
La rentrée scolaire en Ukraine
Une éducation à la guerre ?
Avec des milliers d’élèves en exil et des écoles bombardées, la rentrée scolaire en Ukraine devient un exercice d’équilibre. Les programmes subissent les contrecoups de la géopolitique, alors que l’éducation doit participer à la reconstruction du pays.
Décrire ce que peut être une rentrée scolaire ou universitaire en Ukraine, à l’automne 2022, donne le sentiment d’un pays fracassé. Il faut d’abord prendre en compte les destructions, les déportations, les jeunes éloignés de leur famille, les enseignants partis, ceux revenus : l’ensemble provoque un va-et-vient continu difficile à fixer à un moment précis.
Finis les rituels touchants des rentrées des années précédentes, quand les enfants venaient les bras chargés de fleurs pour leurs enseignants, ou même ce que l’on appelle « la dernière cloche », qui sonne la fin des cours et qui semblerait plutôt s’appeler sirène et alarme. Alors, à quoi bon ?
Ce bilan d’étape s’impose pourtant, car c’est l’avenir du pays qui se dessine, ce qu’il aurait dû être, ce qu’il pourrait devenir après ce mot magique qui est sur toutes les lèvres : « la victoire ». Faut-il réparer le présent, sauter cette étape tragique, utiliser la guerre comme une sorte d’année zéro qui permettrait de tout recommencer à neuf ?
Comment étudier au son des sirènes ?
D’abord le bilan matériel : l’inventaire donne le vertige, même s’il ne faut pas sombrer dans les chiffres, mais plutôt identifier les différentes situations : ceux qui se trouvent en zone occupée, près du front ou éloignés, ceux qui pourront étudier « en présentiel », comme on le dit à l’Ouest, et ceux qui devront rester « en ligne ». L’enseignement sous la loi martiale enchaîne sur ce qu’il était pendant la pandémie, bombardements en plus.
À la mi-juin, 651 000 enfants d’âge scolaire se trouvaient hors du pays et 88 000 étudiants s’étaient déplacés dans d’autres régions d’Ukraine, le plus souvent dans l’Ouest du pays. Selon le ministère de l’Éducation, 1 800 établissements d’enseignement ont été endommagés et 200 complètement détruits.
Aller à l’école ou pas est en conséquence une injonction qui a changé de nature. Elle est remplacée par cette question qui fit les beaux jours de la pandémie : « en ligne » ou « en présentiel » ?
Le ministère tente de donner des indications, le terrain en fournit d’autres, les collectivités locales sont appelées à la rescousse, tandis que les familles s’interrogent. La distance avec le front joue aussi, mais dans la mesure où tout le territoire est menacé, les consignes sont souvent dévolues aux chefs d’établissement. Les abris anti-bombes ont donc dû être répertoriés, principale exigence des autorités pour une reprise réelle des cours, et les informations sur le danger représenté par les mines sont massivement diffusées.
Se concentrer sur les études, comme il y a encore une année, relève presque du superflu. Certains jeunes soulignent parfois y parvenir pour « se sauver de la pression psychologique ambiante », comme le dit un étudiant de Ternopil. Une étudiante en droit de l’université de Khmelnytsky semble lui faire écho : « Oui, je veux acquérir des connaissances, mais pas au son des sirènes. »
La pression du terrain pèse sur le contenu des enseignements, encourageant une professionnalisation, même prématurée. Le passage de l’acquisition de la connaissance à la pratique se fait spontanément par le biais du bénévolat. Toutes les disciplines sont convoquées : les pharmaciens préparent les médicaments, les psychologues étudient la psychiatrie post-traumatique, les cours supérieurs des facultés de droit fournissent des conseils juridiques aux personnes déplacées. Les plus jeunes se consacrent à la préparation de la nourriture. « Nous écrivons également des articles, distribuons des publicités. Nous faisons tout pour que le monde sache ce qui se passe dans notre pays1. »
Des programmes passés au crible
Avant l’invasion du 24 février, les programmes scolaires étaient très ouverts à la culture russe. Les jeunes Ukrainiens, dans leur grande majorité, sont bilingues et pratiquent quotidiennement cette gymnastique qui consiste à passer d’une langue à l’autre selon l’endroit et le milieu dans lequel ils se trouvent.
Après le premier épisode de la guerre, en 2014, les attitudes se sont raidies, sans pour autant donner lieu à des consignes gouvernementales trop rigides. Le conflit bouleverse une vision parfois trop laxiste du grand voisin. Comme l’exprime pudiquement un responsable parlementaire pour l’éducation, « la guerre a fait ses ajustements ».
Il s’agit déjà de démêler cette confusion soigneusement entretenue par la Russie entre les cultures russes et ukrainiennes, et de revoir, sur la base de la vérité historique, notent les officiels, les relations entre la « nation ukrainienne » et le « monde russe ». L’histoire et la littérature sont passés au crible. Le ministère de l’Éducation et de la Culture a convoqué spécialistes et experts, malgré la probable impossibilité d’imprimer de nouveaux livres avant la rentrée. Il faut décider quels écrivains russes resteront obligatoires. Exclus, sans recours, des romans comme Guerre et paix… et, ajoutent les autorités, tout ce qui relève d’une glorification des troupes russes. Peuvent être étudiés ceux dont l’itinéraire est étroitement lié à l’Ukraine. Ainsi « sauvés » Gogol, Korolenko, Boulgakov, Kouznetsov, Ilf et Petrov.
