Le droit mis à l'épreuve
Si la pensée de Paul Ricœur sur le droit et la justice est si pertinente, c’est qu’elle reconnaît qu’on ne peut penser la justice sans s’arrêter tout d’abord sur des conditions réelles où elle se déroule. Au cours d’un procès, le droit n’apparaît plus comme une série de principes ou un code : il est mis à l’épreuve dans sa capacité à dégager la vérité et à dire le juste.
Dans les deux volumes sur le Juste1, Ricœur fait un choix philosophique dont la portée apparaît au fur et à mesure de la lecture de ces textes : il choisit en effet d’aborder la question du juste à partir de son exercice effectif, du lieu propre de sa réalisation, c’est-à-dire du procès. Ce lieu, entendu au sens fort du terme, c’est-à-dire comme ce qui permet un véritable événement, n’est réductible ni au droit, ni à la morale, ni à la politique. Sans limiter le droit et la justice à cette mise en scène, aussi centrale soit-elle, Ricœur voit dans le procès une figuration philosophique de la place spécifique du droit et de la justice par rapport au politique et à la morale.
Dès le début de son œuvre, Ricœur avait perçu l’importance de l’apparition du tribunal pour saisir le mal. Procès juridique et conscience du mal sont, à ses yeux, deux phénomènes co-extensifs :
La métaphore du tribunal envahit tous les registres de la conscience de la culpabilité ; mais avant d’être une métaphore de la conscience morale, le tribunal est une institution réelle de la cité2.
L’apparition de la pénalité, et donc du souci de mesurer la peine, fournit à la culpabilité son vocabulaire premier. Le cadre du procès permet de « fixer » le mal, de lui donner un cadre pour le saisir avec des mots et avec des catégories aussi bien procédurales que juridiques. Et, pouvant le saisir, d’agir contre lui. Si le mal peut être compris comme « l’inénarrable », comme ce qui dépasse toute capacité de raconter, de représenter, « l’injustifiable » selon les mots de Jean Nabert, le procès offre un cadre pour le nommer, le mesurer, le chasser. Le procès joue comme une instance de médiation symbolique qui ouvre l’espoir d’un dépassement du mal, mais un espoir qui restera dans le domaine politique, humain, et non dans le registre métaphysique.
Ricœur confère ainsi une dignité philosophique à la forme judiciaire : loin d’être ramenée au statut de simple instrument de réalisation du droit et d’outil de résolution des litiges, la juridiction est analysée comme une « instance paradigmatique », c’est-à-dire à la fois comme une institution historique matricielle qui a fourni à la conscience du mal son vocabulaire et comme métaphore de la justice et plus largement du lien politique unissant les citoyens dans un espace démocratique.
Ce faisant, Ricœur va à l’encontre d’une tradition française, particulièrement critique à l’égard du procès (songeons à Rabelais, aux Plaideurs ou, plus près de nous, à Alexandre Dumas). Cet esprit anti-juridique prend des formes différentes selon qu’il est marqué par un scepticisme à la Montaigne3, par une fascination de l’absolu que la justice ne pourra jamais atteindre si caractéristique d’un Pascal ou par la primauté de la politique que l’on retrouve chez un Hugo.
La nouveauté, c’est que cet antijuridisme s’est subitement converti ces dernières années chez certains en son contraire, à savoir dans un hyperjuridisme qui tend à formuler toutes les revendications sociales en termes de droits, de reconnaissance et de dignité. Le droit, comme le montre Philippe Raynaud4, est investi de manière radicale par une partie de l’extrême gauche. Mais ces deux courants illustrent par les deux bords opposés un même point aveugle de la pensée française. Qu’ils s’en moquent ou qu’ils le sacralisent en en faisant le lieu d’exigibilité de toutes les revendications, y compris les plus ambiguës, peu importe : à chaque fois la particularité du procès comme lieu de justice est manquée.
