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Pressions russes, horizon européen : le dilemme ukrainien

janvier 2013

#Divers

Quels sont les types de clivages révélés par les élections du 28 octobre 2012 ? L’Ukraine, depuis la « révolution orange » de 2004, qui a montré une population beaucoup plus mobilisée et attachée à la démocratie qu’on ne le pensait, ne cesse depuis de se montrer divisée. Division géographique Est/Ouest, divisions politiques qui se jouent en partie sur la scène judiciaire avec la condamnation de Ioulia Timochenko, divisions économiques entre des oligarques et leurs réseaux et le reste de la population… Au total, quelles sont les oppositions qui prédominent et/ou qui s’expriment par le vote ?

Je dirais que ce n’est pas la société qui est divisée mais le pouvoir. Le pouvoir « orange » a échoué en grande partie en raison de ses divisions internes, le pouvoir actuel (celui du président Viktor Ianoukovitch) est en train de se diviser. Les fractures qui se sont manifestées durant le scrutin sont significatives pour l’avenir : la principale réside dans l’écart grandissant entre les oligarques « traditionnels » (Akhmetov, Pintchouk…) et ceux que l’on surnomme la « famille », à savoir l’entourage du président, dont les alliés contrôlent maintenant les principales commandes de l’État, depuis la finance jusqu’aux services secrets. Ils sont l’émanation du « clan de Donetsk », du nom de la ville dont le président fut longtemps gouverneur, et forment un vivier quasi exclusif de recrutement, souvent issu du milieu criminel.

Il me semble difficile de dire que la société est divisée : un État post-totalitaire partagé entre deux pôles majeurs de sensibilité politique donnerait plutôt un signe positif. C’est désormais un État pluripartite, avec des formations et des sensibilités très nettes, que celles-ci nous plaisent ou pas, fractions pro-Kremlin, patriotes, démocrates, formations mettant en avant leur européanité, ou nationalistes ultra. En revanche, la société est visiblement de plus en plus perplexe sur l’efficacité et la « probité » – pour employer un euphémisme – de ses dirigeants : cela s’est exprimé lors des précédents scrutins par le vote « contre tous » qui a permis en 2010 à Ianoukovitch d’être élu ; cela se manifeste maintenant par des votes extrémistes, autant signes de protestation que d’adhésion (le parti communiste pour contrer le Parti des régions et Svoboda, parti d’extrême droite, pour faire contrepoids aux formations traditionnelles) – sans compter l’abstention importante.

L’Ukraine est face à un choix impossible. Soit se tourner complètement vers l’Europe mais subir les pressions économiques insupportables de Moscou (qui menace de l’étouffer avec le prix du gaz), soit accepter l’influence de Moscou et se détourner de l’Union européenne, mais en renonçant de facto à son autonomie politique. Cette élection a-t-elle fait bouger les termes de cette équation ?

Sur ce plan, l’élection est un tournant important : depuis deux ans, ce pouvoir émet en vain des signes en direction de l’Est (langue, histoire, religion, culture) et de l’Ouest (discours plutôt rhétoriques sur l’européanité du pays), mais il se trouve maintenant au pied du mur. Le seul signe tangible qu’il pouvait donner à l’Ouest était la libération de Tymochenko, ce qui est hors de question pour le pouvoir. La seule manière de débloquer la situation avec Moscou serait d’accepter l’entrée dans l’Union douanière (Russie, Biélorussie, Kazakhstan), mais il n’y a pas là non plus accord de l’ensemble de la majorité ; ce serait de plus une manière de tourner définitivement le dos à l’Union européennne.

Il faut donc revenir à ce qui se passe au sein d’une certaine oligarchie, qui voit ses intérêts rognés par les ténors du Parti des régions et par les puissances financières russes. Une partie de l’oligarchie s’européanise autrement que par un mécénat de bon aloi, elle cherche à sauver ses intérêts, mais prône pour cela des valeurs patriotiques et européennes, au risque de fragiliser l’équilibre en place. Or c’est elle qui était le principal soutien de l’actuel pouvoir.

