
Pandémie et crise politique en Belgique
Comment, sans gouvernement fédéral et avec une grande dispersion de pouvoirs et de compétences, la Belgique va-t-elle répondre à cette pandémie qui ne connaît aucune frontière ?
La Belgique a été touchée par le Covid-19 avec une fulgurance extrême dès le 11 mars. Pourtant, les informations en provenance de Chine, d’Italie ensuite, dès janvier, ne l’avaient nullement inquiétée. Les épidémiologistes se montraient rassurants, la ministre fédérale de la Santé déclarait que la Belgique était prête à affronter une épidémie de « grippette ». Le 22 février, à l’occasion des vacances de Carnaval, des milliers de familles partirent en vacances à l’étranger ; pas d’inquiétude vis-à-vis d’elles à leur retour le 1er mars. Mais dès le 11 mars, l’ennemi que l’on n’attendait pas, frappa le pays de plein fouet et sa propagation devint vite exponentielle. On sait désormais que cent cinquante foyers disséminèrent immédiatement l’épidémie sur ce petit territoire (30 668 km2) mais riche de 11, 5 millions d’habitants. La densité de la population (374, 5/km2), une des plus fortes d’Europe, a constitué un facteur essentiel de dissémination. Une pandémie est un problème éminemment politique qui réclame une réponse politique. Or, en ce début de mars, la Belgique est en pleine crise politique !
Une crise politique
Depuis décembre 2018, le pays est géré par un gouvernement minoritaire « en affaires courantes ». Après les élections du 19 mai 2019, les présidents de partis ont été incapables de trouver une majorité gouvernementale. Les Flamands qualifient Sophie Wilmès, la Première ministre en intérim, de « concierge » !
Dans ce pays fédéral, il n’y a plus de partis nationaux, mais des partis communautaires qui doivent s’entendre pour trouver une majorité fédérale. Entre le Nord qui vote à droite et le Sud qui vote à gauche, le divorce est total. Seules les Régions et les Communautés, dont les compétences exclusives sont étendues, avaient mis en place leur gouvernement selon des sensibilités politiques divergentes.
Ce fédéralisme, véritable millefeuille institutionnel, n’a en rien apaisé la confrontation sociale et politique des Flamands et des Wallons et a rendu la Belgique de plus en plus ingouvernable. Qu’on se souvienne des cinq cent quarante et un jours de crise en 2010-2011. La Flandre, qui représente 60 % de la population et se pense comme une nation, constitue un État au sein de l’État. Le monde francophone, qui compte 40 % de la population, se répartit entre cinq gouvernements et cinq ministres-présidents… Pour donner un exemple, au 1er mars, on compte huit ou neuf ministres de la Santé disposant chacun de compétences propres et exclusives. Comment, sans gouvernement fédéral et avec une telle dispersion de pouvoirs et de compétences, la Belgique va-t-elle répondre à cette pandémie qui ne connaît aucune frontière ?
Ce que la bonne ou mauvaise volonté des politiques n’a pu régler pendant la vacance du pouvoir, le coronavirus l’a fait. Le 18 mars, la Belgique opte pour une solution temporaire. Le gouvernement en affaires courantes se mue en un gouvernement toujours minoritaire (il ne dispose que de 38 voix sur 150 au Parlement), mais de plein exercice. Il reçoit la confiance des autres partis démocratiques de la Chambre pour six mois et des « pouvoirs spéciaux » limités strictement à la gestion de la pandémie et à ses conséquences socio-économiques pour trois mois (renouvelable une fois). Sophie Wilmès, quasi inconnue avant cette crise, devient la première femme à occuper le poste de Premier ministre en Belgique.
L’imprévoyance
La gestion de la crise sanitaire n’a été ni moins ni plus mauvaise que dans les autres pays européens, Allemagne exceptée. La Première ministre a réuni tous les niveaux de pouvoir. Elle a multiplié les task forces rassemblant la Belgique économique, sociale et sanitaire. Elle élargit les Kern (comités ministériels restreints) aux ministres-présidents, les ouvre aux experts, afin que tout soit analysé, discuté, accepté avant d’être adopté unanimement et appliqué ensuite aux Régions et Communautés. Une seule ligne de conduite, valable pour l’ensemble des citoyens, a donc pu se mettre en place.
