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Dans le même numéro

Belgique : l'impossible équation ?

août/sept. 2011

La Belgique est-elle devenue un terrain de football où l’on ne sait plus qui a le ballon ni à qui le passer ? Un spectacle désolant que les citoyens regardent indifférents, lassés ou désemparés ?

C’est en tout cas le tableau qu’elle doit offrir au monde car le marasme politique qui sévit en Belgique depuis les élections fédérales de juin 2010, voire de 2007, est grand. Depuis cette date, en effet, chaque élection renforce l’impossible solution institutionnelle honorable et acceptable pour tous. Personne ne peut ou ne veut saisir la balle ni constituer une équipe forte qui aurait pour ambition de parfaire la réforme constitutionnelle de 1993 qui fit de la Belgique un État fédéral.

Après les élections de juin 2010 et l’euphorie des premiers temps, où le grand gagnant, le républicain indépendantiste flamand, Bart De Wever et le socialiste wallon Elio Di Rupo, prédisaient un gouvernement avant la rentrée parlementaire d’octobre 2010, on n’a plus compté, comme en 2007, les missions d’informateur, de conciliateur, de médiateur, de négociateur et autres, ni les rapports volumineux qui se sont accumulés.

En juin dernier, le Roi osa enfin nommer Elio Di Rupo « formateur ». La note qu’il présenta fin juin comme base de négociation fut rendue publique et a été reçue de manière très positive par tous les éditorialistes du nord et du sud du pays. Les Flamands reconnaissaient son audace tant en matière institutionnelle que socio-économique. Pour la première fois, un politique wallon proposait la scission de B.H.V., ce dossier qui empoisonne la vie politique belge depuis plus de 10 ans ! Et il se mettait au-dessus de son parti et des milieux francophones pour proposer des mesures d’austérité et de responsabilisation des entités fédérées. Cette base pouvait, devait être négociée. On pouvait donc espérer la fin du tunnel, même si Di Rupo lui-même pensait que ses chances de réussite étaient minces. Il invitait les partis à se déclarer prêts ou non à entrer en négociation.

Cette note a d’abord reçu une gifle cinglante de tous les syndicats : le front commun syndical a démoli le volet socio-économique. Il l’a jugé inacceptable, menaçant la paix sociale, ce compromis permanent belge entre le monde du capital et les forces du travail. Mais les syndicats ne vont pas à la table de négociation : leurs remarques ne peuvent qu’être entendues par les responsables politiques. Et ceux-ci se sont vite déclarés : les libéraux du sud puis du nord, les socialistes, les écolos, Groen les humanistes francophones… Sept partis osaient dire un « oui mais » ! Le jeudi 7 juillet 2011 a sonné le glas de toutes les espérances par un refus catégorique de la N-VA (Alliance néoflamande) de Bart De Wever d’entamer des négociations et par une mise en pièce acerbe, point par point, de cette note consensuelle traitée de bric-à-brac. Le CD&V démocrate-chrétien fit de même. Di Rupo ne put que présenter sa démission au Roi qui l’a, depuis lors, gardée en suspens.

Pourquoi ce blocage complet 13 mois après les élections ?

Il y a un jeu stratégique inavouable de la part de ces deux partis flamands. On ne peut reprocher à la N-VA, aujourd’hui premier parti de Flandre et premier parti de Belgique, de s’être présentée comme un parti nationaliste et indépendantiste. Mais on peut, aujourd’hui, lui faire grief de s’être déclarée ouverte à un dialogue en vue d’un gouvernement en juillet dernier et maintenant de refuser de s’asseoir à une table de négociation. On comprend moins le refus du CD&V de Wouter Beke, qui avait émis un rapport de 700 pages sur lequel s’est appuyé le formateur. Pensent-ils tous deux, par cette intransigeance, gagner les élections communales de 2012 ? En tout cas, 67 % des Flamands interrogés soutiendraient le refus de négocier de Bart De Wever… Cela ne signifie pas du tout que la Flandre bascule vers l’indépendance. Au maximum 15 % des électeurs verraient celle-ci d’un bon œil. Les Flamands persistent seulement à penser que seul De Wever obtiendra des Francophones les revendications qu’ils réclament en vain depuis 1999. Voilà le paradoxe de cette élection et la clef du succès de cet homme charismatique mais dangereux pour le pays.

On ne reviendra pas sur l’analyse des différents points de désaccords, sur les exigences qui doivent trouver des réponses négociées acceptables, qu’on le souhaite ou non, depuis 20071.

