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Nelson Mandela, 2000, wikimedia
Nelson Mandela, 2000, wikimedia
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Nelson Mandela, le guerrier pragmatique

L’époque manque de grands hommes, de figures universelles auxquelles tout un chacun peut se rattacher. Aujourd’hui, dans les crises qui agitent le monde, les camps semblent moins bien définis qu’autrefois et les prises de position plus compliquées à prendre. Dans nos démocraties en crise, qui doutent parfois des principes qui les fondent, on voudrait se rabattre sur une « figure » unificatrice qui panserait à elle seule les maux de la nation.

L’homme universel

Nelson Mandela (1918-2013) a incarné le pardon et la réconciliation, après sa libération en 1990 et pendant son mandat unique de président de l’Afrique du Sud, entre 1995 et 1999 ; sa mort a provoqué un chœur d’hommages unanimes. Les contresens sur son parcours, sur la valeur de son combat aujourd’hui, n’ont pas manqué, parfois simplement ridicules (Rama Yade déclarant qu’il était un symbole de la lutte contre le communisme), parfois criminels (Bachar al-Assad saluant un défenseur de la paix et de la fraternité). Depuis longtemps déjà, Mandela était devenu une icône des médias et du marketing, comme Gandhi, Che Guevara ou Martin Luther King. Un profil sur un T-shirt, une invocation rituelle dès que l’on parle de lutter contre l’injustice.

Or Mandela n’était ni un guérillero idéaliste ni un apôtre de la non-violence. Sa force a justement été de savoir conjuguer le symbole et le pragmatisme. Il a pris les armes dans les années 1960, à la tête de la « lance de la nation », branche armée de l’Anc, et le recours à la violence demeure pour lui encore une possibilité à sa sortie de prison en 1990, lorsqu’il déclare :

Ce qui a rendu nécessaire la lutte armée [à l’époque] existe encore aujourd’hui. Nous n’avons pas d’autre choix que de continuer. Nous espérons que bientôt se créera un climat propice à la négociation, afin que la lutte armée devienne inutile.

Pas de position de principe, pour ou contre la violence, mais un choix fondé sur des circonstances politiques.

Ce pragmatisme s’est également traduit par une conscience de ses erreurs, notamment concernant le sida. Dans les années 2000, Mandela a critiqué la négligence criminelle de son successeur, Thabo Mbeki, sur cette question, et s’est reproché de ne pas s’en être soucié pendant son propre mandat. En 2005, il a révélé que l’un de ses fils était mort du sida, souhaitant par cette révélation provoquer une prise de conscience dans le pays, et surtout chez ses dirigeants.

Nelson Mandela était donc un militant, un homme politique conscient de la nécessité de faire des compromis, de revenir parfois sur des prises de position antérieures. Mais il a su associer cet art de la diplomatie et du compromis avec une profonde compréhension de la valeur des symboles. Il en était lui-même devenu un, au cours de ses vingt-sept années de détention. Pendant longtemps, il a plané comme une ombre au-dessus de l’Afrique du Sud, invisible, inaudible et pourtant partout présent. À sa sortie de prison, le risque était grand de voir l’homme succomber au poids de sa légende. Or comme le dit l’écrivain André Brink :

Le plus remarquable fut qu’il s’est montré à la hauteur, voire au-delà, plus grand encore que son propre mythe1.

Car Mandela s’est concentré sur l’unification symbolique de son pays. On lui reproche souvent d’avoir délégué les affaires économiques à Thabo Mbeki, d’avoir été un mauvais gestionnaire. Mais la tâche qu’il a accomplie était indispensable ; d’une part, il a fait le choix de la réconciliation avec l’oppresseur, plutôt que de risquer de plonger le pays dans la guerre civile. D’autre part, et contrairement à d’autres dirigeants africains (on songe notamment à Robert Mugabe), il n’a pas profité de son statut de libérateur pour s’installer au pouvoir.