Dès le 13 mars, un confinement très strict (à l’inverse des Pays-Bas voisins, qui avaient alors choisi l’immunité collective), renforcé le 20 mars, a mené à l’arrêt quasi total de l’économie. Des aides massives à la population, à certaines entreprises, petits commerces, restaurants, etc. ont été mises en place pour parer au plus pressé. Ce confinement n’avait pour but que de freiner l’épidémie afin que les hôpitaux ne soient saturés. Et à ce jour, ils ne l’ont jamais été. Le nombre de décès est lourd, mais il ne fait pas de la Belgique, comme une presse internationale l’a annoncé, le pays au taux de mortalité par habitant supérieur aux autres pays européens ! La Belgique, dès le 11 mars, a inclus dans ses statistiques tous les décès « suspects » mais non testés provenant des maisons de repos, qui représentent plus de la moitié des chiffres comptabilisés.
Les maisons de repos hébergent 131 000 personnes (avec une moyenne d’âge de 82, 5 ans) et comptent plus de décès que la population générale ! Par manque de tests, par manque de protection du personnel soignant, la contagion dans ce milieu clos n’a pas été arrêtée ni même freinée. Cette population a été laissée à un triste sort, que des mesures d’isolement auraient pu éviter.
A contrario, dès le départ, l’Allemagne a testé massivement la population suspecte, a mis rapidement en place le tracing des personnes infectées et instauré leur mise en quarantaine. Bénéficiant également d’une excellente structure hospitalière, elle a anticipé, dès le mois de février, les achats massifs de matériel indispensable et multiplié l’accréditation des laboratoires. Elle a opté pour un confinement intelligent, rendu plus efficace grâce au sens de la responsabilité de la population.
En Belgique, l’imprévoyance a été totale. La Belgique a manqué de tout et manque toujours du matériel essentiel nécessaire ! Ici comme ailleurs, il a fallu se débrouiller dans l’urgence sur les marchés internationaux. La mobilisation citoyenne a été intense (fabrication domestique de masques) : entreprises, universités, monde pharmaceutique, laboratoires ont collaboré et se sont reconvertis pour produire ce qu’on avait laissé échapper.
La structure hospitalière a tenu bon, malgré les rationalisations drastiques qui avaient touché le personnel et le matériel depuis une bonne dizaine d’années. Cette imprévoyance révolte le corps médical. La délocalisation de la production de médicaments, de vaccins et de tout le matériel médical en Asie, alors que la recherche pharmaceutique est très développée en Belgique, interpelle. La population est consternée devant la sous-rémunération du personnel soignant et de tous ces métiers qui lui permettent, aujourd’hui, de continuer à vivre. On en fait des héros, mais pour combien de temps ? La Belgique, comme la majeure partie de l’Europe, pâtit d’une politique à court terme et d’une imprévoyance mortifère.
Mais s’il est un point pour lequel la Belgique peut recevoir un satisfecit, c’est celui de sa communication avec les citoyens : la transparence de l’information scientifique fut totale. Aux experts sanitaires, l’information, aux politiques les décisions. Chaque jour, un bulletin officiel confié à quatre experts informe et explique la situation. D’autres scientifiques les relaient sur les plateaux de télévision ou dans les médias, où chaque communauté a ses vedettes… Tous répondent clairement et sans détours aux questions, sans jamais s’avancer sur le terrain des décisions qu’il faudrait prendre. Cette attitude a rassuré les populations et crédibilisé les décisions du politique. Les conférences de presse du Premier ministre ont été rares, mais claires et fermes. Pas d’envolées lyriques ou de langage guerrier, mais beaucoup de bienveillance pour chacun, d’appel à la responsabilité de tous pour respecter des décisions atteignant les libertés et le bien-être des citoyens.
Hélas, la conférence de presse du 24 avril pour annoncer le plan de déconfinement progressif à mettre en œuvre dès le 4 mai tourne au fiasco : heure tardive et manque total de clarté ! Et ce 30 avril, la Première ministre voit son leadership largement écorné : elle essuie, à la Chambre, les critiques des partis qui lui ont voté la confiance et qui lui reprochent d’avoir fait la part belle à l’économie et de manquer d’humanité. Le 6 mai, elle a retrouvé auprès de la population sa clarté, son humour et sa compassion : la santé reste sa première préocuppation dans la nouvelle étape du déconfinement.
