
Expeausition. Du corps tatoué à l’ego-musée
Comment comprendre que le tatouage ne soit plus une marque de résistance ou de marginalité, mais soit désormais investi d’une valeur esthétique ? De stigmate, honteux et ostracisant, il semble qu’il ait pris la valeur d’archive personnelle ou de parure, et qu’il soit utilisé pour appliquer au corps une logique narrative ou scénographique.
Le tatouage, associé dans l’imaginaire collectif à une pratique dissidente, apanage des corps déviants ou récalcitrants, désireux de se démarquer par une signalétique spécifique, a longtemps fait l’objet d’une mise au ban, aussi bien socialement que du point de vue des études théoriques consacrées à ce sujet. Le lexique qui le caractérise, de la flétrissure à la bousille, en passant par la cicatrice pénale ou l’effraction de la chair, le présente comme un art invasif, douloureux, dont la brutalité de l’acte comme l’irréversibilité de son trait, en tout cas lorsqu’il est subi, seraient à la mesure du châtiment infligé. Au xixe siècle, le signe sur la peau n’est pas perçu de la même manière qu’il peut l’être aujourd’hui : son dévoilement provoque l’effroi tant il évoque un risque de contamination par déclassement social ou le vertige de la découverte d’une altérité dévoyée. Alors que l’anthropométrie judiciaire comptabilise les marques corporelles pour répertorier les délinquants et identifier les récidivistes, la littérature à sensation multiplie les scènes de reconnaissance et fait de cette trace le symbole d’une double transgression : d’abord physique, celle d’un corps rarement exhibé dans l’espace public, puis morale, puisqu’elle révèle la découverte d’un passé interlope. On pense à la fleur de lys sur l’épaule de Milady de Winter dans Les Trois Mousquetaires (1844) ou à la femme de chambre, au-delà de tout soupçon, dans la nouvelle de Guy de Maupassant, « Rose », dont le tatouage sur le bras trahit l’usurpation d’identité du fugitif : « – Cette fille, Madame, est un homme qui s’appelle Jean-Nicolas Lecapet, condamné à mort en 1879 pour assassinat précédé de viol. Sa peine fut commuée en prison perpétuelle. Il s’échappa voici quatre mois. Nous le cherchons depuis lors1. » Ce motif qui dessine la géographie de l’autre, celle des sociétés primitives, aux pratiques ritualisées méconnues, fait progressivement advenir des communautés invisibilisées – marins, bikers, bagnards, yakuzas, performers, esclaves, exclus de toutes sortes ; ces groupes relégués dans les marges, ou simplement empêchés pour diverses raisons, qu’ils soient confinés, détenus, en transit ou intermittents, affichent ainsi sur leur corps une affiliation commune. La sociologie, notamment grâce aux travaux de David Le Breton2, s’est penchée sur la démocratisation de ces pratiques ancestrales, en cherchant à déterminer dans quelles mesures de telles réactions épidermiques pouvaient être liées à la perception du corps, à son rapport à la masculinité et à la domination, ou à une forme de ré-ensauvagement, liée au primitivisme moderne.
Le tatouage semble avoir été délaissé par les historiens de l’art et pourtant, alors que la pratique de l’encrage se banalise et que la mondialisation, par essaimage et hybridation, fait circuler les motifs via les réseaux sociaux, au risque d’émousser sa valeur symbolique initiale, il n’a jamais été aussi visible. On le voit s’afficher sur la peau des personnalités, bien sûr, mais également au cinéma, dans la fiction, aux croisements des arts (video mapping, architecture, arts graphiques). Faut-il y voir une manière de compenser le débordement des images dans un environnement visuellement saturé, toujours à l’affût de nouvelles surfaces de projection, une paroi de plus, pour faire de la peau un nouveau support d’art pariétal ? Désormais érigé au rang d’art, prodigué par des artistes tatoueurs qui sont sans aucun doute devenus les grands peintres des temps modernes, il n’est pas étonnant que le tatouage franchisse la porte des musées où il bat tous les records d’affluence3.
Comment dès lors interpréter le syncrétisme de cette pratique si polysémique qui touche à présent toutes les générations et qui n’apparaît plus tellement comme un marqueur de résistance mais semble, au contraire, avoir réinvesti sa valeur esthétique, voire décorative ? L’enjeu contemporain du tatouage ne serait-il pas lié à une façon de fixer les individualités par l’image, une image à soi ou plus exactement « une signature de soi4 » ? Que projette-t-on à travers le tatouage de soi, sur soi ? Ce motif, censé identifier un collectif, semble être devenu plus cryptique à mesure qu’il est utilisé pour construire une nouvelle subjectivité. Le graphisme aussi a évolué : il ne s’agit plus d’un dessin unique isolé, l’encrage recouvre la peau comme une véritable tapisserie constituée de séquences imbriquées qui fonctionnent comme une trame mémorielle.
