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Dans le même numéro

Les crises en mal de représentations esthétique et politique. Introduction

juin 2012

#Divers

Pendant l’élection présidentielle, la crise a été à la fois absente et omniprésente. Absente, parce que de nombreux commentateurs, en particulier étrangers, ont accusé les candidats de ne pas aborder les « vrais sujets », de s’enfermer dans des polémiques futiles alors que la situation était grave ; omniprésente, car les citoyens, dans les multiples sondages et entretiens auxquels ils ont été soumis, ont souvent fait part de leur résignation, d’une sorte de fatalisme revenant à dire : « De toute manière, avec la crise, le prochain président, quel qu’il soit, n’aura que peu de marges de manœuvre. »

Alors, la crise, partout ou nulle part ? Ce n’est pas le moindre de ses paradoxes que d’être les deux à la fois. On la sent sans pouvoir l’assigner, on la perçoit sans la voir vraiment, si l’on n’en est pas directement victime. Qu’est-ce que cette crise, qui enveloppe le monde – surtout occidental – depuis 2008 ? Quelle en est la figure emblématique ? Est-ce le trader, l’ouvrier licencié pour cause de délocalisation, l’indigné sous sa tente avec son masque blanc des Anonymes, le politique contraint à la démission par les marchés ?

Alors qu’elle est partout dans l’espace politique, économique, journalistique, cette crise semble n’avoir pas conquis notre imaginaire. Les artistes s’en seraient-ils détournés ? Contrairement, par exemple, à la Grande Dépression, qui évoque immédiatement les visages émaciés des fermiers américains (voir mon article), celle que nous traversons aujourd’hui n’a pas été saisie à bras-le-corps par les artistes, et ne fait pas l’objet de représentations emblématiques. Il y a naturellement à cela des raisons fort concrètes ; chronologiques, tout d’abord. Si l’éclatement de la bulle immobilière aux États-Unis a eu lieu dès 2007, les premières années de tsunami financier et économique ont pu apparaître, du moins c’est ce que l’on a voulu faire croire, comme une panique passagère. Ce n’est que depuis deux ans qu’on a véritablement la sensation que cette crise est là pour durer. Or, le temps de l’art n’est pas celui du politique, ni de l’économie. Il l’anticipe parfois (certaines œuvres dont on dirait aujourd’hui qu’elles nous parlent de la crise ont été écrites bien avant 2008) et ne peut, par définition, lui être totalement contemporain. Il faut du temps pour qu’une œuvre se fasse, qu’il s’agisse de cinéma, de littérature, d’art ou de musique.

Ce temps n’est pas le même dans différents pays. Car une autre spécificité de la crise actuelle est le fait qu’elle est intrinsèquement mondiale, bien qu’elle s’aggrave désormais dans le cadre européen, et spécialement dans la zone euro, qui manque d’institutions politiques. Ses traductions artistiques sont donc elles aussi diverses ; le monde anglo-saxon, plus habitué à traiter le contemporain, a vu naître assez vite séries et films portant sur la crise, là où, en France, cette maturation a été plus lente, et s’est inscrite dans une évolution plus générale, avec un retour du monde dans le paysage audiovisuel (voir l’entretien avec Dominique Jubin et Bruno Nahon). L’engagement ne se conçoit plus aujourd’hui comme il y a trente ou quarante ans, car l’ennemi, comme l’a dit François Hollande, alors candidat, dans son discours du Bourget, est « sans visage ». Il faut donc trouver d’autres formes de mobilisation, d’autres figures à mettre en avant, au carrefour de l’intime et du collectif, de l’individu et du groupe, comme le constate Carole Desbarats en analysant les productions du cinéma français.