Un difficile déconfinement
Si le confinement a été facile à mettre en place, il n’en est pas de même pour le déconfinement. Difficile pour le gouvernement de tenir compte des aspirations divergentes des deux communautés et d’arbitrer entre les recommandations des virologues, épidémiologistes et les pressions multiples de la population, des divers secteurs de l’économie, des institutions…
Il était impossible de continuer à confiner la population, à mettre l’économie sous cloche pendant les six ou douze mois à venir. Le pays aspirait à revenir à une vie normale, à une reprise du travail qui calmerait l’angoisse de la destruction massive de l’emploi et de l’augmentation du chômage. Et que dire de l’inégalité que la fermeture des écoles a accentuée, de la santé mentale d’une population privée en outre d’accès aux soins de santé élémentaires ?
Les choix opérés par le politique dans les priorités de réouverture sont mal acceptés. Certains vont à l’encontre des recommandations des experts. Nombre des décisions annoncées seront souvent inapplicables dans les écoles, dans les entreprises, dans les transports. Et les axes avancés par les scientifiques, tels le maintien et renforcement de la distanciation sociale par le port d’un masque, un testage massif de la population et des mesures de traçage, seront difficiles à mettre en œuvre. On manque toujours de masques à distribuer à la population, seul l’approvisionnement artisanal et local y supplée. La capacité de testage parvient difficilement à atteindre les 10 000 tests quotidiens annoncés, encore moins les 25 000 prévus. On peine toujours à réaliser le testing urgent dans les maisons de repos et les médecins se plaignent du manque de moyens qui leur est accordé pour le réaliser dans la population. Quant au tracing, plus respectueux de notre vie privée que les modèles asiatiques, serons-nous prêts à l’accepter ? Or testing et tracing sont indispensables pour contrer une nouvelle vague que les scientifiques redoutent pour l’automne, voire dès l’été.
Un gouvernement à l’automne ?
Le gouvernement minoritaire de Sophie Wilmes ne devrait pas se poursuivre au-delà de septembre. En juin déjà, il est certain que les pouvoirs spéciaux ne lui seront pas renouvelés. Il est inconcevable qu’il retombe en juin ou en septembre en « affaires courantes ». La gestion de la crise socio-économique que la Belgique va connaître nécessite un gouvernement de plein exercice.
Tous le réclament, mais quels partis accepteront de former une coalition qui impliquera des renoncements à ses priorités ? En mars, un an de négociations se soldait par des échecs répétés. Aujourd’hui, les compromis risquent d’être encore plus difficiles avec l’exacerbation des divergences entre le Nord et le Sud pour sortir de la crise la plus grave depuis la Seconde Guerre mondiale. Entre les plans du business as usual des leaders flamands et les projets plus progressistes, novateurs, voire radicaux du Sud, quel accord verra le jour ? L’exigence d’une autre société, d’un nouveau contrat social et écologique, d’un new deal, d’une solidarité est sur toutes les lèvres. Ce langage, déjà présent en 2008, resta lettre morte. La solidarité qui lie aujourd’hui tous les niveaux de pouvoir pour lutter contre la pandémie est éphémère et risque de se muer en une confrontation violente entre les aspirations opposées des communautés.
Si la Belgique veut fêter son bicentenaire en 2030, elle va devoir se résoudre à une clarification de ses institutions. En effet, le blocage gouvernemental d’avant la pandémie n’était pas dû uniquement aux divergences socio-économiques. Les Flamands demandent la possibilité d’ouvrir une nouvelle révision constitutionnelle afin de rapatrier encore plus de compétences. Et surtout, ils réclament la scission de la Sécurité sociale, dernier socle de la solidarité interpersonnelle en Belgique. À terme, ils visent à un confédéralisme qui ne serait, dans les faits, qu’un fédéralisme donnant à chaque Communauté son autonomie. Simple coquille, la Belgique, se composerait alors de la Flandre et d’une Belgique résiduelle faite de Communautés et de Régions. Pour les Francophones, il faut au contraire garder cette Sécurité sociale interpersonnelle au niveau de la Belgique et même refédéraliser certaines compétences, telles que la santé, le climat et l’environnement. D'autres envisagent une Belgique à quatre Régions ! Le casse-tête belge n’est pas près de se terminer.
Les politiques pourraient méditer un des enseignements de cette pandémie. La sécurité, la protection, la solidarité que réclame le citoyen, c’est encore et toujours auprès de l’État providence national et non auprès de l’Europe qu’il les a trouvées. Les politiques et les citoyens qui les élisent devraient songer à cette solidarité nationale avant de retrouver leurs vieux démons communautaires.