon une conception mystique et même charnelle dont le péronisme ou tout simplement l’Amérique latine et sa sociabilité chaleureuse ne semblent pas absents, par exemple quand il parle de l’« odeur » du troupeau dont les vrais bergers de l’Église devraient s’imprégner (pour le connaître et le servir).

Cette « théologie du peuple » (non marxiste) est désormais mieux connue, notamment grâce à l’un de ses maîtres, Juan Carlos Scannone, dont un livre d’entretiens vient de paraître21. Pour faire court, on peut dire que la théologie du peuple insiste sur la signification théologique du peuple, et non pas d’abord sur sa libération politique et économique (comme l’a fait la théologie de la libération), ou sur sa vocation « égalitaire » (comme on interprète souvent en Europe la notion de peuple de Dieu utilisée par Vatican II). Même si ces significations ne sont pas exclues, la différence d’accent est importante, notamment l’insistance sur le fait qu’il y a beaucoup à apprendre et à recevoir du peuple, de la foi du peuple :

Pour savoir ce qu’il faut croire, il faut recourir au magistère, mais pour savoir comment il faut croire, il faut recourir au peuple fidèle de Dieu, au sentir du peuple fidèle de Dieu22.

Non seulement le pape soutient la religiosité populaire, mais il se sent de plain-pied avec elle, pour lui elle constitue un « lieu théologique ».

Scannone (parlant pour Bergoglio) estime qu’à l’inverse,

ce qui manque à l’Europe, c’est l’option préférentielle pour les pauvres, pour les victimes de l’histoire. C’est cela l’Évangile […]. Voilà ce qui manque à l’Europe. Et c’est pour cela qu’on y déprécie la religion populaire […] Intellectuellement, l’Europe traverse une « nuit obscure ». Le sécularisme est, je crois, la « nuit obscure » de la culture européenne23 !

De là peut-être le rapport parfois décalé du pape à l’Europe (et plus généralement aux pays sécularisés riches) : à l’aise avec les petits et les pauvres, presque « heureux » de les retrouver à l’occasion, « chez lui quand il est chez eux » pour ainsi dire, mais tancé, voire violemment contré par les « Européens » sur les sujets sensibles : les catholiques traditionnalistes qui font encore des enfants sont vexés quand il déclare que les couples catholiques n’ont pas besoin de « procréer comme les lapins », et les « Je suis Charlie » sont heurtés quand il met des limites à la liberté d’expression anti-religieuse avec une métaphore mal venue dans le contexte du 7 janvier :

Si un grand ami dit du mal de ma mère, il doit s’attendre à recevoir un coup de poing24 !

Sous la dictature argentine

Comme on le sait, le pape François a été, dès son élection, critiqué pour son engagement faible ou peu clair, comme supérieur provincial, durant la dictature militaire, spécialement après l’emprisonnement de deux jésuites. L’un d’eux, Orlando Yorio, mort en 2000, l’accusait même de les avoir dénoncés : Bergoglio a toujours démenti. Selon le témoignage de Scannone, proche à la fois de Yorio, professeur de théologie comme lui, et de son élève Bergoglio, ce dernier a cherché à éviter le pire pour les jésuites engagés contre une dictature d’une cruauté inouïe, alors qu’il était à la tête d’une province jésuite très divisée, comme toute l’Église argentine, entre partisans des généraux au pouvoir et membres ou soutiens de l’aile gauche radicale25. Quoi qu’il ait fait ou non fait, on peut comprendre que la « gauche jésuite » d’Argentine ait été, compte tenu de la violence des militaires, mortifiée par ses silences – des silences qui finiront par lui attirer une véritable disgrâce dans la Compagnie argentine au cours des années 1980 et lui vaudront durablement une image négative dans d’autres provinces jésuites d’Amérique latine.

L’affaire rappelle les débats français sur ce qu’on savait ou non à partir de 1940, où les tard venus « du bon côté du combat » sont souvent, aujourd’hui, très sévères pour ceux qui n’avaient pas osé choisir la Résistance : eux, évidemment, l’auraient rejointe sans hésiter en prenant tous les risques… On trouvera peut-être dans les archives de la province jésuite d’Argentine des détails sur les péripéties du provincialat de Jorge Bergoglio. On peut s’interroger dès à présent : quels ont pu être les éléments de son « discernement » en tant que supérieur provincial au temps d’une si terrible histoire ? Il serait passionnant de connaître ses hésitations, ses choix et leurs raisons.