Qu’est-ce qui fait la spécificité de l’événement du procès ? C’est la rencontre, médiatisée par des formes particulières, de plusieurs personnes auxquelles sont reconnues l’imputation de leurs actes et la capacité de se justifier par des récits. Cet événement occupe une telle place dans la pensée de la justice parce qu’il permet de se figurer la relation politique (fût-ce par son négatif), voire d’imaginer une forme d’autogouvernement.
Entre liturgie judiciaire et événement social
Le ressort d’un tel antijuridisme n’est pas à chercher dans une défiance à l’égard du droit – au contraire, ce dernier est parfois sacralisé – mais dans un profond doute sur une quelconque autonomie des formes du procès. Il faut dire que cette autonomie est fortement polluée par les interférences du pouvoir politique ou de la sacralité religieuse. Les formes judiciaires, c’est là leur paradoxe, à la fois expriment le pouvoir et neutralisent le pouvoir. Toute l’histoire occidentale des formes du procès, à en croire Robert Jacob5, procède certes d’emprunts aux symboles religieux – notamment le Christ en croix ou les représentations du jugement dernier devant lesquels se tenait la justice médiévale dans l’aître des églises – mais pour constituer très tôt une symbolique particulière. Le symbolisme du procès signifie la majesté du roi, « fontaine de justice », surtout à partir des xvie et xviie siècles6, mais cette munificence profitera autant au roi qu’à la justice ! Le procès n’a de cesse en effet que de récupérer les formes religieuses puis la majesté royale et de se libérer le moment venu de ses mentors. Ce syncrétisme politique – où symboles monarchiques et républicains se côtoient en bonne intelligence – est manifeste au palais de justice de Paris, comme si la République recherchait, sous les ors et la pompe, une autorité qui lui manquait. Plus la justice se laïcise, plus elle s’émancipe de ses origines religieuses, plus elle s’autonomise à l’égard du pouvoir exécutif, plus elle doit trouver dans ses propres formes l’énergie nécessaire à ses jugements.
Les formes fondamentales du procès n’ont d’ailleurs pas tellement varié depuis des temps immémoriaux : on les retrouve de manière quasi identique depuis les textes les plus anciens du Livre des morts égyptien ou dans la Bible, jusqu’à aujourd’hui. Elles se réduisent à quelques séquences très simples qui demeurent incontournables, et qui ne sont pas tellement modernisables.
La procédure inquisitoire, d’origine canonique, qui prétend moderniser la recherche de la vérité en se donnant les moyens d’un travail rationnel, loin des émotions et du peuple, se fragilise à trop s’éloigner de ce momentum du procès, où personnes et récits sont confrontés. L’affaire d’Outreau, pour ne prendre que l’exemple le plus récent, a bien montré que l’on en revient toujours à un moment à la fois procédural et social où les personnes physiques se rencontrent et parlent ensemble, croisent leur version, au terme d’un échange réglé d’arguments.
On n’a pas encore inventé de désinfectant plus puissant que les formes de la procédure publique pour purifier les enquêtes biaisées ou les liquidations programmées. Et pourtant ces formes, pour nécessaires qu’elles sont, n’en demeurent pas moins imparfaites : elles ne suffisent pas à elles seules à garantir la justice. Ces formes ne contiennent aucun précepte moral : elles ne sont ni bonnes ni mauvaises, précisément parce qu’elles ont pour charge de séparer le bon du mauvais. L’idée de « procédure » renvoie à un ensemble de règles très pratiques, chargées de rendre compatibles des points de vue opposés ; règles qui ne sont pas référées à la moralité, mais à leur capacité à exprimer, à mettre en récit, à mettre les récits à l’épreuve, à trouver la vérité.
Le procès est un événement totalement artificiel. D’où une tension permanente, sensible dans tout procès, qui oscille entre une sorte de liturgie judiciaire consacrant une décision prise ailleurs – une liquidation politique par exemple – et une véritable action collective qui s’empare des formes pour prospérer.