Patrimonialisation du souvenir : tatouage et ancrage
Le rituel du tatouage comme volonté de graver, dans la mémoire et à même la peau, un moment signifiant de l’individu, n’est pas nouveau. David Le Breton y voit une continuité de la tradition : « L’épreuve de l’inscription sur le corps donne une mémoire concrète à un événement qui souvent le précède, le sentiment d’avoir accédé à une nouvelle version de soi5. » De nombreuses études font état de réalisations de tracés tégumentaires à l’occasion de cérémonies de passage (âge adulte, mariage, bataille, décès) qui correspondent aujourd’hui à des étapes marquantes, l’obtention d’un diplôme ou la célébration d’un anniversaire, par exemple. Ces ex-voto de la vie moderne inscrivent le souvenir dans la chair autant qu’ils témoignent de la dévotion de leur porteur. Le tatouage se présente, par ailleurs, comme une réaction épidermique en prise directe avec l’actualité. Au moment des attentats du 13 novembre 2015, la devise de la ville de Paris, Fluctuat nec mergitur, communément tatouée, est devenue un symbole de résilience ; certains tatoueurs ont même mis à disposition leur service pour tatouer gratuitement la tour Eiffel par solidarité envers les victimes.
Le tatouage émerge souvent au sein de communautés où l’accès à l’écriture est contraint de différentes façons, pour des raisons de mobilités ou de privations. Le marquage tégumentaire était une pratique courante lors des pèlerinages, non seulement pour certifier du passage du voyageur en terre sainte mais aussi pour lui garantir des funérailles en accord avec ses pratiques religieuses en cas de décès. La peau devient dans ce cas un support par défaut. Prisons, navires, foires, cirques, ces lieux hétérotopiques, ces « lieux qui sont hors de tous les lieux6 » et qui ont la particularité d’être, comme le rappelle Foucault, des espaces autres, sont justement des périmètres dans lesquels la peau sert, faute de mieux, d’espace de consignation. Les marins, loin de leur terre natale, y dessinent la cartographie de leurs périples à leurs heures perdues : un trois-mâts signifie le passage du cap Horn, la tortue, celui de l’équateur. Jérôme Pierrat et Éric Guillon ont parfaitement montré dans Les Vrais, les durs, les tatoués7 dans quelle mesure les bagnards ont « bousillé » leur peau, terme argotique utilisé à l’époque pour faire référence aux tatouages fatalistes, aux traits grossis, souvent obscènes, caractéristiques des bataillons d’Afrique. Le piquetage, parce qu’il exige une endurance à la douleur, fait ici office de piqûre de rappel, preuve de vie dans un milieu sans issue. Les marques parlantes qui retracent le circuit pénitentiaire de ces condamnés se lisent dès lors comme un casier judiciaire. En réalité, elles font surtout entendre la complainte de prisonniers exposés à des traitements disciplinaires inhumains.
Il n’est peut-être pas anodin que le tatouage se démocratise aujourd’hui au moment même où les théories de l’effondrement se généralisent, annonçant aussi bien l’obsolescence programmée de la planète que la mort de l’écriture et du livre. Au fond, que nous reste-t-il à l’heure de l’anthropocène ? La peau serait-elle le seul refuge fiable pour sauvegarder des effets personnels, visuels ou scripturaux, quelques bribes de soi et la mémoire de l’autre ? Le ré-enchantement du corps serait-il imputable au désenchantement du monde comme Georges Vigarello le suppose dans Le Sentiment de soi 8 ? Cette inscription indélébile, dont le caractère irréversible et permanent pouvait sembler autrefois trop stigmatisant, se charge d’une signification inverse à l’époque contemporaine et apparaît comme éminemment séduisante, dans un monde fluctuant où les identités sont beaucoup plus labiles. Espace de stockage ou espace tout court, le tatouage est peut-être une autre façon de faire corps dans les ruines, en faisant remonter à la surface des vestiges personnels, ou en ramassant le monde sur la peau, autant d’images rafistolées à sauver, pour occuper différemment le terrain. Si le tatouage est souvent perçu comme un processus de fabrication de soi, il finit par produire une sorte de corps-cabane, un reliquaire contre l’oubli9.
Le tatouage finit par produire une sorte de corps-cabane, un reliquaire contre l’oubli.