On peut en avancer au moins deux. D’une part, Bernadette Sauvaget souligne le rôle probable de son péronisme centriste : cette affinité l’a probablement empêché d’adhérer à la théologie de la libération et au marxisme, de plus en plus influents en Argentine comme dans toute l’Église d’Amérique latine à partir de 1965. Il a eu probablement des réserves personnelles fortes envers les plus engagés à gauche avant d’être provincial. D’autre part, avant d’être nommé dans cette charge très tôt – à trente-six ans, « une folie », comme il l’a dit en septembre 2013 aux revues jésuites –, Bergoglio fut aussi, dès 1972, un très jeune maître des novices (celui qui accueille et forme les nouveaux entrants dans un ordre religieux). Or cette fonction très importante est le plus souvent confiée à un jésuite considéré comme « spirituel », c’est-à-dire censé avoir particulièrement intégré la tradition des Exercices spirituels de saint Ignace, voire la tradition mystique de la Compagnie en particulier et de l’Église en général. On peut imaginer que cet enracinement intérieur dans la spiritualité ne l’a guère tourné vers les jésuites les plus politisés. Au-delà de son attitude sous la dictature (qui fut probablement proche de celle décrite plus haut), Bergoglio s’est trouvé chargé par son ordre de lourdes responsabilités, au temps d’une épreuve terrible qui s’est répétée au xxe siècle pour des religieux, des prêtres, des croyants pris, à leur corps défendant, dans des situations d’une extrême violence d’État26 : que dire, que faire « spirituellement » dans de telles situations politiques et sociales, quand chaque prise de parole publique, chaque action engagée risquaient de fracturer le corps ecclésial et la Compagnie ?

Perdu pour les jésuites, remis en selle par l’accès à l’épiscopat

Que nous apprend finalement le parcours jésuite du pape François ? Qu’il est impossible de l’inscrire sans plus dans la colonne « positive » de son passé, comme on l’a fait souvent depuis son élection et comme si son appartenance jésuite équivalait au passage par une grande école de la haute fonction d’Église, qui ensuite préparerait les « meilleurs » à accéder au cardinalat et peut-être même au pontificat. Cette appartenance n’est « positive » qu’au sens d’une épreuve ou de nombreuses épreuves surmontées, qui furent, sous des modalités argentines particulièrement dures et avec une carrière précoce de gouvernement particulièrement atypique (qui se termine par un échec), le lot des jésuites entrés dans la Compagnie durant les années 1950 et 1960, dont beaucoup sont partis soit comme « scolastiques » (étudiants jésuites) au cours de leur formation, soit même après avoir été ordonnés.

À certains égards, Bergoglio a vécu la pire épreuve : celle de l’exil intérieur, non sans une probable culpabilité. Sur son provincialat, il a eu lui-même des phrases très dures :

Dans un temps difficile pour la Compagnie : une génération entière de jésuites avait disparu […], je me suis retrouvé provincial très jeune… Ma manière de gouverner comportait beaucoup de défauts, [mais] les gens se lassent de l’autoritarisme. Ma manière autoritaire et rapide de prendre des décisions m’a conduit à avoir de sérieux problèmes et à être accusé d’ultra-conservatisme.

Accusation qu’il récuse, mais on peut ajouter qu’à la fin de son mandat, la division dans la province était telle qu’il fallut aller chercher un jésuite colombien pour lui succéder comme provincial. C’est donc indiscutablement un échec, qu’il a dû éprouver comme tel.

Sa carrière ultérieure dans la Compagnie garde aussi quelques zones d’ombre : après avoir été recteur d’une faculté de théologie à partir de 1980 (donc au sortir du provincialat), il part en Allemagne en 1986, peut-être pour changer d’air surtout ; il ne séjournera que quelques mois à la faculté de philosophie et de théologie jésuite de Sankt Georgen à Francfort pour un projet de thèse inabouti27, mais à son retour il est envoyé à la résidence jésuite de Córdoba, à 700 kilomètres au nord-ouest de Buenos Aires, comme confesseur et curé de quartier, paraît-il : une nomination surprenante, qui ressemble à s’y méprendre à une mise à l’écart due au malaise persistant à propos de son gouvernement comme provincial28. C’est là que le cardinal Quarracino, archevêque de Buenos Aires, le tirera de sa relégation supposée pour en faire son auxiliaire, relançant ainsi sa « carrière » et le menant où l’on sait29.

