
Du bon usage de la fin du monde
Bergson ou l’humanité tenue à l’impossible
Si la perspective de la catastrophe peut vite faire sombrer dans le fatalisme ou la sidération, elle peut aussi devenir un puissant levier pour l’action, en poussant à envisager comme nécessaires des solutions jusqu’alors impossibles. C’est du moins ce que suggère Bergson dans Les Deux Sources de la morale et de la religion, avec le dilemme entre la société close et la société ouverte.
À l’heure des grandes décisions, la morale n’est plus d’aucun secours. Les règles ou les maximes qu’elle dispense d’ordinaire pour bien conduire sa raison défaillent, faute de reposer sur des coordonnées fiables. Car ce sont ces moments fatidiques où tout s’embrouille. Les Modernes ignoraient le péril qu’ils faisaient courir à l’humanité future, aussi longtemps qu’ils croyaient pouvoir se rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature ». La menace planait peut-être déjà confusément sur eux, mais ils étaient trop confiants dans l’avenir pour l’apercevoir. À présent, le doute surgit que le bien poursuivi n’aura été que le masque du mal. Et après l’avoir recherché si opiniâtrement, l’humanité craint de s’être trompée. Elle tremble désormais. Il se pourrait que, par ses prouesses techniques, elle n’ait réussi qu’à précipiter sa propre chute. En effet, aujourd’hui, nous savons ce que les humains ont fait à la Terre. Et l’Anthropocène désigne rétrospectivement la nouvelle ère géologique dans laquelle l’humanité est entrée avec la révolution industrielle. Elle nous apprend que la dévastation écologique est irréversible et que « les nouveaux états dans lesquels nous lançons la Terre seront porteurs de dérèglements, de pénuries et de violences qui la rendront moins aisément habitable par les humains1 ». Si la majorité ne s’en émeut guère et évite de se confronter à la possibilité de la catastrophe, de plus en plus nombreux sont ceux qui, au contraire, frappés soudainement, voient la mort en face. Comme si les jeux étaient faits et que la fin s’avançait depuis l’avenir, inéluctable, et ne devait accorder à chacun qu’un bref sursis, celui-là même qu’on donne au condamné à mort.
Tandis qu’ils étaient en train de jouer à la balle au chasseur dans la cour de récréation, les camarades de Louis de Gonzague lui demandèrent ce qu’il ferait s’il apprenait que le jugement dernier devait avoir lieu dans la demi-heure. Il leur répondit qu’il continuerait à jouer à la balle au chasseur. Louis de Gonzague mourut quelques années plus tard à l’âge de 23 ans, lors de l’épidémie de peste à Rome en 1591, tandis qu’il portait secours aux malades2. Et nous, que ferons-nous du temps qu’il nous reste ? Force est de reconnaître qu’il faut être sûr du bien qu’on a accompli pour se tenir ainsi prêt devant l’épreuve et continuer à vivre le plus tranquillement du monde, comme Louis de Gonzague l’a fait. Dans l’incertitude de l’issue et hors des mains de la Providence pour nous y conduire, il faut faire sa part à l’inquiétude et à l’hésitation. Or que faisons-nous ? Le fait que les uns tiennent la catastrophe pour inconcevable ou surmontable et que les autres l’estiment au contraire inévitable ne change rien. Dans les deux cas, nous disons qu’il n’y a plus rien à faire. Le sort serait scellé dans le choix que l’humanité a fait à l’aube de la modernité. Elle court vers son destin à trop vive allure pour bifurquer dans une autre direction. Elle est engagée, pour le meilleur ou pour le pire. L’instant critique de la décision est passé.
