Top chef, l'excellence à la française ?
Que vous soyez au restaurant ou que vous achetiez un sandwich dans la rue, on ne vous souhaite plus un « bon appétit » mais une « bonne dégustation ». Lorsque vous invitez des gens à dîner, ils ne vous disent pas, « c’est bon », mais « c’est gourmand ». Quand vous êtes aux fourneaux, vous vous surprenez à penser : « Aujourd’hui, je vais sublimer la saucisse-purée. » Le vocabulaire des émissions culinaires s’insinue délicatement dans votre quotidien.
En France, c’est entendu, on aime la nourriture. Le « repas gastronomique » a été inscrit en 2010 au patrimoine immatériel de l’Unesco, l’« art de vivre » à la française continue d’attirer touristes et professionnels, et nombre de conversations surprises au coin d’une rue ou à la table d’un restaurant portent sur la nourriture. En France, on aime aussi les concours. Ou, si on ne les aime pas, on est souvent forcé de les passer. C’est la célèbre « méritocratie ». Vous voulez être enseignant ? Concours. Vous voulez faire une école de commerce/d’ingénieur ? Concours. Vous voulez être facteur ? Concours.
Deux obsessions nationales, qu’il ne s’agissait que de combiner. C’est ce que fait Top chef, émission franco-belge diffusée depuis 2010 sur M6, et dont la cinquième saison a débuté le 20 janvier 2014. Le concept : des candidats, tous cuisiniers professionnels (contrairement à Master chef, sur TF1, où les candidats sont amateurs), s’affrontent dans des épreuves en temps limité, puis sont évalués par un jury de chefs reconnus. Chaque semaine, un candidat est éliminé. Le gagnant remporte un chèque de 100 000 euros et les opportunités professionnelles qui viennent avec le fait d’avoir été en contact avec des professionnels prestigieux et des millions de téléspectateurs.
Sublimer la téléréalité
Le « concept » Top chef vient des États-Unis. Comme ceux du Loft ou de la Star Academy, il a ensuite été décliné dans plusieurs pays, sur le même format que l’émission initiale (épreuves récurrentes comme la « guerre des restaurants », temps limité, processus d’élimination, atmosphère surdramatisée) mais avec des variantes. En France, par exemple, les émissions durent plus longtemps qu’aux États-Unis et en Australie (alors même qu’elles comptent moins de coupures publicitaires) ; l’accent est davantage mis sur la cuisine que sur la dimension « téléréalité » (parcours personnels des candidats, dramatisation des conflits, construction de personnages …) ; et, malgré la diversité des produits proposés aux candidats et l’insistance sur la dimension très contemporaine de leur cuisine, les chefs répètent que la cuisine française est avant tout une cuisine de produits, une cuisine de terroir. Régulièrement d’ailleurs, les candidats sont appelés à « revisiter » un classique de la gastronomie française (blanquette de veau, chartreuse, choucroute, cassoulet …).
Top chef reste malgré tout une émission de téléréalité, bien que le terme ait beaucoup changé depuis les premiers épisodes du Loft. Il ne s’agit pas ici de télé d’enfermement, même si les « cuisines de Top chef » sont présentées comme un lieu mythique dans lequel les candidats doivent mériter leur entrée. On ne suit pas les candidats au jour le jour ; chaque émission est un condensé de plusieurs jours d’épreuves, chaque épreuve est savamment montée. Les candidats cuisinent sur fond de musique de film d’action. Ils ne marchent jamais, ils courent : vers le garde-manger, vers leurs fourneaux, du four au frigo, du frigo à leur plan de travail …, ce qui donne opportunément lieu à des collisions, des bris de verre, des casseroles brûlées. Ils doivent faire face à des ennemis redoutables : le siphon (dans lequel ils tentent de faire des espumas, et qui ne fonctionne jamais), la gelée (qui ne prend pas ou qui prend trop bien) et la mandoline (au moins un candidat par saison y laisse un morceau de doigt). Ils sont placés dans des conditions de cuisine extrême, dignes d’émissions de « survie » comme Koh Lanta : dans un château sans électricité ni gaz, dans un pré, uniquement à l’aide d’un chaudron et d’un feu de bois, et – pire que tout – dans les appartements de particuliers, sans leurs outils professionnels.