Ce choix provoque pourtant l’indignation générale, des politiciens aux critiques littéraires. Boulgakov, cet « ukrainophobe », s’exclame Nataliya Pipa, députée de l’opposition démocratique ; celle-ci considère également que le roman Les Douze chaises d'Ilf et Petrov « glorifie le réalisme socialiste ». Oksana Zabouchko, autrice de nombreux ouvrages à succès, est encore plus moqueuse. Derrière les personnages de ces auteurs, se profile selon elle « l’effigie naphtalinée » de l’ingénieur soviétique des années 1970, héros d’une intelligentsia au rabais, se croyant cultivée pour avoir posé ces ouvrages sur leurs étagères. Des héros dont la nouvelle génération n’aurait aucunement besoin. « Accepter Boulgakov à l’école, surenchérit la critique littéraire Vira Ageyeva, revient à accrocher chez soi les portraits de gens qui sont entrés par effraction dans votre maison, ont craché dessus et l’ont détruite2. »
L’enseignement de la langue russe provoque aussi des sentiments partagés dans le milieu scientifique : l’université de Kharkiv ferme le département de russe qui devient celui destiné à la « philologie slave », avec la participation d’enseignants de polonais. Et l’université de Jytomir a directement prit l’initiative d’arrêter l’enseignement de la langue russe.
La géopolitique vient s’immiscer dans les nouvelles directives : si de nombreux écrivains russes sont évincées, l’arrivée d’auteurs européens, américains et asiatiques est encouragée. Ainsi, Joseph Roth sera étudié dans le cadre de la littérature mondiale, tandis que Gogol prendra place au sein de la littérature ukrainienne. L’édition s’en mêle : le président doit incessamment signer une loi interdisant l’importation de livres russes.
L’enseignement comme mode d’occupation
Les forces d’occupation russes se livrent de leur côté à une mise en pièces de la culture du pays envahi. Depuis mars dernier, les manuels de littérature et d’histoire ukrainiennes sont saisis et systématiquement détruits. Dans les bibliothèques des régions occupées de Louhansk, Donetsk, Tchernihiv et Soumy, les manuels d’histoire et de littérature ne correspondant pas aux postulats de la propagande du Kremlin ont été confisqués. Des unités de la police militaire russe sont assignées à ces fonctions « idéologiques ».
Les forces d’occupation ont établi une liste de noms proscrits, où se retrouvent pêle-mêle, du xviiie siècle à nos jours, des figures historiques ayant combattu la Russie, comme Mazepa, Petlioura ou Bandera, aux côtés d’importants militants de l’indépendance nationale, comme Viatcheslav Tchornovil. Le grand poète Vasyl Stus, mort au goulag en 1985, est également proscrit : son avocat était Viktor Medvedtchouk, dont les liens familiaux avec Vladimir Poutine sont avérés.
Dans les territoires occupés, la résistance s’exprime comme elle le peut, parfois grâce à l’enseignement à distance. À Berdiansk, plusieurs directeurs d’école et responsables pédagogiques, refusant de travailler sous la menace, ont envoyé leur lettre de démission. Mais à Melitopol, le responsable du département pédagogique a été enlevé et les autorités d’occupation ont prévu de commencer l’éducation « à la russe ».
Un catalyseur de réforme ?
La rentrée 2022-2023 agit comme un double révélateur : elle oblige à se projeter vers l’avenir, y compris celui qui implique un conflit de longue durée. Mais elle peut aussi constituer un tremplin pour la reconstruction du pays. Certes d’innombrables risques s’annoncent : nouvelle fuite des cerveaux ou jeunesse coincée entre l’appel de la mobilisation et un cursus brisé par les impératifs du moment.
Mais « ce qui prend des décennies en temps de paix peut être très rapidement mis en œuvre pendant la guerre ou immédiatement après », remarque Serguey Dyatlenko. Ce spécialiste des questions pédagogiques voit dans le conflit « un catalyseur extrêmement puissant » pour métamorphoser la société : armée, médecine, éducation. Il faudrait, selon lui, en finir avec cet État qui déciderait de tout, renforcer l’autonomie des institutions universitaires, donner toute sa place au numérique, sans oublier le changement de rôle que les enseignants doivent accepter : leur force ne consiste pas à répéter ce que les élèvent peuvent apprendre seuls sur YouTube ou Internet, mais dans leur capacité à stimuler la soif de connaissance, à dénicher et soutenir les talents.
Mais dans un contexte où les structures scolaires et universitaires payent chaque jour le prix fort pour les destructions et les victimes civiles, l’éducation se trouve au centre de ce qui est souvent ressenti comme une bataille identitaire.
- 1. Maria Markovska, « Pourquoi le développement de l’enseignement professionnel est d’une importance cruciale pendant la guerre » [en ligne], Ukrayinska Pravda, 10 avril 2022.
- 2. Cité par Roman Yavorski, sur le site Espreso, 11 avril 2022.