Poutine et l'Europe
« Avant, il était juste notre président et il pouvait être remplacé. Maintenant, il est notre vojd et nous ne laisserons personne le remplacer. » Notre vojd, « guide », est le nom historiquement donné à Staline. Cette déclaration de Margarita Simonian, rédactrice en chef de Russia Today et porte-parole officieuse du Kremlin, au lendemain du plébiscite obtenu par Vladimir Poutine, dit bien le message que les partisans du « leader national » veulent envoyer aux électeurs russes.
Le scrutin du 18 mars dernier aura certes été légèrement différent des exercices précédents : un choix plus large de candidats – huit, contre cinq en 2012 –, des profils plus variés, avec notamment la participation de la journaliste Ksenia Sobtchak, des débats plus animés… Mais, finalement, ce fut une élection sans alternative réelle. Même si l’objectif « 70-70 » du Kremlin (un taux de participation de 70 % et 70 % des suffrages pour Vladimir Poutine) n’a pas été atteint, la participation n’ayant été que de 67 %, le score de 76 % attribué à Vladimir Poutine frappe les esprits, à l’intérieur et à l’extérieur du pays, et laisse imaginer un soutien réel et massif au sein de la population russe. On est même tenté de se demander pour quelles raisons, au vu de ces chiffres, les autorités s’obstinent à de telles méthodes de pression sur les électeurs et sur les votes.
Le mouvement indépendant Golos a ainsi reçu plus de 3 000 témoignages d’infractions électorales diverses[1]. Si les falsifications ont sans doute été moindres que lors, par exemple, des élections législatives de 2011, une pression sans précédent a été exercée pour pousser les Russes à aller voter : chantage à l’emploi, menaces sur les étudiants dans les universités, pressions dans les administrations et les entreprises proches du secteur public… Comme le remarque Anna Collin Lebedev, « le gros de la manipulation électorale s’est déroulé avant le scrutin, par le verrouillage du vote des citoyens qui dépendent, de près ou de loin, de l’État ». Selon elle, « le pouvoir autoritaire, paradoxalement, croit aux élections » et, par conséquent, « veut les manipuler ». C’est d’ailleurs ce constat qui met fin aux comparaisons, parfois utiles mais souvent exagérées, entre le pouvoir russe actuel et le totalitarisme soviétique. Alors que Staline et Brejnev n’avaient pas à craindre les urnes ou les manifestations, le « Poutine collectif [2] » défend avant tout ses intérêts économiques et son maintien au pouvoir, ce qui le rend aussi offensif que vulnérable.
Cette peur des urnes s’exprime aussi dans le refus de Vladimir Poutine, depuis son arrivée au pouvoir, en 1999-2000, de participer aux traditionnels débats électoraux ou de laisser des opposants « hors système », comme l’avocat anti-corruption Alexei Navalny, concourir au scrutin présidentiel. Ce dernier, déclaré inéligible à la suite d’un procès jugé « arbitraire » par la Cour européenne des droits de l’homme, est tout de même parvenu à influer sur la campagne. En rassemblant des milliers de personnes dans la rue, en diffusant des vidéos qui dépassent souvent plusieurs millions de vues et, surtout, en appelant au boycott des urnes, il a sans doute poussé le pouvoir russe à gonfler les chiffres de la participation et à redoubler ses efforts pour mobiliser l’électorat. De fait, le niveau de participation plutôt élevé est un revers pour Navalny. Ceci étant, la stratégie « inverse » de participation au scrutin, retenue par les candidats libéraux Sobtchak et Iavlinski s’est également soldée par un échec. Leurs faibles résultats (respectivement 1, 6 % et 1 %) ont été brandis comme une défaite des idées européennes et libérales, tandis que leur participation à la campagne a permis de légitimer le scrutin.
En sur-jouant la victime pour ne pas répondre de sa propre agressivité, comme en invoquant de prétendues blessures pour exiger réparation, le pouvoir russe sort du discours de la loi, pourtant cher à Poutine au début de son mandat, pour se projeter vers ce que l’historien Timothy Snyder qualifie de « politique de l’éternité ». Ce discours, qui justifie tout au nom des « intérêts supérieurs » perpétuellement menacés par des « ennemis extérieurs et intérieurs », « place la nation au centre d’une histoire cyclique de la victimisation » et « propage la conviction que le gouvernement ne peut pas aider la société dans son ensemble, mais seulement la préserver contre les menaces[3] ».
Certes, le discours du « Poutine collectif » profite à plein des lacunes et des légèretés de certaines déclarations médiatiques américaines et européennes pour justifier, en interne, la suspension de l’institution démocratique qu’est une élection présidentielle, la disparition progressive du pluralisme dans les principaux médias russes, la mise en place de lois réduisant les droits et les libertés des citoyens, ainsi qu’une politique agressive qui a déjà conduit à la destruction de milliers de vies humaines en Russie, en Ukraine et en Syrie.
