
Quand le langage travaille
Introduction
De la novlangue managériale à Donald Trump, des féministes aux rappeurs, la langue travaille les tensions et mouvements qui traversent la société, et se fait l’écho de nos angoisses et de nos espoirs. Elle est ainsi une puissance de faire et défaire le monde.
Lorsque, début 2017, une conseillère du président Donald Trump prononça pour la première fois les mots de « faits alternatifs », les ventes du roman dystopique 1984 de George Orwell ont connu, paraît-il, un pic. Cela avait déjà été le cas, quelques années auparavant, lorsque Edward Snowden avait révélé l’ampleur de la surveillance de masse aux États-Unis. Cette fois, le livre, qui paraît avoir toujours un temps d’avance sur ce que nous vivons, éclairait un autre aspect du rapport malheureux de nos sociétés à elles-mêmes, qui passe par leur langage.
La « novlangue », qui désigne dans 1984 la langue officielle d’Océania et dont une annexe au roman présente les « principes », se caractérise par la pauvreté de son vocabulaire (« Nous détruisons chaque jour des mots, des vingtaines de mots, des centaines de mots. Nous taillons le langage jusqu’à l’os », dit Syme, du Service des recherches au ministère de la Vérité) et une grammaire simplifiée, débarrassée de toute exception[1]. Elle est aussi le support de la « double pensée », cette possibilité de dire, à travers un même mot, une chose et son contraire. Entreprise d’anéantissement de toute pensée critique, la novlangue d’Orwell est devenue ces dernières années un lieu commun pour qualifier tout ce qui, du langage managérial à la langue de bois des hommes et femmes politiques, paraît d’une manière ou une autre tordre, abîmer ou appauvrir le langage, de sorte qu’il ne dise plus notre expérience du réel dans toute sa complexité et sa nuance.
Pourtant, c’est peut-être le dernier film de Ken Loach, Sorry We Missed You, sur le quotidien des chauffeurs-livreurs, qui fait aujourd’hui la description la plus fidèle à Orwell de ce qui peut nous arriver dans et par le langage, par exemple, au cours d’un entretien d’embauche (qui ne dit pas son nom) entre un responsable d’entrepôt et un aspirant chauffeur. Tandis que le générique du début du film défile sur un écran noir, on entend Ricky, le personnage principal, égrener la liste de tous les métiers qu’il a exercés ces dernières années et conclure par un « désormais, je veux être mon propre patron ». C’est alors qu’apparaît à l’image le responsable de l’entrepôt, qui acquiesce et ajoute qu’il a « quelques précisions » à apporter : Ricky n’est pas « embauché », il est « embarqué ». Il ne travaille pas « pour » l’entreprise, mais « avec » elle. Il ne « pointe » pas, il est « disponible ». Ricky hoche la tête à chaque fois, et le superviseur conclut ainsi l’échange : « Tu es maître de ton destin ; c’est toi qui choisis. » La réalité de ce travail apparaît en creux, par la négation même de ce qu’il est en réalité. De précision en précision, c’est par les mots qu’un consentement à embrasser le statut de travailleur indépendant, privé de toute protection sociale, est arraché, sur fond de précarité économique. C’est dans le langage qu’est scellé ce pacte par lequel Ricky accepte de se penser comme « son propre patron », alors qu’il travaille en réalité comme un salarié, mais sans aucune des garanties normalement attachées à ce statut. Cette scène montre la profondeur de l’aliénation à laquelle nous pouvons consentir dans le langage. Si le terme de novlangue est aujourd’hui utilisé, parfois trop systématiquement, pour désigner les manières de parler des élites économiques et politiques, elle désignait chez Orwell un poison capable de s’instiller au cœur des rapports humains les plus quotidiens. Or c’est cela qui caractérise la véritable atteinte à la langue, au-delà des discours des uns ou des autres.
Depuis Ferdinand de Saussure, le langage désigne une capacité de produire des systèmes de signes, qui permettent de communiquer : les différentes langues, mais aussi tous les langages techniques que sont l’informatique, la sténographie ou encore les sigles que l’on voit sur les ordonnances d’ophtalmologie[2]. La langue désigne, elle, une mise en acte de cette capacité. Elle est l’outil qui permet à un groupe de communiquer. Saussure utilise pour la décrire l’image du jeu d’échecs. Pour qu’une langue fonctionne, il faut des joueurs partageant la même compréhension des règles et de la valeur des pions. La langue est un fait social par excellence. La parole, en revanche, est l’acte singulier par lequel un individu utilise une langue. Aujourd’hui, la mondialisation nous met, plus que jamais, en contact avec quantité de langues. Dans des sociétés dont le niveau d’éducation ne cesse de monter, et par l’entremise des réseaux sociaux notamment, la possibilité de la prise de parole par chacun n’a jamais été aussi grande. Dans le même temps, les langages techniques se multiplient et se complexifient, accroissant sans cesse le champ des possibles sur le plan technologique. Pourtant, dans ce foisonnement, dans ce qui pourrait être vécu comme une fête des langues et des langages, c’est souvent la déploration et le sentiment d’insécurité dans le langage qui dominent.