Selon Bernadette Sauvaget, il est resté, « jusqu’à son élection, une figure controversée au sein de la Compagnie de Jésus » argentine, évitant même, quand il allait à Rome comme archevêque, de fréquenter les maisons jésuites romaines. C’est la longue interview publiée dans les grandes revues jésuites du monde entier qui aurait scellé la « réconciliation ». Même s’il y a une part d’incertitude dans ce récit, il semble cohérent avec la trajectoire de François. Il est d’autant plus remarquable que, devenu archevêque de Buenos Aires en 1998, il ait bénéficié très rapidement d’une aura de pasteur hors du commun, proche du peuple des pauvres – à tel point que, dès le conclave de 2005, il a fait partie des favoris pour être élu à la fonction suprême. Pourquoi a-t-il refusé alors, d’après des informations fiables, d’aller plus loin dans l’élection alors qu’il était bien placé ? Il aurait allégué la maladie. Laquelle ? On rappellera seulement, cela a été souligné, la face sombre et triste, le visage d’enterrement qu’il montrait souvent à Buenos Aires, – en contraste total avec la joie et la mine épanouie qu’il présente depuis qu’il est pape…

En quoi le pape François, éprouvé comme jésuite, reste jésuite

En fin de compte, que reste-t-il de ces années de trouble, voire de poudre et de larmes ? Une liberté, qui se traduit par un style, une « manière de procéder ». On peut avancer quelques hypothèses. C’est sans doute d’abord, filtré par les épreuves de la vie, ce qui est le plus invisible pour la foule et les médias. Ses homélies « senties » à la messe du matin par exemple et aussi en d’autres occasions, où l’on reconnaît le prédicateur des Exercices spirituels qui donne aux retraitants les « points de méditation » (souvent très imagés et concrets) à partir des Évangiles ou d’autres textes bibliques ; quand il y évoque le Diable, les anges et les miracles de façon très réaliste, il se révèle imprégné de la religion populaire latino-américaine, loin des réticences d’un jésuite « éclairé » européen. Sur ce point, il est aussi fidèle aux Exercices spirituels de saint Ignace qui donnent aux anges, aux démons et aux miracles une place très réaliste dans le dispositif spirituel des Exercices, comme le fait aussi dans son Journal spirituel Pierre Favre († 1546), ce Savoyard canonisé en décembre dernier et pour lequel François a une dévotion particulière30.

On sent en général chez le pape une compétence spirituelle ou en matière de vie spirituelle, avec un intérêt marqué pour la tradition mystique jésuite, ce qui lui a inspiré un hommage étonnant à Michel de Certeau31 : sans doute, davantage que les ouvertures plus intellectuelles du concile Vatican II, cela explique sa réticence à dire et à redire, comme ses prédécesseurs, la loi morale de l’Église, le règlement en quelque sorte, y compris et surtout celui de la Compagnie :

Le fait de souligner l’ascétisme, le silence et la pénitence (dans la Compagnie) est une déformation32

De même, le retour permanent (dès son discours lors de la préparation du conclave) sur les « mondanités » à éviter absolument rappelle un thème très présent déjà dans la littérature spirituelle de l’Église ancienne, et très fortement souligné dans la tradition jésuite : la guerre à la « vaine gloire », à la valorisation de soi, à l’autoréférence. Enfin, plus important que tout, il y a, semble-t-il, la résolution sans faille de faire par les moyens appropriés, y compris ceux du « monde » quand il s’agit par exemple des finances, et fût-ce par « ruse », les réformes demandées par les cardinaux lors du conclave (la Banque vaticane, la Curie, la question des divorcés remariés), des réformes précises qui se heurtent à des obstacles immenses, donc avec des moments d’opposition, de « désolation », où le pape semble s’appliquer la règle (n° 318) des Exercices spirituels :

S’en tenir avec fermeté et constance aux décisions et à la détermination dans laquelle on était le jour qui a précédé la désolation…

Le pape Bergoglio est devenu ce qu’il est non par le prestige intellectuel et les qualités « mondaines », mais par les épreuves humaines et l’enracinement spirituel et pastoral du jésuite Bergoglio. Puisqu’il cite Michel de Certeau parmi ses maîtres, on supposerait volontiers que son régime dans l’ordre de la foi est celui de la « faiblesse de croire », et son discernement celui d’un « pécheur » qui reconnaît s’être trompé. Tel est le paradoxe mais aussi la force d’un pape « jésuite », qu’on a affublé si volontiers, au moment de son élection, uniquement des insignes flatteurs de la puissance et de la gloire.

