
Le rituel du plan contre la pauvreté
Après de nombreux plans de lutte contre la pauvreté sans résultats, pourquoi le gouvernement se relance-t-il dans cette bataille ? En effet, l’existence même de ce plan rappelle à tous la menace que représente la pauvreté et pourrait permettre de « nous amener à accepter progressivement la perte d’un niveau de protection sociale issue de la société salariale en déclin ».
Le 13 septembre 2018, Emmanuel Macron a présenté un Plan de lutte contre la pauvreté, comme ses prédécesseurs depuis 2001. Cette mise en scène s’affirme comme un spectacle aussi fascinant qu’ambigu, dont le rituel permet de nous réunir sur le dos des plus faibles : « “Ceci est un spectacle” suppose bien qu’il y a quelque chose à voir, présenté avec une certaine beauté ou solennité à un ensemble de spectateurs en interaction avec des acteurs proprement dits, mais pouvant aussi susciter par la note spectaculaire une certaine suspicion [1]. » Notons d’ailleurs le report de l’annonce du Plan après la Coupe du monde de football, afin d’éviter que les deux spectacles ne viennent se télescoper. Si la lutte contre la pauvreté est une guerre, les différents plans ont tous été des batailles perdues. En 2008, en France, 7, 8 millions de personnes étaient considérées comme pauvres, en vivant avec moins de 1 026 euros mensuels, alors que l’Insee comptabilisait 8, 8 millions de pauvres en 2016[2]. Ainsi, l’ensemble des Plans nationaux d’action pour l’inclusion sociale (2001-2011) et les Plans pluriannuels contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale (2013-2015, 2016-2017) n’ont pas empêché la hausse de la pauvreté. L’existence de ces plans offre la même ambiguïté qu’une journée dédiée à une cause nationale. En dehors de la journée internationale des femmes, les autres jours sont-ils réservés aux hommes ? À ce titre, l’enrichissement continu des plus riches ne requiert l’annonce d’aucun plan[3].
Si ces dispositifs ne permettent pas de réduire la pauvreté, pourquoi les maintenir ? Le fait de présenter explicitement une lutte contre la pauvreté, en constante augmentation qui plus est, permet de rappeler à tous la montée de ce péril au service de la négociation de notre contrat social. Il s’agit d’un avertissement massif envoyé aux actifs, tel un épouvantail, pour nous amener à accepter progressivement la perte d’un niveau de protection sociale issue de la société salariale en déclin. Cachés au cœur du ventre mou de la société, nous acceptons ce nouveau contrat social, en espérant secrètement que le sacrifice des plus pauvres et l’enrichissement des plus aisés suffisent à nous faire oublier. Notre fol espoir réside dans la volonté de tenir le plus longtemps possible la tête en dehors de l’eau. Un sondage Ifop pour Atlantico, publié le lundi 9 juillet 2018, montre effectivement que 55 % des Français ont peur de tomber dans la pauvreté.
Il n’est plus possible
de protéger
ceux qui travaillent
ou qui ont travaillé, tant les richesses qu’ils produisent sont accaparées par ceux qui possèdent le capital.
Cette terreur médiatisée permet aux différents gouvernements de faire avancer la France d’un cran vers le modèle de société postindustrielle bipolarisée, telle que celle des États-Unis, d’Angleterre ou encore d’Allemagne[4]. S’il n’est plus possible de protéger ceux qui travaillent ou qui ont travaillé, tant les richesses qu’ils produisent sont accaparées par ceux qui possèdent le capital, il convient alors de proposer une protection généralisée, afin de garantir a minima l’homéostasie sociale. C’est précisément ce qu’inaugure ce Plan en prévoyant un revenu universel d’activité en 2020, qui fusionnerait « le plus grand nombre possible de prestations » sociales et garantirait ainsi « un seuil minimal de dignité ». Un revenu qui serait soumis à « des droits et des devoirs supplémentaires ». Fort de cet antécédent, comment garantir dans un avenir proche que la prochaine étape ne consiste pas à élargir cette « protection » à tous ? D’ailleurs, l’annonce par le gouvernement de son intention de revenir sur la dégressivité du chômage évoque clairement cette possibilité[5]. D’autres mesures du Plan s’inscrivent dans le même sens d’une société qui « humanitarise » ses dispositifs de protection sociale, dans des logiques auparavant réservées au soutien des pays en voie de développement : offrir un petit déjeuner dans les écoles des Réseaux d’éducation prioritaire, prise en charge des enfants à la rue, repas à un euro dans les cantines scolaires, etc. Finalement, le coût estimé de cette opération à huit milliards d’euros, sur les quatre années à venir, n’est pas cher payé si l’on considère qu’il permet l’acception d’un fonctionnement social qui prépare la paupérisation du plus grand nombre, au service de l’accroissement ciblé de quelques hyper-riches et au détriment de neuf millions de pauvres, dont l’existence est plus que jamais utile au développement du libéralisme triomphant.
[1] - Albert Piette, « Pour une anthropologie comparée des rituels contemporains. Rencontre avec des “batesoniens” », Terrain, n° 29, 1997, p. 139-150.
[2] - Julie Argouarc’h, Sébastien Picard, « Les niveaux de vie en 2016 », Insee Première, n° 1710, 2018.
[3] - La fortune des treize Français les plus riches a augmenté de 23, 5 milliards d’euros, soit une hausse de 12 % depuis janvier 2018 : Jérôme Porier, « La France, le pays où les milliardaires s’enrichissent vite », Le Monde, 21 avril 2018.
[4] - Selon Eurostat, en 2016, le « miracle économique » allemand cache une augmentation très forte des travailleurs pauvres : « Le taux de pauvreté a augmenté nettement entre 2000 et 2005, de 12, 5 % à 14, 7 %. La hausse est particulièrement marquée pour les personnes en emploi et plus encore pour celles au chômage. » Au bout de la chaîne, l’Allemagne est le pays qui connaît le plus fort taux de chômeurs en risque de pauvreté (70, 8 %).
[5] - Il est à noter que la terminologie de revenu « d’activité » entretient une potentielle confusion avec un revenu issu du chômage.