Ce statut d’événement, le procès doit toujours le conquérir contre le risque de parodie, c’est-à-dire de faux événement ; au contraire d’une action, d’un drama, il risque d’être réduit à un pur spectacle sans suspense, à une liturgie où il ne se passe rien et dont le dénouement de l’intrigue est écrit avant même que la pièce ne commence. Ceux qui intentent un procès à Maurice Papon ou à Slobodan Milosevic sont-ils réellement prêts à écouter leur propre version de l’histoire ? N’a-t-on pas déjà répondu à cette question en prétendant faire un procès exemplaire ? Il n’y a qu’à songer au procès de Saddam Hussein, aux relents sacrificiels, qui a laissé un si profond malaise7.
On songe aux procès staliniens ou aux procès modernes de sorcellerie comme l’affaire Gregory et son « coupable, forcément coupable » de Marguerite Duras ; ou, plus près de nous à l’affaire d’Outreau8. On sait que pour les procès staliniens, on prévoyait, comme à l’opéra, un livret préparé d’avance qui était remis à chacun des protagonistes et auquel ils devaient se conformer strictement. Le procès n’était plus que récit, qu’un récit mis en scène, qui réduisait la scène à n’être que le support d’un texte et non plus instance de confrontation de plusieurs récits, de versions différentes de la réalité, de discours antagonistes.
Une mise à l’épreuve des récits
Ce n’est probablement pas par hasard qu’en anglais le procès se dit trial, c’est-à-dire un essai, une épreuve (idée que l’on retrouve dans ordeal qui vient de l’allemand Urteil). Le procès est en effet un espace organisé par la procédure pour la mise à l’épreuve des récits. D’où des rapports complexes entre le procès et le récit. Le droit sert la littérature pour nouer des intrigues, révéler des caractères et structurer l’imagination et, en échange, le roman s’offre comme un laboratoire pour éprouver des idées juridiques nouvelles9 ou anticiper des problèmes.
Tout autres sont les relations entre la littérature et la scène judiciaire. Elles nous plongent dans un temps infiniment plus long – songeons à la scène de Job ou à Eschyle dans les Euménides – et dans des relations autrement plus complexes. Entre la tragédie et le procès, d’ailleurs, les échanges sont réciproques : on sait que la tragédie grecque tire certaines de ses figures littéraires, comme celle de l’agôn10, des rites du procès, de l’organisation de la confrontation des discours aux prétentions adverses.
La scène judiciaire – c’est là sa force – s’offre comme un organisateur du récit, un cadre pour le confronter à un autre, une structure pour tenter de construire un récit sinon commun au moins accepté par les parties. Le procès intervient en amont du texte et résiste, comme on le verra, à la mise en récit. Le procès est une instance d’inter-narrativité qui préside à la rencontre de différents protagonistes, qui agence différents récits dont il assure à la fois la différence mais aussi la compatibilité. Il les met en présence les uns des autres et rend une argumentation possible. Cette scène revêt une valeur propre – en tant que scène – qui résiste à toute figuration dans un seul récit.
Le procès, dès qu’il quitte son existence physique, événementielle pour être consigné dans un récit, perd sa principale qualité qui est d’organiser la confrontation. De metteur en scène il devient acteur. Il quitte son statut d’instance d’inter-narrativité pour se fondre dans une mise en intrigue assumée par un récit de surplomb. C’est toute l’ambiguïté du genre autobiographique où le procès est un artifice pour organiser la rencontre de l’écrivain avec lui-même. Celui-ci se fait tour à tour accusateur, défenseur et juge. Mais sans jamais se confronter à autrui. Le procès perd sa principale qualité qui est d’être une confrontation de plusieurs récits. Il y a bien une extériorisation mais elle ne peut être totale.
Ce lieu de la justice comme espace propre à articuler les relations et les discours, à mettre en scène et articuler la confrontation de morales distinctes, voire de différentes cultures, se trouve en deçà du récit. Le lieu de la justice doit préexister aux différents récits, les rapprocher jusqu’à permettre la co-construction d’un récit acceptable, parce que prouvé, fournissant au jugement une base suffisamment stable. Le procès pourrait ainsi être qualifié de forme première de la justice en ce qu’elle n’est déductible d’aucune autre, même pas du droit.