Le tatouage trouve en effet dans le corps un lieu d’archive, nomade, où conserver des traces intimes, une preuve tangible de son existence, en toutes circonstances. Didier Anzieu avait déjà énoncé, à travers le concept du Moi-Peau, le lien étroit qui prévaut entre l’enveloppe corporelle et le psychisme et qui fait de la peau « le parchemin originaire, qui conserve, à la manière d’un palimpseste, les brouillons raturés, grattés, d’une écriture “originaire” préverbale faite de ratures cutanées10 ». Palimpseste. Parchemin. Lieu de conservation. Corpus. On y archive donc des images mais également des textes, des citations, des couvertures de livres de chevet. Pourtant, le corps tatoué est bien plus qu’un espace de stockage. Il appelle le regard, et se construit non plus comme un simple accessoire mais comme un dispositif scénographique.
Scénographie du corps : iconophagie ou ego-musée ?
Lorsqu’il n’était encore qu’un motif isolé sur le corps, une hirondelle ou une croix peut-être, le tatouage pouvait être considéré comme un bijou de peau, entretenant des liens analogiques peut-être plus étroits encore avec le vêtement, la parure du corps, en ce qu’il semblait être brodé à même la peau. Cet art que l’on disait invasif est devenu, par un glissement sémantique, un art incarné, voire un body art ; les « peintures corporelles » ne sont plus réalisées en catimini mais selon des règles d’hygiène encadrées, par une profession reconnue et agréée. Le tatouage a son propre salon professionnel, comme a pu l’être le Mondial du tatouage ; le corps tatoué s’invite dans les défilés de mode et les campagnes publicitaires ; il s’affiche dans les galeries et fait l’objet d’expositions à travers le monde. Le tatoué n’est plus simplement marqué, il se présente comme un « homme illustré », pour reprendre le titre du célèbre roman de Ray Bradbury. Son corps, qui tient lieu de storyboard, répond à une logique narrative. Autrement dit, le corps est non seulement artifié, mais il est signifiant. Il raconte une histoire dont les séquences sont scénarisées. À ce détail près que la symbolique n’est plus aussi facilement lisible : la circulation des motifs hors des aires géographiques d’origine brouille sa lecture. Des émissions d’un genre nouveau, comme Tattoo Confessions (6play) et Tattoo Cover : sauveurs de tatouages (TFX-TF1), explorent justement toute la force narrative du tatouage, cherchant à faire parler les marques corporelles, en les recontextualisant.
Ces images qui collent à la peau sont le résultat d’un assemblage de pièces qui n’est pas sans rappeler un autre art combinatoire, celui de la tapisserie qui entremêle décoration et narration. Le corps est ici légendé selon un programme esthétique paradoxal, pris dans cet écart entre des illustrations en trompe-l’œil, des images fixes inspirées de la gravure, qui relèvent d’un savoir-faire ancien, et l’esthétique des images mouvantes venues du cinéma ou des jeux vidéo. Sans doute faut-il y voir aussi un rapport de proximité avec le graffiti ou le hip-hop, qui aussi se déploient dans l’espace public, et qui sont autant d’expressions artistiques marquées par l’auto-référencialité. Publicité de soi ou auto-promotion, il est bien chaque fois question de signer un corps, un vêtement, un mur ou le mobilier urbain, en y laissant sa marque. Pourquoi accumuler des images à même le corps ? Le tatouage, dans sa dimension d’incorporation, puisqu’il permet d’accueillir en soi des images, renvoie à un phénomène plus ancien. Jérémie Koering a en effet montré qu’« il fut un temps où les icônes, fresques, sculptures, gravures de dévotion, hosties estampées, gaufres moulées, personnages en massepain ou mets sculptés étaient non seulement regardés mais encore ingérés11 ». Ces pratiques de dévoration symbolique se déroulent la plupart du temps à l’occasion d’un rituel public. De même que l’iconophagie ritualise une sacralisation de l’art, le tatouage cherche à sacraliser le corps en le donnant en spectacle.