Si l’on tente de dégager les causes profondes de cette interminable crise, on en trouve trois. La première a été formulée au soir des élections du 13 juin 2010 par Bart De Wever, reprenant la vieille assertion wallingante : il y a en Belgique « deux pays, deux démocraties ». Ce constat, les Francophones ne souhaitent actuellement plus le voir ni l’accepter…

La deuxième a été assénée avec vigueur par le même De Wever et le très influent ministre-président de Flandre, Kris Peeters, lors des réjouissances flamandes du 11 juillet 2011 : la Flandre est une Nation.

La troisième enfin se situe sur un plan plus émotionnel. Les réformes en faveur de la Flandre, depuis l’origine de la Belgique, sont toujours advenues, selon De Wever, too little et too late.

Deux pays ?

Pour les Flamands, tous partis confondus, la Flandre est un État avec un territoire délimité dont Bruxelles est la capitale. Admettre que Bruxelles puisse devenir une région à part entière, comme le souhaitent les Francophones, est pour eux totalement inacceptable. Jan Peumans, élu N-VA et président du Parlement flamand, en a fait le thème de son discours du 11 juillet à Bruxelles. Bruxelles doit rester une ville-région, capitale de la Flandre, de la Belgique et de l’Union européenne. Exit le rêve (que nous-mêmes avions défendu dans ces colonnes) d’en faire une troisième région à part entière afin de désamorcer le face-à-face destructeur entre Flamands et Wallons. Exit une Union belge qui, sur le modèle européen, comprendrait quatre États fédérés (Flandre, Wallonie, Bruxelles, région germanophone), comme l’avait encore proposé dans son rapport de janvier le conciliateur socialiste flamand Johan Vande Lanotte. Cette exigence flamande de deux pays sera-t-elle vraiment les fourches Caudines sous lesquelles devront passer les Francophones ?

Deux démocraties ?

Les trois partis traditionnels ont non seulement éclaté depuis près de cinquante ans sur la ligne communautaire mais ils se sont, au fur et à mesure, distancés les uns des autres. Chacun s’est reconstruit son petit monde à soi tant sur le plan communautaire que socio-économique ! D’autres partis sont apparus : les Écolo, Groen, la Ldd, etc. Une extrême droite flamande, raciste et xénophobe, a connu son heure de gloire. Mais aujourd’hui, ce n’est plus une ombre brune qui menace la Flandre et la Belgique, mais un parti démocrate, républicain et nationaliste, la N-VA de Bart De Wever. Un parti qui s’étend et recueille aujourd’hui tous les déçus des atermoiements francophones. Bart De Wever a réussi en quelques années à créer le grand parti de centre droit nationaliste et flamand par rapport auquel les autres partis se flamandisent, se nationalisent, virent au centre droit.

La Wallonie, majoritairement socialiste, garde une armature politique constituée par un parti socialiste et un parti libéral, entre lesquels oscillent les écolos et les centristes du Centre démocrate humaniste (Cdh). Et si l’on regarde le résultat des dernières élections, ce qui saute aux yeux, c’est une Flandre de centre droit qui s’oppose à une Wallonie de centre gauche. Le gagnant des élections en qui beaucoup de Flamands se reconnaissent (un électeur sur trois) est issu de la classe moyenne et se dit « du côté de ceux qui travaillent, entreprennent, épargnent et paient des impôts »…

C’est donc d’un grand trait de plume que Bart De Wever a rejeté tout le volet socio-économique de décentralisation (pas assez) et d’austérité (pas suffisant) proposé par Di Rupo. Un Di Rupo qui s’était pourtant éloigné, en tant que premier ministrable, des revendications sociales et économiques de son parti au grand dam des syndicats. Si l’on devait voter demain, ce qui n’est pas à exclure, c’est à une radicalisation certaine que l’on assisterait. La N-VA continuerait à s’envoler dans les suffrages.

La Flandre, une Nation ?

Le 11 juillet 2011, cette assertion fut martelée dans les têtes à Courtrai tant par De Wever que par Kris Peeters, ministre-président de Flandre. Si la Belgique s’est voulue et s’est construite comme un État-nation à la française, elle a, pour de multiples raisons, fait le lit d’une nouvelle nation, la nation flamande. Nation culturelle, romantique qui, dès la fin du xixe siècle, a pris des connotations politiques. Et aujourd’hui, la nation flamande demande à être reconnue comme une nation, voire un État-nation, au sein de l’État belge et au sein de l’Union européenne. La « révolution copernicienne » de Kris Peeters, c’est faire de la Flandre un État fédéré qui a un rôle actif dans l’État-providence social, en Europe et dans le monde. De plus, l’idée d’une charte flamande qui pourrait être soumise au vote du Parlement flamand est réapparue. Le titre 1er est explicite :

La Flandre est un État fédéré de l’État fédéral Belgique et fait partie de l’Union européenne.