Si nous voulons que le délai accordé comme un sursis soit un temps propice à l’action et non à la contemplation, voire à la sidération, il ne faudrait pas davantage se résigner au rêve de fins alternatives. La fiction ne serait qu’une littérature ou un cinéma d’évasion si elle se contentait de s’imaginer d’autres mondes ou d’autres humanités, qui n’existeront pas ou qui auraient pu exister dans d’autres temps (uchronie) et dans d’autres lieux (utopie). Car ce n’est pas simplement de possibles dont nous manquons. On peut toujours se représenter des possibles. Mais, purement contingents, ils demeurent à côté du réel sans aucunement l’inquiéter, comme il arrive que dans un même journal coexistent un article qui dénonce la marchandisation du monde et une publicité qui l’encourage. Une nécessité, même impossible, est toujours préférable à un possible irréalisable. S’il y a un bon usage à faire de la fin du monde, c’est parce qu’il faut croire que « le pire n’est pas toujours sûr3 » et qu’anticipant sur l’avenir, celui-ci puisse être remis entre nos mains. Le bon usage de la fin du monde consiste à lester l’imagination et à donner à l’impossible lui-même suffisamment de poids et de gravité pour déstabiliser le réel. Il ne s’agit pas simplement d’ouvrir de nouveaux possibles, mais d’introduire à leur nécessité propre afin de déjouer l’issue fatale. Autrement dit, l’alternative qu’il s’agit d’opposer au monde qui vient doit se présenter à la conscience avec la force contraignante d’un dilemme.
Une tempête sous un crâne
Serions-nous dans l’incapacité de choisir et de troquer notre monde pour un meilleur ? Dans la mesure où le dilemme est un choix aussi impossible que nécessaire, du moins peut-il nous élever à la mesure de notre propre impouvoir. Et c’est déjà une vertu que de marcher avec embarras et de buter sur l’aporie plutôt que de courir aveuglément. Certes, la philosophie a souvent pris le parti d’en rire. Le paradoxe de l’âne de Buridan montre assez, par l’emploi récurrent de repoussoir que la philosophie en fait, combien elle a peu d’estime pour les dilemmes. Un âne hésitant entre un seau rempli d’avoine et un autre rempli d’eau, et qui finit par mourir de faim et de soif ? Quelle fiction grotesque ! L’homme n’est pas un âne, rétorque-t-elle ; il est guidé par la raison et peut toujours choisir, sinon le meilleur, du moins le préférable. À cet égard, la littérature a su donner au dilemme un visage autrement plus tragique, autrement plus réel aussi. Au lieu d’y voir l’absence de liberté ou son plus bas degré comme indifférence, elle y a reconnu en effet le lieu terrible et angoissant de son intense manifestation.
L’un des chapitres des Misérables s’intitule « Une tempête sous un crâne » et l’illustre admirablement. L’ancien galérien Jean Valjean, devenu M. Madeleine, maire de Montreuil-sur-Mer, apprend qu’un innocent est condamné à sa place : est-ce la Providence qui lui permet de continuer à faire le bien ou une nouvelle épreuve ? Doit-il se taire ou se dénoncer et rentrer à nouveau « dans l’infamie aux yeux des hommes4 » ? L’homme ne tient à sa raison qu’en surface. Il ne sait ce qui est juste et où se trouve la vertu. Mais dans la tourmente, les instincts sombres et les pensées secrètes qui s’agitent dans « les profondeurs de sa conscience » s’entrechoquent et l’obligent à plonger le regard dans l’abîme infini de son âme. Le personnage va d’une résolution à l’autre sans jamais se décider et semble piétiner. Jusqu’à la fin, il ignore l’issue de son dialogue intérieur et le dilemme paraît insoluble sur le plan de la logique. Mais sur le plan de la réalité, il ne cesse d’avancer : il se rend à Arras, où il disculpera avec éclat Champmathieu en se livrant lui-même à la justice. On s’aperçoit alors que de l’irrésolution et du combat intérieur auxquels le dilemme contraint vient souvent la lueur de la réflexion et que c’est parfois de cette lucidité que peut également jaillir l’action libre et souveraine. Le dilemme, insoluble d’un point de vue logique, ne l’est plus sitôt qu’il est plongé dans le réel et se déroule temporellement depuis l’avenir, où l’action exige qu’il soit tranché d’une manière ou d’une autre. Le paradoxe est que le temps infini de la délibération n’aboutirait jamais si, de façon sous-jacente, le temps fini de l’action n’imposait son urgence. Un dilemme n’est insoluble qu’en droit ; de fait, il ne l’est pas et exhorte l’individu à créer sa solution.
