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Big Brother aux pieds d'argile

décembre 2013

#Divers

« Le gouvernement n’est pas la solution à notre problème, le gouvernement est le problème », déclarait Ronald Reagan dans son premier discours d’investiture, en 1981. Aujourd’hui aux États-Unis, l’État (qui traduit aussi l’américain government) semble être véritablement devenu « un problème ». Non pas parce qu’il serait trop puissant, trop présent, trop coûteux – même si beaucoup le pensent – mais parce qu’il paraît entravé, incapable de remplir son rôle, celui de prendre des décisions au nom du peuple et pour le peuple.

Ces derniers mois, deux événements sont venus mettre en relief les paradoxes du gouvernement fédéral américain : le shutdown (« fermeture ») des deux premières semaines d’octobre et les suites du scandale des écoutes de la Nsa (National Security Administration), qui avait débuté avec les révélations d’Edward Snowden avant l’été et a pris une nouvelle tournure fin octobre, lorsque les gouvernements français, allemand et espagnol ont sommé les États-Unis de s’expliquer sur l’ampleur de la surveillance dont ils avaient fait l’objet. D’un côté, la crise institutionnelle de l’automne a montré la difficulté à créer du compromis entre républicains et démocrates et a jeté une lumière crue sur la paralysie de la branche législative du gouvernement fédéral. De l’autre, le scandale de la surveillance, assorti des dénégations et excuses pour le moins limitées et maladroites de la Maison-Blanche, a révélé le zèle de certaines branches de l’État fédéral, dépendant dans une large mesure du pouvoir exécutif. Paralysie législative, activisme de l’exécutif : est-ce là un paradoxe, ou un double symptôme d’une crise démocratique qui n’affecte pas – loin s’en faut – que les États-Unis ?

Un Congrès paralysé

Depuis les élections de mi-mandat de novembre 2010, Barack Obama est dans une situation proche de la cohabitation française : la Chambre des représentants est en effet majoritairement républicaine, et les démocrates ne disposent que d’une très courte majorité au Sénat, ce qui transforme chaque loi, chaque nomination proposée au Congrès en bataille, qui ne se résout jamais sans contreparties. L’équilibre des pouvoirs, le système de freins et de contrepoids, peut-il mener à la paralysie ? C’est bien l’impression que l’on a eue en octobre, lorsque les républicains ont refusé de voter le budget proposé par le gouvernement, posant comme condition le retrait du financement de la réforme de la santé, contre laquelle ils bataillent depuis que le président Obama l’a lancée, dès son arrivée au pouvoir, en 2009. Certes, le shutdown de 2013 n’était pas une première – Bill Clinton, lui aussi face à un Congrès hostile, avait également dû « fermer boutique » en 1995 et 1996, comme de nombreux autres présidents avant lui – mais il a cristallisé, aux yeux de beaucoup, une atmosphère politique particulièrement délétère. L’émergence du mouvement Tea Party1, concomitante de l’élection d’Obama, puis l’élection de représentants issus de cette mouvance en 2010, ont poussé à une hystérisation du débat public fort peu propice à l’élaboration de compromis. Cette hystérie a atteint son comble à propos de la réforme de la santé proposée par le président, qualifiée de « socialiste », voire de « totalitaire » par une partie des républicains, et qui ne cesse de provoquer remous et rebondissements dans la vie politique américaine depuis maintenant quatre ans. Après le refus par les républicains de voter le budget 2014, dicté par l’opposition à l’Obamacare, on a appris que certains Américains, contrairement à ce qu’avait promis Obama, se retrouveraient sans assurance-maladie, ou seraient obligés de payer leur assurance plus cher, en conséquence de la réforme. Le président américain s’en est excusé, mais cela a contribué à remettre en selle certains des critiques les plus virulents de cette loi.

Le parti républicain, cependant, après sa défaite aux élections de 2012, semble ne plus vouloir se laisser dicter sa ligne par une poignée de représentants issus du Tea Party. La responsabilité du blocage institutionnel est largement retombée sur les épaules des républicains – même si Obama n’en est pas sorti indemne – et les voix modérées au sein du parti se font de plus en plus entendre – on songe à Chris Christie, largement réélu gouverneur du New Jersey en novembre dernier. Mais, dans le même temps, le shutdown a mis en avant des personnalités comme Ted Cruz, sénateur du Texas, l’un des instigateurs du blocage, qui a fait un discours de vingt et une heures au Sénat en septembre pour expliquer toutes les raisons qu’il avait de s’opposer à la réforme de la santé. Avec des élections de mi-mandat dans un an, il semble difficile de croire que le parti républicain va se lancer soudainement dans une grande entreprise de compromis et de modération vis-à-vis du président démocrate. La question de la paralysie du Congrès, tombé en novembre à 9% d’opinions favorables, demeure donc entière.

