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L'autre Amérique

mai 2017

#Divers

En 1894, l’« armée de Coxey » marche sur la capitale américaine pour exiger du gouvernement fédéral le financement de travaux publics pour embaucher les hommes touchés par la panique de 1893. Des travailleurs migrants, des ouvriers du chemin de fer, des vagabonds se mettent en route, parfois le baluchon à l’épaule, pour faire valoir leurs droits.

Depuis, les marches sur Washington sont devenues un classique des mouvements sociaux américains : les vétérans de la Première Guerre mondiale s’y rendent en 1932 pour réclamer leur dû, les militants du mouvement des droits civiques défilent par centaines de milliers en 1963 pour l’emploi et la liberté, comme celles et ceux qui s’opposent à la guerre du Vietnam à de multiples reprises dans les années 1960 et 1970. La droite s’empare également de ce mode d’action, pour s’opposer à l’avortement (une manifestation annuelle est organisée dans ce but depuis l’arrêt Roe v. Wade de la Cour suprême en 1973 autorisant l’avortement au niveau fédéral) ou aux impôts excessifs (marche des contribuables organisée en 2009 par le Tea Party). Les organisations féministes ont depuis longtemps investi le Mall pour faire valoir leurs revendications, mais jamais leurs rassemblements n’avaient mobilisé autant de monde que lors de la Marche des femmes organisée au lendemain de l’investiture de Donald J. Trump, le 21 janvier 2017.

Quel message ?

La plupart des slogans, ainsi que l’emblématique pussy hat, petit bonnet rose aux oreilles de chatte, renvoyaient aux droits des femmes, menacés par un Président qui avait fait de la misogynie l’un des traits principaux de sa campagne. Mais les pancartes brandies par les manifestant.e.s témoignaient d’inquiétudes plus larges, liées aux droits des minorités (certain.e.s brandissaient le logo de Black Lives Matter, d’autres affirmaient leur identité Lgbt [lesbiennes, gays, bisexuels et trans]), à l’environnement ou au droit du travail, donnant ainsi un écho aux multiples mouvements sociaux qui ont vu le jour ou se sont remobilisés ces dernières années (Fight for $15 pour l’augmentation du salaire minimum et des droits syndicaux, mouvements écologistes s’opposant aux projets d’oléoducs, militantisme Lgbt ayant mené à la reconnaissance du mariage pour les couples de même sexe par la Cour suprême en 2015). Des oratrices et des orateurs célèbres, de Madonna à Michael Moore, mais aussi, moins consensuelle, Angela Davis, ont donné de la voix, dans ce qui tenait à la fois de la manifestation politique et de la psychothérapie de groupe, l’Amérique liberal se rassurant par cette présence massive au lendemain d’une élection traumatisante.

Les manifestant.e.s de la Marche des femmes incarnaient ainsi une « autre Amérique », divisée pendant la campagne au cours de laquelle la candidate Hillary Clinton n’avait su rassembler son camp, et qui a le sentiment, avec Donald Trump à la Maison-Blanche, d’avoir été exclue de son propre pays. La diversité des slogans montrait également la possibilité pour le féminisme d’être un combat inclusif ; non pas un « combat identitaire », terme par lequel les mobilisations des femmes, des Noir.e.s, des homosexuel.le.s, etc. sont trop souvent réduites à des questions de droits et de communautés, mais une lutte sociale, au sens où elle peut transformer les rapports sociaux dans leur diversité (rapports au sein de la famille, vie professionnelle, vie politique1…).

Quelles méthodes ?

Face à un Président aussi extrême que Donald Trump, comment réagir ? C’est également à cette question qu’ont voulu répondre les participant.e.s à la marche du 24 janvier. Pour montrer que celui qui occupait le siège du pouvoir ne les représentait pas, pour lutter aussi contre la normalisation, par le jeu institutionnel, d’un homme que ses déclarations, son comportement, son entourage et ses positions politiques, au-delà de sa personnalité étrange et de ses nombreuses incohérences, placent fermement à l’extrême droite. Mais comment transformer les modes d’action dans un système aussi verrouillé que le système bipartite américain, dans un pays si vaste que les mobilisations nationales y sont rares, dans un contexte de division extrême qui rend parfois les solidarités difficiles à imaginer ? Il est toujours malaisé de prévoir ce dont va accoucher un mouvement social, en termes politiques ; Occupy Wall Street, en 2011, s’était vu critiquer pour son manque d’objectifs, son refus de la verticalité et du jeu politique. Pourtant, de nombreux militants d’Occupy se sont alliés à d’autres organisations au niveau local pour se mobiliser contre les expulsions locatives ou la violence policière. Le mouvement a contribué à mettre la question des inégalités au cœur du débat politique américain, et nombre de ses militant.e.s se sont reconnu.e.s en 2015-2016 dans la campagne pour la primaire démocrate menée par Bernie Sanders.