De l’irrésolution et du combat intérieur auxquels le dilemme contraint vient souvent l’action libre et souveraine.
Bien sûr, tous les dilemmes ne se valent pas. Leur importance dépend du sacrifice auquel ils obligent à consentir. Plus encore, leur signification varie en fonction de l’intensité avec laquelle ils s’imposent à la conscience. Car nul ne va volontairement au-devant d’un choix impossible. Tant qu’il nous est loisible de détourner notre attention, nous n’y manquons pas. Il faut être acculé et comme violenté pour avoir une conscience aiguë de sa nécessité et se résigner à la douleur d’être ainsi mis au rouet. On ne peut à cet égard imaginer un dilemme plus tragique que celui qui se place sous le risque d’une fin du monde, et auquel ce n’est plus un individu isolé mais l’humanité entière qui se trouve exposée. Un dilemme réclame, pour être surmonté, qu’il se déroule dans le temps court du délai. À quelle intensité doit-il nous porter si ce délai est à entendre comme un sursis ?
L’ouverture et l’obstacle
Dans Les Deux Sources de la morale et de la religion, Bergson propose de conduire l’humanité devant une alternative où il y va de son propre salut : entre la société close et la société ouverte. Mais le choix devant lequel Bergson met son lecteur doit finir par prendre la forme d’un véritable dilemme.
La conscience d’un individu s’élève rarement à ce point d’intensité qui le tiraille en deux sens contraires. Lui faut-il choisir entre le clos et l’ouvert ? Il escamote le plus souvent le dilemme. À vrai dire, il se dérobe devant la tâche avec une facilité déconcertante. Et on se paie de mots lorsqu’on présente aujourd’hui la société close et la société ouverte comme les deux branches d’une alternative entre lesquelles nous serions invités à choisir. Que nous dit en effet Bergson ? Que pour obéir aux devoirs que la première attend de chacun, il suffit presque de s’abandonner à sa paresse native. La société close édicte des règles impersonnelles qui répondent à un besoin de stabilité et de retour à l’ordre. Implicitement, elle consiste toujours à inclure un certain nombre d’hommes et à exclure les autres. Pour cette raison, elle oblige naturellement l’individu. Et comme ces règles sont presque toujours les mêmes, celui-ci a contracté un ensemble d’habitudes sur lesquelles il se repose et qui ne réclament plus aucun effort de sa part quand il cède sous leur pression.
Il en va tout autrement de la société ouverte. Celle-ci est une exigence d’ouverture et non une existence. Elle n’est pas ; elle est de l’ordre du devoir-être. Ayant pour destination l’humanité entière, elle n’est qu’une idée-limite, sans représentation claire de ce qu’elle peut être et sans le moindre programme pour y conduire et nous la rendre quelque peu consistante. Elle n’est qu’une aspiration vague et languissante. Nombreux sont les textes où Bergson revient sur le caractère problématique de la notion de société ouverte : impossible selon l’homme, la société ouverte n’est que « le rêve d’une transformation radicale. […] Par le fait, [l’humanité comme société unique] n’existe pas encore, et n’existera peut-être jamais5 ». L’effort que sa réalisation réclame est si démesuré, ajoute-t-il, qu’il « nous briserait6 ». Il n’y a donc pas jusqu’à la volonté d’œuvrer pour une société ouverte qui ne soit elle-même impossible, puisque la volonté n’est rien si elle est dépourvue d’une fin précise et de moyens concrets. Il faudrait, selon Bergson, être plus qu’homme et déjà un dieu pour s’élever si haut. Bref, la société ouverte n’est qu’un rêve. Or que pèse un rêve ? Comment peut-il contrebalancer les tendances lourdes qui nous inclinent naturellement vers la clôture et que nous pouvons satisfaire sans avoir à y songer ? Si le clos et l’ouvert sont des forces antagonistes, l’une est la faiblesse même en comparaison du poids qu’imprime sur nous la société tout entière.