En somme, l’art dit la crise par le détour, en s’émancipant de la grille économique et en multipliant les discours (politique, historique, personnel), en faisant des crochets par le passé, en incarnant la fraude, l’escroquerie, la souffrance, dans des personnages, pour qu’enfin cette atmosphère que l’on ressent, ce marasme ambiant, devienne de chair et d’os, et provoque aussi une forme de jouissance (ce que fait bien le théâtre1, dont nous parlent Christian Chavagneux, David Lescot, Myriam Marzouki et Christophe Reffait).

Lorsqu’on parle de la crise, on en est souvent réduit à l’épuisement, au bégaiement. Dans les années 1930, des couples s’affrontaient, pour gagner quelques dollars, dans des marathons de danse, comme si la seule manière d’employer leur énergie était de la gaspiller ainsi, comme s’ils ne tenaient debout que par la force de leur désespoir ; on recommence aujourd’hui, nous dit Isabelle Danto, à danser au bord du gouffre. Mais de cette danse parfois macabre peut surgir un renouveau. La crise de la langue à laquelle nous faisons face, cette inadéquation, toujours plus marquée par le vernis lisse et froid de la communication, entre ce qui est et ce qui est dit, nous donne envie de nous réapproprier les mots, de les faire tourner dans notre bouche, de les faire jouer les uns contre les autres, comme le fait Claude Favre dans le beau texte qu’elle nous a confié.

Nous avons voulu ici poursuivre la réflexion que nous menons depuis 2008 sur la crise financière2, devenue ensuite économique, sociale et politique, en l’abordant sous un angle différent, qui nous éloigne un peu de l’omniprésence du discours économique, lui-même mis en difficulté par les événements. Culture et économie ne peuvent naturellement être dissociées, d’autant que la première sert souvent de variable d’ajustement en temps de crise, ou lorsque les gouvernements se désengagent de la sphère publique. Mais le déclin culturel témoigne également d’une crise plus profonde, qui ne peut être simplement résolue par une injection d’argent frais. C’est ce que démontre Georges Prévélakis au sujet de la Grèce. La culture ne peut se résoudre au patrimoine, elle n’est pas un simple atout touristique, ou un supplément d’âme pour un monde de contraintes techniques. Elle peut, sans dogmatisme, nous éclairer sur ce qui nous arrive, nous aider à construire, par l’imaginaire, des représentations de la crise, et dessiner ainsi, en filigrane, par la (contre)bande, de possibles solutions. Sans quoi, la crainte de l’impuissance politique, l’étrangeté de mécanismes abstraits hors contrôle ou le cynisme alimenteront un découragement social collectif. Celui-ci peut trouver un mauvais exutoire dans la violence, ce que traduisent déjà les suicides dont on ose peu parler en Irlande ou en Grèce, ou des actes isolés de violence qui peuvent rapidement s’emballer.

Pour une liste (non exhaustive) des œuvres consacrées à la crise depuis 2008, voir le « Guide de lecture » sur notre site : www.esprit.presse.fr

  • 1.

    Sur la mise en scène de la crise au théâtre, voir aussi Sylvie Bressler, « La crise financière vue par le théâtre », Esprit, janvier 2010.

  • 2.

    Voir les dossiers qu’Esprit a consacrés à ce sujet : « Dans la tourmente (1). Aux sources de la crise financière », novembre 2008 ; « Dans la tourmente (2). Que fait l’État ? Que peut l’État ? », décembre 2008 ; « Les mauvais calculs et les déraisons de l’homme économique », juin 2009 ; « Les contrecoups de la crise », novembre 2009 ; « Les impensés de l’économie », janvier 2010 ; « Les États et le pouvoir des marchés », décembre 2010 ; « Les marchés hors contrôle », décembre 2011.

Alice Béja

Maîtresse de conférences à Sciences Po Lille, chercheuse au CERAPS-CNRS, Alice Béja est spécialiste de l’histoire culturelle et politique des Etats-Unis. Elle travaille sur les mouvements protestataires américains de la fin du XIXe et du premier XXe siècle ainsi que sur leurs représentations littéraires. Ancienne rédactrice en chef de la revue Esprit, elle a notamment publié Des mots pour se

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