
Des incarnations, des percepts et du temps
Pour Alice Zeniter, la confiance dans la littérature qui caractérisait le xxe siècle s’est perdue, mais les grandes œuvres conservent une portée politique, en ce qu’elles explorent la difficulté à s’organiser en société commune. Cet échange est extrait d’un livre d’entretiens à paraître sur l’engagement des écrivains, sous la direction d’Alexandre Gefen, aux Éditions de l’Observatoire en septembre 2021.
Romancière et dramaturge, Alice Zeniter a notamment publié en 2017 L’Art de perdre (Gallimard), sur la mémoire blessée de la guerre d’Algérie courant sur trois générations, depuis un grand-père harki ayant quitté le pays en 1962. Pour cette écrivaine, dont les œuvres sont volontiers qualifiées de politiques, la confiance dans les pouvoirs de la littérature qui caractérisait la littérature dite « engagée » au xxe siècle s’est perdue, mais les grandes œuvres ont toujours une portée politique, en ce qu’elles explorent la difficulté à s’organiser en société commune. Cet entretien est extrait d’un livre d’entretiens à paraître sur l’engagement des écrivains, sous la direction d’Alexandre Gefen, aux Éditions de l’Observatoire en janvier 2022.
Avez-vous la nostalgie de la littérature engagée ?
Non, et je ne conçois même pas ce que cela peut signifier. Qu’il s’agit d’un type de littérature circonscrit à une époque ? Laquelle ? Quand s’est-elle arrêtée ? Qui a déterminé le corpus ? Ce dont je peux être nostalgique, c’est de la certitude qu’a l’écrivain engagé, selon Sartre, « que les mots sont des pistolets chargés. S’il parle, il tire ». Il y a une confiance dans la puissance de la littérature qui n’est pas tout à fait la mienne. Si je parle, la moitié de mots se perdent au vent – peut-être plus… Mais rien ne me garantit que Sartre n’a pas inventé cet écrivain engagé qui sait que les mots sont des pistolets.
Pensez-vous que la littérature contemporaine se soit dépolitisée ou au contraire qu’elle se repolitise ?
Ni l’un ni l’autre. Elle a sans doute perdu un certain « éclat » politique, une capacité à faire événement ou scandale à partir du moment où la censure d’État a disparu dans bon nombre de pays et, avec elle, les procès (plus ou moins médiatiques) intentés à l’auteur ou à l’éditeur, mais cela dit moins des œuvres elles-mêmes que de la réception qui leur est faite. Bien sûr, il existe aussi des courants littéraires récents qui semblent tourner le dos à une volonté de dire le monde de manière politique (en choisissant par exemple de tout axer autour de la psychanalyse) et, par effets de mode, ils peuvent parfois écraser les autres. Mais je ne crois pas que cela signifie que la littérature contemporaine se dépolitise ou se repolitise, par vagues, dans son ensemble.
Existe-t-il pour vous de grandes œuvres littéraires à portée politique ?
La majorité des œuvres littéraires que j’admire ont une portée politique parce qu’elles mettent en présence des individus ou des communautés qui partagent un même espace-temps sans partager du tout le même système de valeurs. À partir de là, elles sont une exploration de ce qu’est la difficulté de s’organiser en société commune, à l’échelle d’une rue, d’une ville ou d’un pays, alors que les sous-mondes sociaux s’ignorent, se méprisent ou se craignent. Vincent Message a d’ailleurs consacré une thèse passionnante à ceux qu’il appelle les « romanciers pluralistes » et dont les livres sont traversés par les thématiques inhérentes à un groupe humain hétérogène1. Ce sont des questionnements et des réagencements sans fin que je retrouve, pour ma part, aussi bien chez Zola, Dostoïevski et Musil que chez Jonathan Franzen, Zadie Smith ou Chimamanda Ngozi Adichie.
Et de grands textes politiques à dimension littéraire ?
Oui, aussi. Mais je dirais que c’est une dimension littéraire qui est plus superficielle : quand le texte a vocation à être un discours politique ou un manifeste, il s’agit souvent de travailler la surface de la langue pour créer un effet et la panoplie d’outils est, me semble-t-il, assez restreinte. On retombe souvent sur l’anaphore, que ce soit le « J’accuse » de Zola ou le « Moi, président » de François Hollande. Évidemment, Victor Hugo chiasme tant qu’il peut. Évidemment, Jaurès multiplie les alexandrins blancs. Et c’est beau. Mais il me manque ce que peut la littérature : des incarnations, des percepts et du temps.
« La politique dans une œuvre littéraire, c’est un coup de pistolet au milieu d’un concert, quelque chose de grossier et auquel pourtant il n’est pas possible de refuser son attention », disait Stendhal. Qu’en pensez-vous ?
Que c’est une posture de dandy qui repose sur la séparation arbitraire entre le noble et le vulgaire, avec Stendhal en arbitre des élégances, un rôle que je n’ai pas très envie de lui laisser. De manière plus générale, toute personne qui paraît penser qu’il existe une antichambre (artistique, familiale, professionnelle…) à la porte de laquelle on peut laisser la politique (en la priant de « ne pas déranger ») est, à mes yeux, une personne à qui la situation politique bénéficie et qui demande à ceux à qui elle ne bénéficie pas de bien vouloir crier moins fort.
La littérature s’oppose-t-elle au discours et à la langue politiques ? Faudrait-il des écrivains au gouvernement ?