Une machine qui tourne toute seule2

Le shutdown a ainsi des conséquences politiques ; mais qu’en est-il des conséquences matérielles ? Après tout, les services « non essentiels » du gouvernement fédéral ont été fermés pendant près de trois semaines. On a vu, sur tous les écrans, les portes fermées des grands musées américains et des parcs nationaux, l’amertume des fonctionnaires fédéraux mis en congé d’office (furlough), la suspension d’activités telles que la remise de passeports ou de visas ou certaines collectes d’impôts, la mise au chômage technique de quatre Prix Nobel, etc. L’impact sur l’économie américaine est encore difficile à évaluer ; le chômage n’a finalement que peu augmenté en octobre (il est passé de 7, 2 % à 7, 3 %, cela étant sans doute largement dû au chômage technique des fonctionnaires3), mais le blocage a coûté cher à l’État, pour ne rien dire des désagréments et difficultés subis par les citoyens. Pourtant, si d’un côté les divers reportages sur les conséquences du shutdown ont peut-être permis à certains Américains de se rendre compte, concrètement, de ce que fait l’État fédéral, mis à part collecter l’impôt, d’un autre côté l’événement a également réactivé les critiques – chez les républicains comme sur la chaîne Fox News – à l’égard de la « bête » fédérale qu’il faudrait « affamer » pour qu’elle cesse d’étouffer le peuple.

Curieusement, cependant, les positions sont loin d’être aussi unanimes sur le scandale des écoutes de la Nsa. Si les libertariens comme Rand Paul ou Justin Amash veulent limiter les pouvoirs de la Nsa, et sont prêts pour cela à s’allier à des forces de gauche, une partie des républicains – y compris des élus proches du Tea Party comme Michele Bachmann – estime que les écoutes téléphoniques sont justifiées par la lutte contre le terrorisme et ne représentent pas un danger pour les libertés individuelles. Les arguments de l’équipe du président Obama – savait-il, ne savait-il pas que le téléphone portable d’Angela Merkel était sur écoute ? – n’ont guère convaincu. Du reste, on se demande quel serait le pire scénario : que la Nsa ait étendu sa surveillance avec l’aval de l’exécutif ou que le président ignore ce que font ses agences de renseignement ? Et même si Barack Obama n’a pas formellement autorisé toutes les dérives sécuritaires de ses agents, il n’a jamais véritablement remis en question le Patriot Act promulgué par George W. Bush au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, et qui autorise de vastes programmes de surveillance, aux États-Unis comme à l’étranger. Que les agences de renseignement surveillent, cela n’a rien de bien étonnant ; ce qui inquiète, c’est l’impression que l’on a affaire à une machine qui tourne toute seule, sous le regard indifférent des citoyens et de politiques distraits par leurs incessantes querelles.

La démocratie à risque ?

Deux images symbolisent les récents paradoxes de l’État fédéral américain. D’un côté, ce petit panneau que l’on a vu fleurir aux quatre coins des États-Unis, devant la statue de la Liberté, le parc de Yellow - stone ou celui de Yosemite : « À cause de la fermeture du gouvernement fédéral, ce parc national est fermé. » De l’autre, la carte des pays les plus surveillés par la Nsa, mise en ligne dès le mois de juin par le journal britannique The Guardian4. Alors, l’État américain, faible ou tout-puissant ? Ce que ces images révèlent d’inquiétant, c’est un double mouvement : d’une part, un blocage des assemblées élues, du siège du pouvoir législatif qu’est le Congrès ; de l’autre, un activisme sécuritaire émanant plus ou moins directement du pouvoir exécutif, dans un domaine par définition soustrait au regard des citoyens.

Cette dérive n’est pas spécifique aux États-Unis, elle est aujourd’hui commune à de nombreuses démocraties occidentales. L’exacerbation des divisions partisanes rend difficile la construction de compromis, le fossé se creuse entre les électeurs et leurs représentants, et les dirigeants se « rabattent » sur leur domaine réservé – la sécurité, les affaires étrangères –, domaine dans lequel le pouvoir discrétionnaire est bien plus grand, et où la possibilité d’en appeler à la « raison d’État » met fin au débat5. La crise contemporaine de nos démocraties – souvent moquées pour leurs atermoiements par les États autoritaires, et qui semblent vouloir les concurrencer sur leur propre terrain – ne peut se comprendre en dehors de cette double évolution, qu’il devient urgent de combattre.

  • 1.

    Voir Aurélie Godet, le Tea Party. Portrait d’une Amérique désorientée, Paris, Éditions Vendémiaire, 2012.

  • 2.

    Titre inspiré d’un célèbre ouvrage de l’historien Michael Kammen sur la constitution américaine, A Machine That Would Go of Itself: The Constitution in American Culture [1986], Piscataway (NJ), Transaction Publishers, 2006.

  • 3.

    Stéphane Lauer, « Aux États-Unis, le shutdown entraîne une légère hausse du chômage », Le Monde, 8 novembre 2013.

  • 4.

    Glenn Greenwald et Ewen McAskill, “Boundless Informant: The Nsa’s Secret Tool to Track Global Surveillance Data”, The Guardian, 11 juin 2013 (http://www.theguardian.com/world/2013/jun/08/nsa-boundless-informant-global-datamining).

  • 5.

    Voir l’article d’Olivier Mongin, « Un pouvoir sans autorité ! Hollande aspiré par Valls », dans ce numéro, p. 12.

Alice Béja

Maîtresse de conférences à Sciences Po Lille, chercheuse au CERAPS-CNRS, Alice Béja est spécialiste de l’histoire culturelle et politique des Etats-Unis. Elle travaille sur les mouvements protestataires américains de la fin du XIXe et du premier XXe siècle ainsi que sur leurs représentations littéraires. Ancienne rédactrice en chef de la revue Esprit, elle a notamment publié Des mots pour se

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