Au nom de quel lieu extérieur au procès peut-on critiquer un procès ? D’une vérité supérieure, d’un transcendant qui risque à son tour de rendre irrecevable tout recours devant un espace tiers ? En bref, au risque de se passer d’un lieu qui l’articule à la vie, aux faits qui lui résistent ? La critique ne peut se faire qu’au nom d’un récit religieux ou politique qui tend à retirer aux faits toute singularité et à l’événement de juger toute surprise. La dénonciation de la justice se voit ainsi condamnée à une certaine modestie. On ne se débarrasse pas aussi aisément des formes du procès : c’est peut-être d’ailleurs un des points aveugles de l’affaire Dreyfus en France11.
Qui le croirait ? La quête de justice la plus radicale ne peut faire l’économie de ce moment prosaïque et peu modernisable du procès ; l’aspiration la plus déterminée à la justice ne peut se passer de ces rites ; les récits les plus passionnés aussi ont besoin des formes élémentaires, éternelles et obstinées du procès.
Penser « l’entre-deux »
Ce lieu propre de la justice n’est pas constitué que de formes : il met aussi en scène, dans le sens fort du terme, c’est-à-dire qu’il appelle à l’existence, la double figure du sujet capable, donc aussi imputable, et du tiers. Deux figures – le tiers et les parties – qui se construisent réciproquement et qui constituent ce lieu spécifique du droit et de la justice comme un « entre-deux ». Toute la difficulté est donc de penser le procès en ce qu’il est toujours particulier, où il confronte la poésie du droit à la prose du monde. La justice est dans le mi-chemin, dans la combinaison de mondes hétérogènes sans être pour autant « le pis-aller de la morale ou de la politique12 ». Le projet de Ricœur est bien de
mettre en évidence la vérité singulière de cet « entre-deux », qui suppose l’affirmation, ontologiquement déterminante, du tiers, le tiers étant aussi distinct du face-à-face de la violence que de la proximité amicale13.
Il est certes plus difficile de penser les médiations imparfaites du droit ou la sagesse pratique que l’absolu de la morale ou la radicalité politique.
Le lieu de justice comme « co-présence devant le tiers de justice » devient le symbole de l’expérience de l’altérité médiatisée par une institution :
Il faut la justice c’est-à-dire la comparaison, la coexistence, la contemporanéité, le rassemblement, l’ordre, la thématisation, la visibilité de visages et, par là, l’intentionnalité et l’intellect et en l’intentionnalité et l’intellect, l’intelligibilité du système, et, par là, aussi une co-présence sur un pied d’égalité comme devant une cour de justice. L’essence, comme synchronie : ensemble-dans-un-lieu. La proximité prend un sens nouveau dans l’espace de la contiguïté. Mais la contiguïté n’est pas une « nature simple ». Elle suppose déjà et la pensée thématisante et le lieu et le découpage de la continuité de l’espace en termes discrets et le tout – à partir de la justice14.
Les formes si particulières du procès offrent un cadre pour organiser le rapport le plus fondamental à l’altérité : altérité de Dieu qui est en même temps attestée et accusée par Job15 ; altérité du criminel dont le meurtre reste une énigme ; altérité du massacre politique que le procès – on l’a vu à Nuremberg16 – rend représentable ; étrangeté à soi à travers la forme autobiographique17. Pour cela, le procès est avant tout délimitation d’un espace et d’un temps circonscrits et séparés, dans lesquels toute violence autre que verbale sera bannie et dont l’argumentation devra répondre à certains canons. Le procès médiatise le rapport à l’altérité par « une cérémonie de paroles » qui suppose une répartition des rôles en trois fonctions très distinctes : l’accusation, la défense et le jugement. Le procès va isoler un acte pour répéter et exorciser l’événement injuste du crime. Il opère ce que Jean Améry appelle « une inversion morale du temps18 » qui n’est possible que grâce aux symboles.