Quelle peut être la stratégie de l’Ouest, et spécialement de l’Union européenne, vis-à-vis de la situation ukrainienne ? La volonté russe d’amplifier son influence (économique, politique, culturelle…) semble très forte tandis que les capacités de l’Europe, en dehors de son attractivité, semblent limitées. D’autant que la majorité de la population, dans une situation quotidienne difficile, est sans doute préoccupée en priorité par les opportunités économiques…

La stratégie de l’Ouest et de l’Union européenne est délicate. L’UE se voit contrainte de répéter les mêmes déclarations de principe qu’au moment de l’Euro 2012 et durant la campagne électorale. Toutefois, l’actuel pouvoir craint les menaces de sanctions visant les hauts responsables comme un gel des avoirs à l’étranger ou des visas limitant leurs déplacements.

Pour ce qui est de la population, ses problèmes économiques ne sont pas comparables à ceux des citoyens occidentaux. Ils vivent dans une autre dimension et de ce point de vue contribuent souvent eux-mêmes à l’évolution de leur environnement par l’initiative individuelle. Par ailleurs, sans doute faut-il redire que, si les manifestations ne sont pas comparables à celles de la « révolution orange », elles ont été constantes durant ces deux dernières années. Les gens se sont mobilisés contre l’accord de Kharkov (maintien de la flotte russe dans le port ukrainien de Sébastopol jusqu’en 2042), contre la loi sur la langue, contre la loi sur la diffamation, etc. Et cela, pas seulement dans la capitale. Les mobilisations sont sporadiques, mais continuelles.

Quant à la presse, une partie certes est muselée, mais la presse indépendante est active et professionnelle. Il y a même eu alliance entre certains journaux indépendants et d’autres liés au pouvoir : plusieurs sont sortis avec une première page blanche pour protester contre la loi sur la diffamation revenant à interdire et poursuivre toute critique… à la veille des élections.

Sans doute faut-il ajouter aussi que l’Ukraine est un pays riche et, pour l’instant, ce n’est pas la Russie qui la ruine, mais sa propre corruption. D’ailleurs, elle continue de payer le gaz à des taux qui avoisinent ceux payés par les pays européens. Moscou entame son indépendance, contribue autant qu’elle le peut à la déstabilisation politique, mais le jeu est entre les mains des dirigeants ukrainiens qui ont été acculés en 2004 à faire le grand virage. La déception est maintenant trop grande pour que des mobilisations massives se reproduisent. En revanche, les oligarques, ceux qui « possèdent le pays », ont une carte importante à jouer, s’ils ne sont pas pris de vitesse par la « famille » (à qui Moscou donne aussi des coups de main)… Plus que jamais rien n’est simple, mais on est loin de la Biélorussie.

Pouvoir des oligarques, mainmise d’un cercle restreint sur la politique et l’économie du pays. Peut-on parler d’une Ukraine en voie de « poutinisation » ?

On peut affirmer en tout cas que le pays entre plus que jamais dans le projet impérial du Kremlin, que celui-ci soit d’ailleurs défendu par Poutine ou par Medvedev. Sur le plan structurel, il est des signes fort inquiétants d’un changement de système, préliminaire à un élargissement, quelle qu’en soit la forme, économique, politique, culturelle, d’occupation. Les points tangibles en sont l’Union douanière, préliminaire à l’Union eurasiatique, et la collusion de plus en plus grande entre les services secrets des deux pays. D’autres caractéristiques, qui se sont encore renforcées ces deux dernières années, contribuent à une similarité entre les deux pouvoirs : une justice achetée, au service de la répression politique, un « délit d’initié » permettant de manipuler les privatisations, une corruption d’État, des élites nationales ou locales contrôlées par le milieu présidentiel.

Mais sans doute faut-il aussi rappeler que pour le sommet Union européenne/Russie, Vladimir Poutine a demandé à être reçu en tant que représentant de l’Union eurasiatique… C’est dans ce face-à-face-là aussi qu’une autre partie se joue.

Annie Daubenton

Journaliste et essayiste, spécialiste de l'Europe de l'Est , elle a été conseillère culturelle à l'Ambassade de France à Kiev entre 1998 et 2001, et correspondante permanente pour Radio France à Moscou de 1993 à 1997. Elle a consacré des ouvrages à la Pologne, à la Russie et à l'Ukraine, dont le plus récent est Ukraine, l'indépendance à tout prix, paru en 2014. …

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