Le choix est donc vite vu. À vrai dire, il est à peine remarqué et aussitôt esquivé. Face au danger, l’individu optera naturellement, instinctivement, pour la clôture. Nous attendions un dilemme. À première vue, il semble aberrant d’y voir ne serait-ce que l’esquisse de sa formulation. Un dilemme surgit lorsque la conscience est confrontée à un choix impossible et nécessaire. Or, d’un côté, les obligations de la société close imitent en tout point la nécessité pour l’individu qui en a fait ses habitudes ; de l’autre, l’aspiration à une société ouverte donne au contraire toutes les apparences de l’impossibilité. Il n’y a pas à choisir, pas plus qu’une pierre qu’on lâche n’a à choisir entre tomber au sol ou résister à la gravité.
Pourtant, c’est bien la gageure que Bergson entend relever : montrer que le choix de l’ouverture est possible, encore qu’il demeure le moins probable, et qu’il peut franchir le seuil de la conscience par effraction et apparaître à nos yeux en prenant la forme critique d’un dilemme bien réel. En effet, l’homme n’est pas plus une pierre qu’il n’est un âne. Une pierre a une « conscience nulle », tandis que l’homme qui suit machinalement ses habitudes avec le sentiment du devoir accompli n’a qu’une « conscience annulée ». Continuant tranquillement sa vie comme un somnambule, il est peut-être inconscient du danger qui le guette. Au lieu de se représenter ses actes, il les exécute et cela lui suffit pour ne pas y prêter attention. Il les joue plutôt qu’il ne les pense. Mais que son acte soit entravé et bute sur un obstacle, la conscience surgit à nouveau : « Cette inadéquation de l’acte à la représentation est précisément ici ce que nous appelons conscience. » La conscience est hésitation ou choix. L’erreur est de l’avoir considérée comme une instance souveraine. Elle est née au contraire d’un déficit en nous de l’agir. Et « là où beaucoup d’actions également possibles se dessinent sans aucune action réelle (comme dans une délibération qui n’aboutit pas), la conscience est intense. » Comme elle le fut pour Jean Valjean, saisi soudainement par un dilemme lors de cette nuit de tempête intérieure. À l’impossibilité d’agir réellement répond l’activité aussi intense que virtuelle à laquelle s’élève une conscience dont l’inquiétude est le témoin irrécusable de sa vivacité. Autrement dit, « la conscience pourra jaillir au choc d’un obstacle7 ».
La rupture du clos
Si le dilemme proposé est ici vertigineux, c’est que Bergson entend rééquilibrer la balance jusqu’à ce que ses deux plateaux, sous un poids également réparti, placent l’humanité devant la nécessité de choisir l’impossible pour survivre. Nous pouvons formuler les deux termes du dilemme de la manière suivante : d’un côté, le choix d’une société close n’est nécessaire qu’en apparence, mais il est réellement impossible ; de l’autre côté, le choix d’une société ouverte semble impossible, mais il est le seul qui soit réellement nécessaire.
La société close n’est pas une nécessité qui exclurait le libre choix. Si elle n’est pas inévitable, c’est que l’habitude n’est pas la nécessité ; celle-là peut se briser. Car elle n’est que « le sentiment de la nécessité » et, comme telle, elle est toujours « accompagnée de la conscience de pouvoir s’y soustraire8 ». Mais parce qu’elle imite la nécessité, il demeure qu’exercer ce pouvoir et ainsi s’affranchir des obligations de la société close exige de l’individu un effort important.
La société close, si elle est un choix, est de plus en plus un choix impossible car, pour peu qu’on anticipe sur l’avenir, elle traduit une impossibilité réelle en tant qu’elle signifie la fin des possibles. Autrement dit, elle jette l’humanité dans une impasse. L’Europe est à nouveau confrontée à des menaces qui la mettent en péril, et avec elle le monde en général. Si les sociétés ne font rien, elles finiront comme toujours par « s’en remettre à l’instinct » et « on aura la guerre9 ». En raison des moyens dont elles disposent aujourd’hui pour se détruire mutuellement, elles précipiteront immanquablement l’humanité à sa perte. Autrement dit, le choix du clos est donc d’autant moins nécessaire qu’inscrit dans l’horizon temporel, il est impossible.