On comprend mieux l’importance accordée aussi bien par Ricœur que par Levinas à la comparution. Celle-ci permet de mettre un coup d’arrêt à une revendication autrement infinie. Et l’on ne répétera jamais assez qu’une certaine conception des droits de l’homme peut transformer ceux-ci en une sorte d’infini : c’est d’ailleurs le propre de la lecture radicale qui n’arrive jamais à concevoir la justice comme le lieu d’articulation entre des droits d’égale dignité et totalement antagonistes : droit de propriété/droit au travail, etc. La situation de deux parties devant un juge devient la métaphore de l’espace public tout entier conçu comme articulation de prétentions rivales.
La justice suppose toujours cet accord de l’ordre dans ce qu’il a de contraignant et de la liberté qui comme aspiration ne peut qu’être infinie. C’est pourquoi elle se présente essentiellement à nous sous la modalité de l’exigence, à la fois affective et rationnelle, et non de la présence. De cette présence-absence on peut lire une infirmité du monde et de l’homme ou, au contraire, un appel19.
Si l’espace politique est pensé comme un espace où sont disposés des gens autonomes, capables et libres d’agir, la justice doit à la fois leur garantir leur capacité et ajuster leur coexistence avec d’autres ; d’autres proches, plus lointains ou très lointains.
La vertu de justice s’établit sur un rapport de distance à l’autre aussi originaire que le rapport de proximité à l’autrui offert dans son visage et sa voix. Ce rapport à l’autre est, si l’on ose dire, immédiatement médiatisé par l’institution. L’autre, selon l’amitié, c’est le toi, l’autre selon la justice, c’est le chacun20.
Et, pourrait-on ajouter, le lieu du procès comme événement, qui se distingue de la justice comme vertu des institutions, est celui où le chacun va prendre temporairement visage : c’est un lieu de face à face physique. La justice est donc inséparable de l’expérience de la pluralité humaine – autre thème cher au libéralisme –, son lieu est l’inter esse arendtien. La comparution est une métaphore de la coexistence humaine. On retrouve cette forme chez Levinas comme la co-présence devant le tiers de justice. Une co-présence physique et une coprésence de discours.
Cet entre-deux, spécifique du lieu de la justice, est irréductible à l’inégalité de fait qui le rend très fictif (on retrouve la même critique que celle qui est formulée contre la possibilité pour le procès d’être un véritable événement ; il y a malgré tout un sujet qui est reconnu : tout est dans ce « malgré tout » qui fonde la spécificité du procès qui n’est réductible ni au récit qu’on en fait, ni aux forces politiques qui ont dressé l’estrade). C’est la vertu démocratique de la forme tant attaquée par le matérialisme. L’antijuridisme sceptique objecte non sans raisons que cette configuration idéale n’existe pas en pratique : le spectacle qu’offre la justice est celui de l’inégalité entre les parties – entre le riche et le pauvre, entre la partie publique et l’accusé –, de l’asymétrie informationnelle diraient les économistes, de la domination qui transforme le procès en instrument d’oppression, en cérémonie qui légitime la répression. On retrouve d’ailleurs une critique adressée au libéralisme et au contractualisme qui ne peuvent produire leurs effets vertueux que dans un monde où les grandes injustices ont déjà disparues. Et Ricœur de défendre la spécificité de ce lieu, au nom de l’idée de capacité et donc d’imputabilité :
Si tout procès est « terreur », répond-il, d’où part votre indignation sinon du fond d’imputabilité qui définit pour vous et pour les autres la pure capacité morale ? On ne peut à la fois dénoncer tout procès comme « terreur » et s’en porter soi-même juge21.
Le procès est un lieu de justice irréductible à aucun autre en ce qu’il présuppose la capacité de tous les interlocuteurs, capacité à laquelle il est bien difficile de se substituer.