  • *.

    Sociologue des religions, éditeur et traducteur.

  • 1.

    Léon Poliakov, la Causalité diabolique. Essai sur l’origine des persécutions, Paris, Calmann-Lévy, 2 tomes en 1980 et 1985, rééd. 2006.

  • 2.

    Les « prêtres honnêtes », pour reprendre la formulation de saint Ignace, le fondateur des jésuites, qui vise les prêtres pauvres, modestes et fidèles de son temps.

  • 3.

    Le texte intégral se trouve facilement sur internet, un texte plus court a paru dans Études, octobre 2013. Je me sers ici d’un ouvrage plus complet, qui donne aussi de brefs commentaires par divers auteurs (dont moi-même) : le pape François, l’Église que j’espère. Entretien avec le père Spadaro s.j., Paris, Flammarion/Études, 2013.

  • 4.

    Le pape François, l’Église que j’espère, op. cit., p. 39.

  • 5.

    Terme utilisé par Thomas d’Aquin, à la suite d’Aristote, pour désigner chez un individu un acquis intellectuel ou de comportement, qui serait stable et durable, sans être une disposition de nature. Ce terme a été repris et popularisé par Pierre Bourdieu (qui le devait à sa lecture d’Erwin Panofsky, dont il avait traduit de l’anglais Architecture gothique et pensée scolastique, Paris, Minuit, 1967).

  • 6.

    Ad majorem Dei gloriam en latin, devise d’Ignace qui deviendra celle des jésuites.

  • 7.

    Le pape François, l’Église que j’espère, op. cit., p. 31-33.

  • 8.

    Sans toujours voir que ce terme italien, dans ses équivalents de l’usage espagnol en Argentine, n’a pas les mêmes connotations que son équivalent français. Il vaudrait mieux le traduire par « madré » ou « malin ». Faut-il rappeler que François, fils d’une famille d’émigrés italiens en Argentine, circule entre les deux langues italienne et espagnole, et charge parfois les mots d’une langue de connotations empruntées à l’autre.

  • 9.

    Excellente mise en perspective dans John W. O’Malley, l’Événement Vatican II, Bruxelles, Lessius, 2011.

  • 10.

    Une province est une entité administrative de la Compagnie, dont le responsable, dit supérieur provincial, est nommé pour plusieurs années (et révocable) par le supérieur général depuis Rome. Les frontières géographiques des provinces jésuites ont beaucoup fluctué au cours de l’histoire, selon le nombre de jésuites disponibles, les types d’apostolat privilégiés, les conflits politiques et religieux entre les souverains et les États, etc.

  • 11.

    Je pense aux collèges, où les jésuites – y compris en France – ont fait et font encore des efforts importants pour sortir de l’accusation d’être au service des riches ou des élites en tous genres.

  • 12.

    Il suffit de relire, à côté d’autres analyses allant dans le même sens, le numéro spécial d’Esprit, mars-avril 2007, « Effervescences religieuses dans le monde ».

  • 13.

    Ce pluriel n’implique pas que tous les jésuites, loin de là, étaient unanimes dans la contestation de Jean-Paul II. Mais l’orientation générale de la Compagnie a été ressentie ainsi parce que les voix intellectuelles qui comptaient allaient dans ce sens. Du reste, cette opposition n’était pas originale : elle a été partagée en France et hors de France par la majorité des générations dites conciliaires, qu’il s’agisse de laïcs, de prêtres ou même d’évêques. Selon Hans Küng, l’Université grégorienne (jésuite) de Rome aurait refusé d’accepter en doctorat le jeune prêtre Karol Wojtyla, ce que ce dernier n’aurait jamais pardonné à la Compagnie.

  • 14.

    Ainsi, dans le célèbre ouvrage de Dan Brown, Da Vinci Code (Paris, Jean-Claude Lattès, 2009) c’est l’Opus Dei, et non les jésuites, qui constitue la troupe de choc occulte du pape.

  • 15.

    Outre les récits qu’on trouve dans toutes les histoires de l’Église, je me permets de renvoyer à l’aventure abracadabrante mais vraie (les sources sont tirées des archives du Saint-Office) racontée par Hubert Wolf, le Vice et la Grâce, trad. de l’allemand par J.-L. Schlegel, Paris, Le Seuil, 2013. Selon Wolf, le jésuite allemand Joseph Kleutgen, rédacteur du décret sur l’infaillibilité proposé à la discussion du concile en 1869-1870, avait été condamné quelques années auparavant pour hérésie par le Saint-Office…

  • 16.