Les candidats sont sélectionnés sur leur niveau de cuisine, mais aussi – comment ne pas le penser – sur leur histoire. Le petit génie qui souffre d’une maladie orpheline, le jeune Congolais réfugié, la tête brûlée devenue chef à Dubaï qui veut enfin être reconnu en France, le chef étoilé qui se met à l’épreuve. Pathos, soif de revanche, envie de « se prouver des choses », tout y est. Y compris la dimension internationale (candidats belges, hollandais, québécois …) et un vernis social et humanitaire : il y a deux ans, le thème de l’émission était « cuisiner dans la crise », et les candidats étaient invités à accommoder des restes, ou à cuisiner des produits sans rien jeter. Cette année, ils organiseront un repas de charité dont les profits seront reversés à une association permettant à des enfants issus de milieux défavorisés d’aller voir la mer pour la première fois (les enfants étant bien entendu filmés et leur gratitude envers Top chef dûment enregistrée et diffusée à l’antenne).
Mais l’émission se concentre surtout sur l’exploit gastronomique, sur la promotion de la cuisine à la fois comme art de vivre, comme milieu et comme discipline. Un milieu de gens souvent issus de familles modestes (Thierry Marx, qui fait partie du jury, a lui-même grandi dans une Hlm de Ménilmontant), ayant eu des difficultés à l’école, des problèmes de comportement … Et qui ont découvert la passion et la discipline pendant leur apprentissage. Top chef est en effet un étrange mélange de promotion de la réussite individuelle « à l’américaine » (je peux le faire) et de méritocratie « à la française » mâtinée de corporatisme. Les « oui chef » fusent, les candidats ne remettent jamais – ou très rarement – en cause une décision du jury, ils sont habitués à ce qu’on leur donne des ordres et obtempèrent sans trop rechigner. La notion de corps est également très présente, notamment lorsque interviennent des chefs au col bleu, blanc, rouge, lauréats du concours du Meilleur Ouvrier de France (Mof) ou ceux qui sont étoilés. De nombreux candidats ont déjà passé divers concours, manière de tester leurs propres capacités tout en se comparant aux autres.
Contrairement à ceux d’autres émissions comme la Star Academy ou la Nouvelle star, les candidats de Top chef sont tous des professionnels ; ils sont d’ailleurs en moyenne plutôt plus âgés, même si, les cuisiniers commençant très tôt leur carrière, cela permet d’avoir un éventail assez large (entre 18 et 39 ans). Ils sont également plus habitués à recevoir des critiques et sont capables de « résister » aux commentaires du jury (sans systématiquement fondre en larmes). De plus, le niveau de la compétition monte tous les ans, en même temps que le nombre de cuisiniers qui tentent d’accéder à l’émission (plus de 2 000 cette année selon M6). Tout cela explique que le public de Top chef est sans doute un peu différent que celui d’autres émissions de téléréalité : plus bobo, plus hype, critiquant facilement la télévision tout en exceptant de cette critique les émissions qu’il affectionne. Et, évidemment, il s’agit d’un public fasciné par la nourriture, qui, quand il le peut, se paye un « gastro », atroce abréviation qui désigne un restaurant gastronomique, mais qui, pour le commun des mortels, évoque d’autres images bien moins plaisantes …
Le bonheur est dans le plat
Ces dernières années, on a vu fleurir les émissions de cuisine. La Star Academy de TF1 (défunte en 2010 puis reprise par Nrj12, et aujourd’hui suspendue au bon vouloir de la Tnt) et la Nouvelle Star de M6 (qui a elle aussi migré, sur W9) se sont vues remplacées par Masterchef et Top chef. Au milieu des classiques – Un dîner presque parfait, diffusé sur M6 depuis 2008 – surgissent régulièrement de nouveaux concepts : le Meilleur Pâtissier, la Meilleure Boulangerie de France, toujours sur M6, Qui sera le prochain grand pâtissier ? sur France 2. Même Arte s’y est mis, avec Repas de fête, diffusée en décembre 2013. Que cette soudaine abondance de nourriture télévisée coïncide avec la crise n’est sans doute pas un hasard. Comme l’écrivait Jean-Louis Schlegel dans ces colonnes en 2010 :
La passion culinaire reflète peut-être l’angoisse de manquer, d’être vraiment touché au corps par la crise, mais sans doute plus encore l’envie de l’oublier et de l’enterrer et de croire de toutes ses forces que le pire n’est pas sûr1.
Dans un climat économique morose, dans une atmosphère politique délétère, dans un contexte où les territoires de consensus semblent se faire de plus en plus rares, la cuisine est à la fois une nécessité (il faut bien manger), une occupation (on se met aux fourneaux pendant les week-ends pluvieux), un sujet de conversation et une fierté nationale.