L’étrange rencontre avec autrui devant un tiers de justice nous renseigne peut-être sur le type de relation politique démocratique qui n’est ni l’amitié, ni l’inimitié.
La structure dialectique de la vie bonne reste incomplète tant qu’elle s’arrête à l’autre des relations interpersonnelles, à l’autre selon la vertu de l’amitié. Manque encore la progression, le déploiement, le couronnement que constitue la reconnaissance de l’autre comme étranger. Ce pas du prochain au lointain, voire de l’appréhension du prochain comme lointain, est aussi celui de l’amitié à la justice. L’amitié des relations privées se découpe sur le fond de la relation publique à la justice. Avant toute formalisation, toute universalisation, tout traitement procédural, la quête de justice est celle d’une juste distance entre tous les humains. Juste distance, milieu entre le trop peu de distance propre à maints rêves de fusion émotionnelle et l’excès de distance qu’entretiennent l’arrogance, le mépris, la haine de l’étranger, cet inconnu22.
« Immédiatement médiatisé », « avant toute formalisation » : la procédure ou l’universalisation par la loi sont l’œuvre de l’État, d’une organisation politique, mais ici Ricœur pense la justice en soi, comme étant ce qui dispose dans un espace commun, ce qui crée du lieu commun. Ce lieu spécifique de la justice institue un type de relation même là où il n’y a pas encore d’institution. Le lieu de justice procure à l’occasion de se figurer la relation politique. Il offre une métaphore de la coexistence humaine.
Le juste est la reconnaissance de la valeur propre de l’entre-deux par-delà les antinomies destructrices du Même et de l’Autre23.
Une forme de self-government ?
Un tel choix philosophique permet à Ricœur de penser la justice et le droit sans les faire dépendre ni d’un préalable politique (« avant … »), ni d’une morale commune puisque précisément un tel lieu devra résister à l’oppression politique et organiser la confrontation de mœurs différentes. Cette antériorité – génétique et non historique (il s’agit d’une représentation conceptuelle) – caractérise le lieu spécifique de la justice. Ce statut de la scène judiciaire s’accorde bien avec le postulat libéral d’une antériorité des droits et des individus sur l’État. On ne sera donc pas surpris de voir les formes du procès surinvesties dans les cultures libérales qui, de surcroît, se méfient du pouvoir central. On songe, bien sûr, aux États-Unis où le procès est censé permettre à la société américaine de surmonter ses crises, de se mettre en scène, de trouver la réflexivité avec elle-même en se passant de pouvoir central. Il devient une véritable instance politique24 qui est le point d’aboutissement de l’autonomie de ce lieu spécifique du procès.
On ne s’étonnera pas non plus de voir les juridictions internationales se multiplier et le procès occuper une place de plus en plus importante dans la vie internationale ; celle-ci ne connaît pas d’instance politique de surplomb et qui doit faire coexister des cultures très différentes. La juridiction devient « l’un des rares lieux de concentration d’une puissance symbolique face à un système international décentralisé25 ».
Ces deux exemples du procès investi comme forme de self-government dans une société politique comme les États-Unis ou dans la communauté internationale, montrent également les limites de cette autonomie : il est tout aussi illusoire de penser que la paix entre les nations sera assurée seulement par la justice pénale internationale, que de croire que les vertus du trial pourront nous dispenser d’avoir à faire de la politique ensemble, c’est-à-dire d’agir dans un monde incertain.
- *.
Secrétaire général de l’Institut des hautes études sur la Justice à Paris, il a publié récemment avec Denis Salas, les Nouvelles sorcières de Salem. Retour sur l’affaire d’Outreau, Paris, Le Seuil (2006). Voir aussi son article dans Esprit, « Justice et reconnaissance », mars-avril 2006.
- 1.
Paul Ricœur, le Juste 1, Paris, éd. Esprit/Le Seuil, 1995 ; le Juste 2, Paris, éd. Esprit/Le Seuil, 2001.
- 2.
Id., Philosophie de la volonté, t.II: Finitude et culpabilité, Paris, Aubier, 1960, rééd. 1988, p. 263.