    Michel de Certeau et Jean-Marie Domenach, le Christianisme éclaté, Paris, Le Seuil, 1974, p. 74.

  • 17.

    À noter : il semble aussi davantage goûter la littérature et d’autres arts (la musique) que la philosophie ou la théologie. Voir le pape François, l’Église que j’espère, op. cit., p. 123-141.

  • 18.

    Bernadette Sauvaget, le Monde selon François. Les paradoxes d’un pontificat, Paris, Éditions du Cerf, 2014, p. 74-76. Ce qui suit s’inspire en partie de son livre, surtout p. 69-102.

  • 19.

    Tout un programme si l’on se souvient du mouvement qui porta ce nom en Roumanie dans les années 1930, mais le mouvement argentin était, dans les années 1960, plutôt centriste.

  • 20.

    Dans le grand texte ou « constitution » intitulé Lumen gentium.

  • 21.

    Voir Juan Carlos Scannone, le Pape du peuple. Bergoglio raconté par son confrère théologien, jésuite et argentin, entretiens avec Bernadette Sauvaget, Paris, Éditions du Cerf, 2015.

  • 22.

    Ibid., p. 73-74.

  • 23.

    J. C. Scannone, le Pape du peuple, op. cit., p. 92.

  • 24.

    Déclaration du 15 janvier, dans l’avion qui le ramenait de Manille. Une déclaration en faveur de la fessée a aussi été mal accueillie en Allemagne et en Scandinavie.

  • 25.

    J. C. Scannone, le Pape du peuple, op. cit., chap. iv : « La “légende noire” de Bergoglio ou les tourments d’un provincial » (p. 107-140). À quelques exceptions près, l’épiscopat avait pris le parti des généraux et le nonce, Pio Laghi, nommé plus tard cardinal par Jean-Paul II, était un ami personnel de l’amiral Massera, principal organisateur de la terreur d’État.

  • 26.

    Il serait intéressant de faire le parallèle avec Jean-Paul II, affronté à la violence communiste, et d’étudier l’évolution respective des deux hommes avant et pendant leur pontificat.

  • 27.

    Et non pas pour « terminer » sa thèse, comme le dit sa biographie officielle et comme le répètent ses biographes. La thèse esquissée portait sur Romano Guardini († 1968), un théologien italo-allemand remarquable, reconnu au niveau international, trop oublié aujourd’hui, mais très admiré aussi en France, où plusieurs de ses livres ont été traduits.

  • 28.

    J. C. Scannone dément cette thèse : il explique que Bergoglio, revenu d’abord à Buenos Aires, avait trop d’influence sur les étudiants jésuites et que le provincial l’a en effet « exilé » à Córdoba pour cette raison triviale (Bergoglio lui faisant concurrence auprès des jeunes jésuites…). Scannone ajoute cependant que Córdoba fut un moment de « nuit obscure », de « désolation » intense, dont Bergoglio parlera comme d’une « purification ». Voir J. C. Scannone, le Pape du peuple, op. cit., p. 137.

  • 29.

    Sur les années « pastorales » de Bergoglio en Argentine, voir l’intéressant livre de Marco Politi, François parmi les loups, Paris, Philippe Rey, 2015.

  • 30.

    Voir Pierre Favre, Mémorial, introduit, traduit et commenté par Michel de Certeau (Paris, Desclée de Brouwer, 1960). Luce Giard prépare une édition revue et augmentée de cet ouvrage.

  • 31.

    Je renvoie à mon commentaire de cet hommage dans le pape François, l’Église que j’espère, op. cit., p. 177-180, ainsi qu’à celui de Robert Scholtus, p. 181-186. Sur Michel de Certeau, voir le dialogue entre Luce Giard et moi-même dans Esprit, août-septembre 2013, p. 155-168 : « Michel de Certeau, la mystique et l’écriture ».

  • 32.

    Le pape François, l’Église que j’espère, op. cit., p. 42.

Jean-Louis Schlegel

Philosophe, éditeur, sociologue des religions et traducteur, Jean-Louis Schlegel est particulièrement intéressé par les recompositions du religieux, et singulièrement de l'Eglise catholique, dans la société contemporaine. Cet intérêt concerne tous les niveaux d’intelligibilité : évolution des pratiques, de la culture, des institutions, des pouvoirs et des « puissances », du rôle et de la place du…

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