Au malaise qui nous saisit face à l’instrumentalisation orwellienne du langage, répond l’antienne de la défense de la langue française, qui serait menacée autant par l’anglais, le langage managérial, que par les Sms ou le « parler des cités ». Ce propos était déjà celui de Joachim du Bellay, en 1549, dans La Deffence et Illustration de la Langue Francoyse. Pour Maria Candea et Laélia Véron, cette posture (car c’en est une) est d’abord l’occasion de « tempêter contre la société contemporaine (décadente, forcément décadente)[3] ». Pour autant, la confiance que l’on doit avoir dans notre langue et le fait qu’elle puisse et doive vivre « avec son temps » n’empêchent pas de regarder avec inquiétude ce qui s’installe en elle. À commencer par la violence. Les propos d’un Éric Zemmour, lorsqu’il évoque à propos des musulmans de France une « opération d’occupation », une « inversion de la colonisation » ou encore une « extermination de l’homme blanc hétérosexuel catholique », ont beau être de l’ordre de la parole individuelle, le risque est qu’ils s’installent dans la langue et qu’on doive en passer par eux (même si c’est pour les contredire) dès lors qu’on évoque cette question. Un autre danger qui menace de s’installer au cœur de la langue est sans doute, paradoxalement, le silence. Ou l’impossibilité de nommer ce que l’on n’arrive pas à penser, sinon de manière consensuelle, du moins de façon apaisée. Ainsi, alors que ce sont ceux qui usent avec le plus de facilité de rhétoriques simplificatrices et violentes qui crient généralement à la censure et déplorent « qu’on ne puisse plus rien dire » au nom du « politiquement correct », il faut prendre la mesure de ce que l’on n’arrive plus à nommer, ou que l’on ne nomme qu’à travers des périphrases compliquées, qui entravent notre capacité à débattre. Comme ce « Français issus de l’immigration » qui désigne le plus souvent des personnes installées depuis plusieurs générations en France, mais dont notre langue elle-même dit, en négatif, la difficulté à les considérer comme simplement français. Inversement, la langue se fait espace de revendication lorsqu’apparaît le mot « féminicide » dans le débat public, pour qualifier les assassinats de femmes par leur conjoint, non plus comme des faits divers, mais comme un fait social dont la langue doit rendre compte, pour le dénoncer. On ne peut, enfin, évoquer la langue aujourd’hui sans s’interroger sur ce que lui font les usages numériques. Si les réseaux sociaux ont incontestablement ouvert la possibilité de la prise de parole à tout un chacun, la fragmentation du débat public qui en résulte et le risque d’assignement à des hashtags aussi simplistes qu’éphémères inquiètent. Car la prise de parole ne crée pas spontanément l’espace d’une délibération.