C’est aussi, aujourd’hui, un marché conséquent. D’innombrables livres de cuisine paraissent, et souvent se vendent bien, dans un climat pourtant difficile pour l’édition. Ils sont assortis de gadgets divers et variés (moules à muffin, mini-chalumeaux pour crèmes brûlées), promettent de manger bien, mieux, pour pas cher, pour maigrir, pour se faire plaisir … Les rayons des magasins s’ornent de siphons, de mandolines, de poches à douille, pour satisfaire toutes les envies des apprentis cuisiniers. Ce souci de la nourriture va de pair avec la remise en question des techniques de production industrielles de l’agroalimentaire, le développement du bio, le désir de retrouver les produits de saison, la crainte des scandales alimentaires type « vache folle » ou « grippe du poulet ». Il s’inscrit également dans une culture nationale de promotion du « bien manger », qui sous-entend une lutte contre l’américanisation des pratiques gastronomiques, et notamment contre la progressive disparition du déjeuner au profit de la pause sandwich. Si la cuisine de rue et les produits venus des États-Unis (burgers, hot dogs, cookies, muffins, brownies ou cupcakes) sont très en vogue dans les émissions culinaires, on en propose des versions « artisanales », fondées sur des produits sains, à mille lieues de la « malbouffe » qu’ils représentent à l’origine.
La nourriture devient un objet culturel à part entière, un élément fondamental de la vie, pour ceux qui peuvent se permettre de manger bien, de manger beau, de manger bio. Cela a même donné lieu à une mode, le food porn (que l’on pourrait fort laidement traduire par « porno gastro »), des photographies où la nourriture est mise en scène de manière à en faire un objet glamour, sensuel, qui excite les papilles de celui qui les regarde. Ces photographies s’étalent dans des magazines et des livres spécialisés, mais aussi sur les réseaux sociaux : les gens prennent des photos des plats qu’ils mangent au restaurant, de ceux qu’ils cuisinent eux-mêmes ou dégustent chez des amis. Une proportion non négligeable des clichés publiés sur Instagram (réseau social de partage de photos) est ainsi consacrée à la nourriture.
Les chefs et la ménagère
C’est cette dimension visuelle qui prime évidemment dans les émissions sur la cuisine, et en particulier dans Top chef. Il pourrait en effet sembler étrange que l’on apprécie tant des programmes qui, après tout, ne nous permettent ni de goûter, ni de toucher, ni de sentir tous ces jolis plats qu’on nous mitonne. Au départ, les émissions culinaires, souvent programmées à l’heure des repas, avaient pour but de montrer des recettes que les téléspectateurs pouvaient reproduire chez eux – c’est encore le cas de nombre d’entre elles. Ce qui compensait la frustration de ne pas pouvoir goûter ce que les animateurs préparaient, c’était de le refaire chez soi, avec plus ou moins de succès. Dans Top chef, cependant, ce n’est pas cela qui compte, même si régulièrement l’animateur propose de se rendre sur le site internet de l’émission pour y retrouver une recette vaguement dérivée des épreuves données aux candidats, simple et facile à faire. Car si Top chef popularise la cuisine, il ne la rend pas populaire : il ne s’agit pas, pour nous téléspectateurs, de devenir des grands chefs. Mais de nous donner envie d’aller dans leurs restaurants, de nous faire saliver sur la beauté (parfois époustouflante, il est vrai) de leurs compositions.
D’ailleurs, la cuisine familiale, si elle est souvent louée pour l’inspiration qu’elle apporte aux futurs grands chefs (« c’est la recette de ma grand-mère », « c’est ma mère qui m’a tout appris »), est systématiquement mise en opposition à la cuisine « gastronomique » telle que la pratiquent les chefs. Dans une des premières saisons, Thierry Marx (sans doute « recadré » depuis) disait régulièrement, lorsqu’un plat était trop grossier, trop mal présenté, « c’est de la cuisine de ménagère, ça ». L’émission ne s’adresse donc pas à la fameuse « ménagère de moins de cinquante ans ». Et, même si elle se veut hype, à la mode et dans l’air du temps, elle reflète bien le monde de la cuisine, principalement masculin. Lorsque l’on nous présente les parcours, personnels et professionnels, des candidats, on s’aperçoit souvent que ces génies des fourneaux laissent le soin à leurs compagnes de cuisiner à la maison … Et, dans l’épreuve de la « fête des voisins », on les découvre démunis face à des cuisines non professionnelles, comme s’ils n’avaient jamais mis les pieds dans la leur.
Le succès de l’émission tient à l’indéniable qualité du jury, au niveau élevé des candidats et au fait que c’est la cuisine, et non les individus, qui en est l’objet principal. Lorsque l’on part sur une bonne idée, qu’on la rend à la fois gourmande et graphique, qu’on engage beaucoup de travail et que l’on joue sur les textures, en apportant un petit twist, on arrive à sublimer la téléréalité pour aboutir au rêve de tout annonceur : la fusion totale entre le pain et les jeux.
- 1.
Voir Jean-Louis Schlegel, « Faire bonne chère dans la crise », Esprit, octobre 2010.