Le Parti démocrate, divisé, sonné par la défaite, semble aujourd’hui prêter attention aux mobilisations citoyennes ; saura-t-il pour autant s’en faire le relais ? En ce qui concerne les manifestations elles-mêmes, l’appel à la grève du 8 mars (« journée sans femmes ») n’a pas eu l’ampleur espérée.

De nombreuses organisations politiques féministes, comme Emily’s List, qui encourage les femmes à se présenter à des positions électives, ont néanmoins indiqué que dans les semaines suivant la marche, elles avaient reçu de nombreuses demandes de femmes souhaitant s’engager en politique. Les interpellations d’élus (lors de réunions locales, par téléphone et Internet) se sont également multipliées, notamment à propos de la réforme de l’Obamacare proposée par Trump. Ces modes d’action ont été aidés par la mise en ligne, dès décembre 2016, d’Indivisible: A Practical Guide for Resisting the Trump Agenda, un guide de mobilisation imaginé par plusieurs assistants parlementaires pour donner aux citoyens les clés d’un lobbying efficace de leurs représentants. Le guide commence par expliquer le succès du Tea Party contre la réforme de santé d’Obama, et s’inspire délibérément des méthodes de ce mouvement conservateur en appelant à l’émergence de semblables mobilisations à la gauche de l’échiquier politique, pour faire barrage à l’administration Trump. Des outils simples (se présenter aux inaugurations, aux cérémonies où sont présents les politiques pour poser des questions sur le racisme, le corporatisme, l’autoritarisme du gouvernement, demander des rendez-vous dans les permanences des élus, téléphoner et écrire aux représentants, rendre publics les refus, etc.) pour une protestation qui vise à utiliser le système politique en place pour amplifier la voix de citoyens mécontents.

Ces diverses méthodes ont déjà prouvé leur efficacité, en ralentissant ou en bloquant des initiatives prises par le nouveau Président. Néanmoins, en s’inscrivant dans une logique légitimiste vis-à-vis des institutions, en opposant à une Amérique usurpatrice la « véritable » Amérique, dans une rhétorique bien familière des mouvements d’opposition aux États-Unis, elles oublient également que l’un des sujets de la campagne des primaires comme du résultat des présidentielles elles-mêmes était la question des institutions, qu’il s’agisse des partis politiques, du système électoral ou de l’équilibre des pouvoirs au niveau fédéral. Rappelons-le, Donald Trump, malgré ses dénégations, a remporté la majorité au collège électoral mais a perdu le vote populaire ; le Président qu’il a remplacé a fait face pendant six ans à un Congrès systématiquement hostile et obstructionniste ; et, comme pour la plupart des élections, près de 40 % des Américains n’ont pas voté en novembre 2016. L’une des raisons pour lesquelles les mouvements sociaux ont tant de mal, outre-Atlantique, à accoucher de véritables solutions politiques est l’impossibilité structurelle de briser le monopole des deux grands partis sur la vie politique, à l’heure même où ces partis traversent une crise profonde. Et si le bulletin de vote, malgré tout ce qu’il représente de luttes, de sacrifices et de progrès, n’est plus considéré comme efficace, ne faut-il pas que le système démocratique reconnaisse aussi la valeur et la légitimité d’autres modes d’expression ?

  • 1.

    Le site de la Women’s March rappelle l’attachement du mouvement à l’« intersectionnalité », le croisement des luttes liées à la race, au genre et à la classe.

Alice Béja

Maîtresse de conférences à Sciences Po Lille, chercheuse au CERAPS-CNRS, Alice Béja est spécialiste de l’histoire culturelle et politique des Etats-Unis. Elle travaille sur les mouvements protestataires américains de la fin du XIXe et du premier XXe siècle ainsi que sur leurs représentations littéraires. Ancienne rédactrice en chef de la revue Esprit, elle a notamment publié Des mots pour se

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