Là où nos sociétés connaissent des tensions ou du mouvement, là aussi travaille le langage
Ainsi, là où nos sociétés connaissent des tensions ou du mouvement, là aussi travaille le langage. Se mettre à son écoute, c’est se donner la possibilité d’entendre l’écho de nos angoisses, de nos espoirs et de nos désirs. De plus, le langage est une puissance, dont on prend trop rarement la mesure : il peut faire et défaire notre monde. Toute l’œuvre de la philosophe Barbara Cassin, entrée cet automne à l’Académie française, en témoigne[4]. Dans l’entretien qu’elle nous accorde, elle revient sur ces pouvoirs du langage – notamment celui de construire la démocratie – tout en insistant sur la responsabilité qui est la nôtre, face aux mots et aux discours, d’exercer toujours à leur encontre notre esprit critique et notre jugement. Pour le traducteur Frédéric Joly, auteur d’un essai sur le philologue Victor Klemperer et son analyse de la brutalisation de la langue allemande par le nazisme[5], notre malaise contemporain à l’égard du langage relève moins de la « crise », qui supposerait l’existence d’un langage « sain », que d’une réduction de la langue et des mots à leur fonction de « signal ». Seule l’exigence de clarté et de précision serait alors à même de rendre à la langue sa capacité à saisir le réel dans sa complexité. Bérengère Viennot, traductrice de presse et essayiste, décrypte la « langue de Trump » qui, outre sa violence et sa pauvreté, frappe par la levée de tous les interdits, le principe d’« ouverture des vannes » dans le langage dont elle témoigne. « On a voulu nous empêcher de parler ; on va maintenant pouvoir tout dire », nous dit en somme le président des États-Unis. Et ce rapport pulsionnel à la langue a des répercussions que l’on ne mesure sans doute pas encore[6]. Du côté de ce que le langage ne dit pas, ou ne parvient pas à dire, le philosophe Raffaele Alberto Ventura s’interroge sur l’indicible, qui paraît gagner en importance dans nos sociétés, et ce qu’il nous dit en creux. Mais le langage est aussi vecteur de désirs et d’espoir, ce dont témoignent en particulier la créativité et l’inventivité langagières dans les quartiers populaires. Erwan Ruty montre comment les cultures populaires ont su revivifier une culture populaire française en voie de formolisation. Tandis que Nicolas Krastev-McKinnon et Maxence Bonin explorent les métamorphoses du rap et la manière dont, à l’instar de toute poésie, il offre un terrain d’expérimentation du rapport à soi et au monde à travers les mots. Enfin, dans la préface à la réédition de leur ouvrage L’Avenir des langues, Pierre Judet de La Combe et Heinz Wismann réaffirment l’importance de l’enseignement des langues dont l’enjeu, loin de se réduire à la maîtrise de l’anglais, est de permettre aux élèves « d’être en mesure de parler, entendre, ressentir, lire, écrire, traduire, partager en se donnant les moyens de comprendre ce qu’un autre, ou un texte, s’efforce avec plus ou moins de succès d’articuler dans sa langue, qui peut, ou non, être la nôtre[7] ». De faire, en somme, dans la langue, l’expérience de l’appartenance et de l’altérité, de l’héritage et de l’invention de soi, pour pouvoir la faire dans le monde.
George Orwell a eu, dans un texte intitulé « La politique et la langue anglaise », cette formule, devenue tout à fait galvaudée : « Ce qui importe avant tout, c’est que le sens gouverne le choix des mots et non l’inverse. En matière de prose, la pire des choses que l’on puisse faire avec les mots est de s’abandonner à eux. » On connaît moins la suite du texte, dans laquelle il précise : « On pourra ensuite choisir – et non pas simplement “accepter” – les formulations qui serreront au plus près la pensée, puis changer de point de vue et voir quelle impression elles pourraient produire sur d’autres personnes[8]. » Que l’on croie comme Orwell que le sens précède les mots ou que l’on considère que le langage a une histoire dont nous héritons et charrie des significations qui s’imposent à nous autant que nous en disposons, il en va avec la langue, in fine, de notre responsabilité d’hommes et de femmes doués de logos d’habiter notre langue d’une certaine façon et, dans le dialogue, de choisir – et non pas seulement d’accepter – nos mots. La langue n’est pas le simple reflet de notre monde. C’est à travers elle que, chaque jour, nous le construisons.
[1] - George Orwell, 1984 [1949], trad. par Aurélie Audiberti, Paris, Gallimard, 1972 (voir aussi la trad. par Josée Kamoun, Paris, Gallimard, 2018, qui traduit newspeak par « néoparler »).
[2] - Gilles Dowek, Ce dont on ne peut parler, il faut l’écrire. Langues et langages, Paris, Le Pommier, 2019.
[3] - Maria Candea et Laélia Véron, Le français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique, Paris, La Découverte, 2019.
[4] - Voir, récemment, Barbara Cassin, Quand dire, c’est vraiment faire. Homère, Gorgias et le peuple arc-en-ciel, Paris, Fayard, 2018.
[5] - Frédéric Joly, La Langue confisquée. Lire Victor Klemperer aujourd’hui, Paris, Premier Parallèle, 2019.
[6] - Bérengère Viennot, La Langue de Trump, Paris, Les Arènes, 2019.
[7] - Pierre Judet de La Combe et Heinz Wismann, L’Avenir des langues. Repenser les humanités [2004], Paris, Le Cerf, nouvelle édition augmentée à paraître en 2020.
[8] - G. Orwell, « La politique et la langue anglaise » [1946], dans Tels, tels étaient nos plaisirs et autres essais (1944-1949), trad. par Anne Krief, Bernard Pecheur et Jaime Semprun, Paris, Ivrea/L’Encyclopédie des nuisances, 2005.