- 3.
Voir à ce sujet François Roussel, Montaigne. Le magistrat sans juridiction, Paris, Michalon, coll. « Le Bien commun », 206.
- 4.
Philippe Raynaud, l’Extrême gauche plurielle. Entre démocratie radicale et révolution, Paris, Autrement, 2006.
- 5.
Robert Jacob, Images de la justice. Essai sur l’iconographie judiciaire du Moyen Âge à l’âge classique, Paris, Le léopard d’or, 1994.
- 6.
Robert Jacob, Nadine Marchal-Jacob, « Jalons pour une histoire de l’architecture judiciaire », la Justice en ses temples. Regards sur l’architecture judiciaire en France, Paris, Poitiers, Éd. Errance/Éd. Brissaud, publié par l’Association française pour l’histoire de la justice, 1993.
- 7.
Voir à ce sujet Antoine Garapon, Joël Hubrecht, « Le tribunal spécial irakien et le procès de Dujail », Esprit, février 2007.
- 8.
Je me permets de renvoyer à A. Garapon, D. Salas, les Nouvelles sorcières de Salem …, op. cit.
- 9.
Voir par exemple le roman de Henrik Stangerup, L’homme qui voulait être coupable (trad. fr., Payot, 1989), cité par Alexandre Lacroix, la Grâce du criminel, Paris, Puf, 2005, p. 143.
- 10.
Jacqueline Duchemin, l’Agon dans la tragédie grecque, Paris, Les Belles Lettres, 1968.
- 11.
Je me permets de renvoyer à Vincent Duclert, Antoine Garapon, « L’affaire Dreyfus et les valeurs démocratiques de la France contemporaine », Le Figaro du 10 juillet 2006.
- 12.
Jean-Marc Gaté, « Le partage et la violence. À propos du Juste 1 et 2. Paul Ricœur, Esprit, 1995 et 2001 », Le Philosophoire, p. 143.
- 13.
J.-M. Gaté, « Le partage et la violence … », art. cité, p. 145.
- 14.
Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Paris, Le livre de poche, coll. « Biblio essais », p. 245.
- 15.
« Ricœur sonde la sagesse biblique, Job notamment, comprise à juste titre non comme l’apaisement des conflits, mais comme leur durcissement par un surcroît de réflexion ou d’intériorisation : plus que jamais, l’autre du temps apparaît autre et incompréhensible, à contre-monde pourrait-on dire, non contre le monde. Ces thèmes du procès, de la distension dans le rapport et de l’impossible séparation sont abondamment présents chez Benjamin ou Kafka », Guy Petitdemange, Philosophes & philosophies du xxe siècle, Paris, Le Seuil, 2003, p. 405.
- 16.
Christian Delage, « L’image comme preuve : l’expérience du procès de Nuremberg », Vingtième siècle. Revue d’histoire, no 72, octobre-décembre 2001, p. 77.
- 17.
Gisèle Mathieu-Castellani, le Tribunal imaginaire, Paris, Éd. du Rocher, 2006.
- 18.
Jean Améry, Par-delà le crime et le châtiment. Essai pour surmonter l’insurmontable, Arles, Actes Sud, 1995.
- 19.
Gérard Potdevin, la Justice, Paris, Quintette, 1993, p. 68.
- 20.
P. Ricœur, le Juste 1, op. cit., p. 14-15 (nous soulignons).
- 21.
« Entretien avec Paul Ricœur » (réalisé par J.-M. Gaté), Le Philosophoire, p. 15.
- 22.
P. Ricœur, le Juste 2, op. cit., p. 72 (nous soulignons).
- 23.
J.-M. Gaté, « Le partage et la violence … », art. cité, p. 149.
- 24.
Robert P. Burns, A Theory of the Trial, Princeton, Princeton University Press, 1999.
- 25.
Hervé Asencio, « La notion de juridiction internationale en question », la Juridictionnalisation du droit international, Paris, Pedone, 2003, p. 193.