La société ouverte est a contrario une nécessité réelle et son choix sera d’autant plus nécessaire qu’il finira par s’imposer tôt ou tard à l’humanité devant « l’imminence d’une catastrophe ». Ce n’est en effet qu’à l’extrémité du danger qu’elle sentira la réelle nécessité de bifurquer dans une autre direction et de rouvrir l’horizon des possibles. Descendant jusqu’aux « causes psychologiques et sociales », Bergson trouve un appui dans l’histoire, qui évolue de façon « dichotomique » et permet de formuler, loin de toute « fatalité en histoire », ce qu’il nomme « loi de double frénésie », où « une frénésie appelle la frénésie antagoniste10 ». L’humanité se fatigue de ses habitudes, auxquelles elle s’accrochait pourtant avec un enthousiasme allant au bout de ses forces. Et quand arrive le temps de l’ennui pour tout ce qui fut déjà exploité par des générations anciennes, l’intérêt grandit pour ce qui fut rejeté, par ces dernières, dans les coulisses de la vie : « La jouissance ininterrompue d’un avantage qu’on avait recherché engendre la lassitude ou l’indifférence ; rarement elle tient tout ce qu’elle promettait ; elle s’accompagne d’inconvénients qu’on n’avait pas prévus ; elle finit par mettre en relief le côté avantageux de ce qu’on a quitté et par donner envie d’y retourner11. » La convergence du progrès technologique et du désir de revenir à une vie simple créerait aujourd’hui les conditions favorables à la rupture du clos12.
L’idéal chrétien demeure une possibilité irrévocable de l’humanité.
La société ouverte est une impossibilité à laquelle l’humanité est tenue et qu’elle doit envisager comme possible sous la pression de la nécessité. Bergson rappelle à cet égard que certains hommes de génie ou de sainteté ont offert à l’humanité de nouveaux possibles pour en avoir fait d’abord une réalité pour eux-mêmes. C’est ainsi que l’idéal d’une fraternité universelle a dû attendre le christianisme pour que l’humanité se le rende imaginable, à défaut de toujours le poursuivre. Autrement dit, la société ouverte était impossible tant qu’elle n’« apparut comme possible13 » à certains, qui furent en cela des créateurs. La société ouverte serait-elle en droit toujours impossible ? De fait, elle ne l’est plus. Alors certes, depuis que le message évangélique a été lancé et qu’il s’est répandu dans toutes les nations, il n’est plus qu’un souvenir obscur qui s’étiole et qu’on peine à raviver. Peu importe. Et peu importe aussi s’il n’en remonte à la surface, pour la plupart d’entre nous, qu’une idée abstraite et incertaine. L’idéal chrétien demeure une possibilité irrévocable de l’humanité.
Bergson fournit ainsi des indications pour un bon usage de la fin du monde. Pour préparer à la réalisation d’une société ouverte, l’humanité est certes démunie. Mais cela n’est plus vrai sitôt que nous réinscrivons son exigence dans la perspective du temps bref qui nous est accordé comme un sursis. L’idéal d’une société ouverte implique alors sa propre méthode. Et cette méthode consiste « à supposer possible ce qui est effectivement impossible dans une société donnée » et à se représenter l’effet qui en résulterait. Il s’agit de se donner pour résolu le problème à résoudre. Par sa puissance de projection, la fiction peut être alors un auxiliaire précieux, en cela qu’elle permet de se représenter en imagination « un milieu dans lequel il ferait meilleur vivre » et d’induire en chacun le sentiment correspondant qu’il nous le rendrait désirable. Mais la propagande ne suffit pas. Il faut en outre que s’élèvent ici ou là des initiatives individuelles ou locales qui montrent, par l’exemple, les bienfaits de telle ou telle réforme sociale, dont on s’était jusqu’ici détourné parce qu’on la tenait pour irréalisable. « L’effet, une fois obtenu, compléterait rétroactivement sa cause14. » Autrement dit, l’exigence d’ouverture implique l’effort de création et une société ouverte exige d’autant plus d’être créée – à titre de possible, du moins – que son choix est nécessaire.