Le discours de la puissance à l’extérieur doit donc aussi se comprendre en réaction aux évolutions à l’intérieur du pays[4]. L’émergence d’une « nouvelle société civile russe » au début des années 2010, avec un foisonnement d’initiatives locales, artistiques, journalistiques, militantes et, in fine, politiques avec les grandes manifestations « pour des élections justes » en 2011-2012, a conduit à une contestation inédite du pouvoir de Vladimir Poutine[5]. La demande de plus de libertés et de pluralisme s’est confirmée lors des élections locales de 2013, lorsque l’opposition et les candidats indépendants ont réalisé des résultats inespérés dans plusieurs villes, dont Moscou où Navalny avait obtenu plus de 27 %, et même des victoires surprenantes comme à Petrozavodsk.
Appelé au dialogue par la société civile et l’opposition, le Kremlin a choisi de répondre par la chape de plomb : limitation du droit de manifester, entraves à la liberté d’expression (notamment sur les réseaux sociaux), pressions sur les contestataires les plus actifs – certains emprisonnés, d’autres contraints à l’exil. Surtout, le renforcement de l’arsenal répressif s’est accompagné d’un durcissement idéologique. Alors que le discours du pouvoir russe se concentrait sur le besoin de « stabilité » politique et économique, il multiplie désormais les références aux « valeurs » de la « civilisation russe », dont le rappel vibrant est inévitablement suivi d’une critique de « l’Occident ».
Comme le souligne Mikhail Zygar, contrairement à l’image de « stratège » qu’alimentent les communicants du Kremlin, Poutine n’a « aucun plan en ce qui concerne la politique intérieure, l’économie, l’international ». Dans ce contexte, le régime de Poutine a surtout besoin d’un adversaire. Et son principal ennemi est l’Europe : non pas l’institution de l’Union européenne, mais l’ensemble des principes fondamentaux, des droits, de la prospérité et des opportunités qu’incarne l’idéal européen. D’où sa volonté, de plus en plus fermement exprimée, de fragiliser l’Europe.
Le régime de Poutine a surtout besoin d’un adversaire.
Et son principal ennemi est l’Europe.
Poutine entend ainsi jouer – les événements diplomatiques et les mouvements tactiques de ces dernières années en ont amplement témoigné – un rôle au-delà de « notre Mère Russie ». En évoluant d’un discours faiblement idéologique de restauration de la fierté russe et de la stabilité économique « post-impériale » à une bataille dogmatique sur les valeurs, opposant les supposées faiblesses libérales d’une société ouverte à la « virilité autoritaire » et décomplexée d’une « Russie unie » par son guide, en désignant ses adversaires à l’intérieur et à l’extérieur du pays, en verrouillant le récit de l’histoire et en accentuant la pression sur les milieux artistiques et culturels, en nouant des alliances avec les blocs réactionnaires en Europe[6], Poutine se pose en dirigeant de la restauration conservatrice en Europe. Les Européens seraient inspirés de le prendre au sérieux.
Néanmoins, élu par un « rituel d’applaudissements [7] », un régime autoritaire, surtout après deux décennies au pouvoir, peut toujours être contesté et ne sort pas forcément renforcé d’un scrutin largement gagné d’avance. Après les multiples empoisonnements dus aux rejets toxiques d’une décharge à Volokolamsk, près de Moscou, le drame de Kemerovo, où un incendie a coûté la vie à au moins soixante-quatre personnes, a provoqué une vague de manifestations dans tout le pays. Ces deux catastrophes illustrent en effet, aux yeux de nombreux Russes, l’ensemble des maux qui minent leur pays : la corruption, la faible qualité des services publics, l’absence de l’État de droit et, surtout, contrairement à la promesse faite par Poutine il y a près de vingt ans, l’irresponsabilité des autorités et leur incapacité à protéger la population en cas de désastre.
[1] - www.golosinfo.org.
[2] - Le terme est utilisé par le journaliste et écrivain russe Mikhail Zygar pour décrire la structure du pouvoir en Russie et ses multiples groupes, parfois concurrents, notamment au sein du Kremlin Voir Mikhail Zygar, les Hommes du Kremlin. Dans le cercle de Vladimir Poutine [2016], trad. par Paul Simon Bouffartigue, Paris, Le Cherche-Midi, 2018.
[3] - Timothy Snyder, “Vladimir Putin’s Politics of Eternity”, The Guardian, 16 mars 2018.
[4] - Voir Françoise Thom, Comprendre le poutinisme, Paris, Desclée de Brouwer, 2018.
[5] - Voir Alexis Prokopiev, « Pourquoi la Russie s’est levée ? », Regard sur l’Est, 15 janvier 2012.
[6] - Voir Anton Shekhovtsov, Russia and the Western Far Right: Tango Noir, New York, Routledge, 2018.
[7] - Terme utilisé par Marie Mendras sur Europe 1, le 19 mars 2018.