La question est de savoir si la réunification et le pardon incarnés par Mandela lui survivront. L’Anc, au pouvoir depuis la fin de l’apartheid, est de plus en plus corrompu ; le président Jacob Zuma a été hué par la foule lors de la cérémonie en l’honneur de « Madiba » au stade de Soweto. Les inégalités se creusent dans le pays, et le taux de chômage des born free (les jeunes Noirs nés après la fin de l’apartheid2) est très élevé. Mais cette nouvelle génération, que certains taxent d’ignorance politique, est peut-être la preuve que Mandela a réussi sa réunification symbolique : elle se mobilise sur les questions de pauvreté, de droit au logement, etc., sans faire de références systématiques à l’apartheid. En considérant donc l’Afrique du Sud comme un pays à part entière, en situation certes difficile sur bien des plans, mais dont l’existence en elle-même n’est pas remise en question.

La transition par le pardon

La reconstruction du pays s’est déroulée à travers un processus bien précis, celui du dialogue national, incarné par la mise en place de la Commission vérité et réconciliation (Cvr) ; présidée par l’archevêque Desmond Tutu, elle avait pour but de libérer la parole des victimes de l’apartheid, de donner une vision précise des violations des droits de l’homme commises sous le régime nationaliste blanc, mais aussi d’accorder des amnisties aux bourreaux. Cela, au nom du refus de la vengeance et de la nécessité de reconstruire une société fondée sur le pardon plutôt que sur la haine.

La valeur et la complexité de cet héritage demeurent aujourd’hui. Et ce, surtout à l’heure où le conflit emblématique de ce début de xxie siècle semble bien être celui qui oppose des habitants d’un même pays.

Que l’on songe à la Côte d’Ivoire, à la République centrafricaine, à la Syrie ou au Mali – les situations de ces pays étant bien sûr fort différentes –, on voit bien que l’« après », savoir comment vivre côte à côte avec celui qu’on a combattu, ou qui vous a opprimé, demeure une question ouverte. Et qui ne peut être réglée par la simple imposition de normes juridiques internationales3. Comme l’écrit Kora Andrieu4, la Cvr avait ses défauts, notamment la mise en avant de la dimension symbolique et religieuse au détriment de sa portée politique, et le « modèle » sud-africain de réconciliation a depuis été transformé en « un instrument de marketing pour le rayonnement du pays » ; il ne saurait être appliqué tel quel ailleurs. Il nous offre néanmoins un exemple de reconstruction du récit national, loin d’être parfait (de nombreuses victimes réclament aujourd’hui des procès et des compensations) et dont la pérennité reste à démontrer, mais qui a permis de surmonter, au moins en partie, les blessures de l’apartheid.

L’Afrique du Sud en est encore à l’aube de sa vie démocratique ; il faut espérer que ses dirigeants prennent conscience de cette fragilité, et du fait que l’absence de projet politique et de réformes de justice sociale met en danger la reconstruction symbolique voulue par Mandela et dont il était l’une des incarnations.

  • 1.

    « Une noblesse d’esprit exceptionnelle », entretien avec André Brink, Le Monde, 7 décembre 2013.

  • 2.

    Marcus Mabry, “Generation Born After Apartheid Sees Mandela’s Fight as History”, New York Times, 6 décembre 2013.

  • 3.

    Les amnisties délivrées par la Cvr seraient par exemple aujourd’hui en contradiction avec la lutte contre l’impunité défendue par les instances juridiques internationales.

  • 4.

    Kora Andrieu, « Guérison, pardon, réconciliation : l’héritage symbolique de Nelson Mandela », Mediapart, 6 décembre 2013. Sur la Cvr, voir aussi l’entretien avec Desmond Tutu, « Pas d’amnistie sans vérité », paru dans Esprit en décembre 1997.

Alice Béja

Maîtresse de conférences à Sciences Po Lille, chercheuse au CERAPS-CNRS, Alice Béja est spécialiste de l’histoire culturelle et politique des Etats-Unis. Elle travaille sur les mouvements protestataires américains de la fin du XIXe et du premier XXe siècle ainsi que sur leurs représentations littéraires. Ancienne rédactrice en chef de la revue Esprit, elle a notamment publié Des mots pour se

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