Je ne crois pas qu’il s’agisse d’une opposition, au sens où la littérature peut être traversée par des discours et des langues politiques, les intégrer, travailler sur eux. Mais elle les dépasse, soit en montrant qu’ils coexistent avec d’autres au sein d’un groupe (alors que le discours politique a souvent pour mission d’affirmer qu’il est le seul valable), soit en montrant qu’ils sont insuffisants pour dire même un individu (lequel est souvent bien plus complexe et incertain que ne le veut le discours politique). Par ailleurs, la littérature est rarement prescriptive : elle s’attache plus à montrer (à étudier, à rappeler) les ratés qu’à indiquer la voie à suivre. Des écrivains au gouvernement ne pourraient pas faire leur travail d’écrivain, me semble-t-il, ils feraient leur travail de gouvernant – avec un peu plus de figures de style et de vibratos que les autres, peut-être.
Mallarmé affirmait : « L’homme peut être démocrate, l’artiste se dédouble et doit rester aristocrate. » L’exigence et l’expérimentation littéraires sont-elles compatibles avec des objectifs de démocratisation ?
C’est une question extrêmement vaste… Je ne suis pas certaine de pouvoir y répondre autrement que par une série de questions ramifiées. D’abord, il faudrait établir ce que l’on entend par exigence et expérimentation littéraires. Est-ce qu’on parle de révolutionner le langage ou les modes de narration chaque fois ? Si c’est le cas, comme dans tout bouleversement majeur des conventions, on va perdre un grand nombre de gens en route. Mais quel écrivain peut prétendre que c’est son exigence dès qu’il commence à écrire ? Par ailleurs, ce que je n’aime pas avec le terme « expérimentation », c’est qu’il désigne uniquement le procédé mais jamais le résultat, comme si l’auteur s’était livré à un bricolage sans but et que, interrompu, il avait publié le texte en l’état – sans jamais avoir pensé à l’effet voulu, l’effet désiré sur son lectorat. Il est des textes qui sont écrits pour déstabiliser, décevoir des attentes, donner le vertige et, logiquement, ils tiendront à l’écart les lecteurs et les lectrices qui cherchent des sensations plus familières. Il en est d’autres, dits exigeants eux aussi, qui sont pensés comme des jeux, des boîtes à surprises – sans pour autant garantir à leurs auteurs que les lecteurs s’amuseront avec eux. Mais qui peut se targuer d’avoir cette garantie, de toute manière ? En réalité, le problème de cette question, c’est peut-être qu’elle sous-entend qu’il existerait, chez l’artiste, une exigence et une volonté d’expérimentation pures d’un côté (et donc une liberté d’invention qui ne serait jamais déterminée, définie par ses propres limites culturelles, ses modèles, sa soif de reconnaissance ou son besoin d’argent) et, de l’autre, une claire compréhension de ce que serait une littérature démocratique – et donc une claire compréhension de ce que veulent et peuvent lire les autres, tous les autres. Ça me paraît être une expérience de pensée qui ne s’applique pas dans la vie pratique.
Existe-t-il à vos yeux une langue de gauche et une langue de droite ?
Une langue entière, sans doute pas, mais des marqueurs évidemment. Le choix d’un mot plutôt qu’un autre, dans certaines situations, est révélateur d’un discours politique plus vaste, de droite ou de gauche. Reste alors la question du degré de conscience dans l’emploi du mot : est-ce qu’il est utilisé comme une affirmation de son camp politique ? Est-ce qu’il s’est sédimenté à la place de tous les autres par habitude, par atavisme familial ou professionnel, ou à force de matraquage médiatique ? Est-ce que, devant une interrogation ou une explication, il peut céder la place à un autre mot ?
Quel est pour vous le périmètre du politique ? Les questions culturelles et religieuses contemporaines, la question de l’écologie, celle du féminisme, celle de l’identité, sont-elles à vos yeux des questions politiques ?
C’est un périmètre qui est immense parce qu’il intègre toutes les dimensions qui permettent ou fragilisent la capacité à vivre ensemble, à faire société. Donc, oui, bien évidemment, les questions que vous listez en font partie.
Vos livres mettent-ils en scène la société française contemporaine ? Et si oui, avec quelles ambitions et quelles difficultés ?
Trois de mes livres le font et les ambitions et les difficultés diffèrent évidemment d’un ouvrage à l’autre, mais je dirais que ces trois romans sont partis du constat que les chiffres entendus aux informations ou lus dans les manuels d’histoire échouent à dire la violence de certaines politiques d’exclusion ou de conquête, parce qu’ils masquent (parfois tout à fait involontairement, d’ailleurs) l’éventail des vies arrêtées, abîmées ou diminuées.
Certains de vos textes ont-ils été qualifiés de politiques ? Dans quelles circonstances ? Comment avez-vous réagi ?
Presque tous, surtout mon dernier roman. Je n’ai aucune réaction particulière : mes livres sont politiques. Je ne me froisse que si, pour mon interlocuteur, ce terme paraît les réduire à des tracts.
Avez-vous déjà pris des positions publiques en tant qu’écrivain ? Acceptez-vous de signer des pétitions et des tribunes ?
Oui, tout en sachant que ma signature n’a pas vraiment de poids et que les pétitions et les tribunes ne sont plus des moyens de pression très efficaces.
Quelles furent vos rencontres personnelles les plus fortes avec la politique ? Vous souvenez-vous de votre première manifestation et de vos premiers votes ? S’inscrivent-ils dans une tradition familiale, un habitus politique ? S’il fallait raconter la vie d’un homme politique contemporain, qui choisiriez-vous ?
Je me détournerais des récits individuels héroïques pour leur préférer des expériences collectives. Je préférerais raconter l’organisation d’une ZAD que la vie d’un président ou d’un ministre. Et si l’on m’obligeait (façon Misery) à raconter la vie d’un homme politique, je choisirais une femme.
Propos recueillis par Alexandre Gefen
- 1.Vincent Message, Romanciers pluralistes, Paris, Seuil, 2013.