En ce sens, le corps scénographié, dont l’agencement des œuvres correspond à une logique esthétique prédéfinie, partage de nombreux points communs avec le musée puisqu’il se constitue en galerie d’art, tout en supposant un public. David Le Breton rappelle à ce titre que les tatouages sont toujours pris dans un jeu spéculaire, tantôt dissimulés, tantôt au contraire exhibés : en ce qu’ils « appellent le miroir de l’autre, il est naïf de penser ou de dire qu’ils ne sont faits que pour soi. Ils fabriquent une esthétique de la présence. La peau devient écran et elle exige des spectateurs12 ». Des précédents, comme les performances de l’artiste Wim Delvoye qui expose régulièrement des sculptures vivantes tatouées, interrogeant le statut d’œuvre d’art du corps encré, nous invitent à questionner les rapports entre le corps tatoué et le musée. Dans quelle mesure fait-il musée ? À cet égard, la définition proposée par l’Office de coopération et d’information muséales est troublante, car elle considère le musée comme « une institution permanente sans but lucratif, au service de la société et de son développement, ouverte au public, qui acquiert, conserve, étudie, expose et transmet le patrimoine matériel et immatériel de l’humanité et de son environnement à des fins d’études, d’éducation et de délectation » (Ocim, 2007). Comme le musée, la personne tatouée enrichit sa collection régulièrement à travers l’acquisition de différentes œuvres qu’elle fait entrer au catalogue et qu’elle commande, achète, collecte, organise ou complète, avant de les accrocher sur la peau. Ces expôts sont bien mis à la disposition du public qui, selon l’humeur, pourra avoir droit à une visite guidée. La valorisation des contenus sur la peau relève d’un véritable travail de curation. Cet étonnant ego-musée, en perpétuelle rénovation, repose sur une étroite collaboration entre l’individu qui prête son corps à l’œuvre à venir et l’artiste tatoueur qui réalise la toile. Un tel partenariat fait l’objet de nombreux fantasmes de dépeçage comme dans la nouvelle de Roald Dahl, Peau (1952), qui raconte la mystérieuse disparition d’un homme, entré dans une galerie d’art pour faire évaluer le dessin tatoué qui recouvre son dos et qui se révèle être un authentique Soutine. On se souvient également du film de Denys de la Patellière, Le Tatoué (1968), qui remplace Soutine par Modigliani et traite cette fois-ci un thème similaire sous l’angle de la comédie. Quand certains voient dans le tatouage une exposition de soi, d’autres dénoncent au contraire un ego-musée, une sur-exposition du corps habité par des œuvres, empruntées ou citées, dans le but de composer une identité par procuration. Si l’on peut s’interroger sur la façon dont ces corps tatoués sont lus, la question du nom de l’auteur et des droits d’auteur se pose tout autant.
Le corps tatoué apparaît comme l’art pariétal des temps modernes, la célébration d’un art vivant qui participe pleinement à « l’esthétisation du monde13 ». Pour autant, il ne s’agit pas d’un écran de plus dans une société hyperconnectée mais plutôt d’une image-relique, à la fois fixe et indélébile, une image survivante dans un monde fluctuant. L’omniprésence des tatouages devenus si visibles interroge d’une autre manière notre rapport à l’encrage et la façon d’accueillir ces images. C’est bien parce qu’il propose une scénographie, une mise en scène d’un parcours identitaire, que le tatouage appelle une lecture intime et non plus un jugement de valeur sur l’acte lui-même.
- 1. Guy de Maupassant, « Rose » [1884], dans Boule de suif et autres nouvelles, édition de Louis Forestier, Paris, Gallimard, 1999, p. 203.
- 2. Voir David Le Breton, La Sociologie du corps, Paris, Presses universitaires de France, 1992 ; D. Le Breton, La Peau et la Trace. Sur les blessures de soi, Paris, Métailié, 2003 ; D. Le Breton, Signes d’identité. Tatouages, piercings et autres marques corporelles, Paris, Métailié, 2008.
- 3. L’exposition Tatoueurs, tatoués qui s’est tenue au Musée du quai Branly en 2015 avait attiré plus de 700 000 visiteurs.
- 4. D. Le Breton, Le Tatouage ou la Signature de soi, Lisbonne, Casimiro, 2014, p. 46-49.
- 5. Ibid., p. 54.
- 6. Michel Foucault, « Des espaces autres », Empan, no 54, 2004, p. 17.
- 7. Jérôme Pierrat et Éric Guillon, Les Vrais, les durs, les tatoués. Le tatouage à Biribi, Clichy, Éditions Larivières, 2004.
- 8. Georges Vigarello, Le Sentiment de soi. Histoire de la perception du corps, xvie-xxe siècle, Paris, Seuil, 2016, p. 254.
- 9. Voir Marielle Macé, Nos cabanes, Lagrasse, Verdier, 2019, p. 27-68.
- 10. Didier Anzieu, Le Moi-Peau, Paris, Dunod, 1995, p. 128.
- 11. Jérémie Koering, Les Iconophages. Une histoire de l’ingestion des images, Arles, Actes Sud, 2021.
- 12. D. Le Breton, Le Tatouage ou la Signature de Soi, op. cit., p. 65.
- 13. Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, L’Esthétisation du monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste, Paris, Gallimard, 2013.