Dans le dernier chapitre des Deux Sources, Bergson ne prétend apporter aucune solution concrète au problème posé par la société ouverte. Mais s’il énumère tout de même quelques moyens de tracer un chemin (la création d’un organisme international, le surgissement d’un génie mystique, le développement des sciences psychiques, etc.), « c’est simplement pour marquer que le problème ne paraît pas insoluble » et que l’humanité, sans toujours le savoir, s’est « déjà ménagé des moyens » de s’approcher « plus près du but15 ». Il ne faut pas dire que les impossibilités que nous avons relevées tombent les unes après les autres et que nous en triomphons. Mais parce que la nécessité d’une société ouverte l’y conduit à pas forcés, l’humanité est désormais tenue à l’impossible. Si elle veut vivre et ne pas se laisser mourir, elle doit s’orienter dans la direction du divin : elle doit créer, du moins commencer par supposer possible ce qu’elle conçoit être impossible. Poser le problème que l’humanité est à elle-même et qu’elle seule peut résoudre, telle était l’ambition principale qui commandait secrètement l’ouvrage. Il fallait encore préparer le lecteur à l’entendre et attendre les dernières lignes pour qu’il en fût soudainement saisi et que le dilemme soulevé par Bergson lui apparût, pour ainsi dire, plus tragique qu’un choix cornélien et plus cruel qu’un drame racinien : « L’humanité gémit, à demi-écrasée sous le poids des progrès qu’elle a faits. Elle ne sait pas assez que son avenir dépend d’elle. À elle de voir d’abord si elle veut continuer à vivre. À elle de se demander ensuite si elle veut vivre seulement, ou fournir en outre l’effort nécessaire pour que s’accomplisse, jusque sur notre planète réfractaire, la fonction essentielle de l’univers, qui est une machine à faire des dieux16. »
- 1. Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous [2013], Paris, Seuil, coll. « Points Histoire », 2016, p. 35.
- 2. Il fut béatifié en 1604 et canonisé en 1726. En 1991, Jean-Paul II en fit le saint patron des personnes atteintes du sida.
- 3. Paul Claudel, Le Soulier de satin ou Le pire n’est pas toujours sûr [1929], dans Théâtre II, éd. sous la dir. de Didier Alexandre et Michel Autrant, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2011. Parce qu’il importe de compenser le mauvais usage, plein de délectation morose, qui en est souvent fait, qu’il nous soit permis de citer, entre autres, les travaux décisifs suivants : Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2004 ; Michaël Fœssel, Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, Paris, Seuil, 2012 ; Bruno Latour, Face à Gaïa. Huit leçons sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, coll. « Les Empêcheurs de tourner en rond », 2015 ; Catherine et Raphaël Larrère, Le pire n’est pas certain. Essai sur l’aveuglement catastrophiste, Paris, Premier Parallèle, 2020.
- 4. Victor Hugo, Les Misérables [1862], éd. Maurice Allem, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 238.
- 5. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion [1932], éd. sous la dir. de Frédéric Worms, introduction et notes par Frédéric Keck et Ghislain Waterlot, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige », 2008, p. 97.
- 6. Ibid., p. 226.
- 7. H. Bergson, L’Évolution créatrice [1907], éd. sous la dir. de F. Worms, préface et notes d’Arnaud François, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige », 2007, p. 144-145.
- 8. H. Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 7.
- 9. Ibid., p. 309. Voir Camille Riquier, « La clôture de l’Europe », Esprit, juin 2018.
- 10. H. Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 323.
- 11. Ibid., p. 311-312.
- 12. Voir Camille Riquier, « Un retour à la vie simple ? », Esprit, mars-avril 2017.
- 13. H. Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 97.
- 14. Ibid., p. 78-79.
- 15. Ibid., p. 309 et 311.
- 16. Ibid., p. 338.