La N-VA estime que dans ce texte, la Flandre doit figurer comme un État-nation…

C’est sans doute à ce prix que la Belgique subsistera. Paris vaut bien une messe. Pourquoi pas la Belgique ?

Avec un bref retour à l’histoire de la Belgique, Bart De Wever, héros des festivités du 11 juillet, a souligné que les réformes en Belgique furent toujours concédées par les Francophones après un long combat, du bout des doigts. C’est une vérité que tout historien honnête ne peut désavouer. Les Flamands (un petit groupe d’intellectuels au départ) ont lutté pour la reconnaissance de leur langue, de leur culture puis de leurs droits politiques. Ils en ont conçu une frustration très grande en plus du mépris dont ils étaient l’objet. Aujourd’hui, leur prospérité, leur rigueur budgétaire et leur culture florissante dominent. Mais le sentiment que « leur dû » a toujours dû être arraché et a toujours été « trop » pour les Francophones les rend intraitables.

En 2007 encore, ils ont vécu très mal les négociations avec des Francophones retranchés derrière leur « nous ne sommes demandeurs en rien ». C’est à ce moment-là, on ne le répétera jamais assez, quand la N-VA n’était encore qu’une petite formation de cinq députés que les Francophones devaient faire des propositions constructives pour la Belgique de demain. Faut-il en déduire comme Bart De Wever, toujours féru de citations, and never the twain shall meet (ils resteront à jamais inconciliables) ? Osons croire que l’impossible équation trouvera une solution.

Et maintenant ?

Le 14 juillet 2011 après-midi, le formateur démissionnaire a pu décider le CD&V, jusqu’ici porteur d’eau de la N-VA, à venir expliquer à la table ouverte des négociations les raisons de son refus et ses exigences. Le Roi ne devrait donc pas accepter, pour l’instant, la démission laissée depuis huit jours en suspens. Mais nous sautons dans l’inconnu. Ce tour de table de huit partis débouchera-t-il sur une véritable négociation ? Permettra-t-elle la formation d’un gouvernement reléguant dans l’opposition la N-VA, le premier parti de Belgique ? D’un gouvernement cohérent capable de mettre en œuvre les réformes nécessaires ? Rien n’est moins sûr, hélas !

Il est vraisemblable que, dans un premier temps, Yves Leterme soit conforté dans un gouvernement aux pouvoirs étendus afin de préparer un budget pour 2012 et prendre les mesures socio-économiques qui s’imposent « pour le bien-être des citoyens ».

En cas d’échec, le Palais lancera-t-il la balle une nouvelle fois encore ? À qui ? À Bart De Wever qui, enfin, serait mis devant ses responsabilités de négocier ? Les socialistes wallons l’accepteraient-ils ? Parviendrait-il à élaborer une note de conciliation ? Ses propositions de formateur seront-elles uniquement un copier-coller de son programme électoral comme il en a donné l’impression dans sa réfutation du formateur ? Paradoxe de l’impossibilité et de la nécessité de trouver un compromis : la saga n’est pas prête de s’achever…

Irons-nous vers de nouvelles élections ? Rapidement ? Des élections qui assureraient une victoire encore plus éclatante à De Wever ! Permettraient-elles plus facilement la formation d’un gouvernement ? Les électeurs flamands seraient-ils alors floués par une N-VA qui les entraînerait vers l’indépendance qui est, à terme, son but avoué ? Treize mois après les élections, on est d’ailleurs en droit de se demander si, en fait, la N-VA participera jamais à un gouvernement fédéral.

Bart De Wever est devenu une vedette en Flandre, une figure médiatique. Ce n’est pas sain remarquent certains. Le vent des éditorialistes a peut-être tourné. Dans De Morgen de ce 12 juillet Yves Desmet écrivait en parlant de la N-VA (et du CD&V) :

Refuser de profondes réformes […] c’est jouer à la roulette russe avec l’avenir du pays, et donc aussi de la Flandre.

Annick Jamart

PS : en ce 20 juillet 2011, veille de fête nationale, le Roi Albert II, très solennel, a dit vouloir user de sa prérogative de mise en garde, car il redoutait le développement d’une forme de poujadisme.

  • 1.

    On se permettra de renvoyer à nos précédents articles parus dans Esprit en mars 2008, juin et juillet 2010.

Annick Jamart

Historienne, elle s'intéresse à la Belgique contemporaine et préside diverses associations culturelles. Elle a publié divers articles dans la revue Esprit sur la crise institutionnelle belge et son fédéralisme atypique.

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