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De Descartes à Augustin : un parcours philosophique

juillet 2009

Auteur de « Au lieu de soi. L'approche de Saint Augustin », le philosophe Jean-Luc Marion revient ici sur son itinéraire et sa manière de se situer dans les courants philosophiques contemporains. Il éclaire ainsi l’articulation opérée dans son œuvre entre histoire de la philosophie, phénoménologie et théologie.

Esprit – Votre travail, initié il y a une trentaine d’années, se situe à l’articulation de l’histoire de la philosophie, de la phénoménologie et de la théologie. La publication récente de votre ouvrage sur saint Augustin confirme ce triple ancrage, en même temps que le souci de vous situer en amont des partages classiques (philosophie versus théologie, raison versus foi). Dans ce livre, vous adoptez un principe herméneutique radical : lire Augustin selon ses propres critères et tel qu’il se donne à entendre. D’où votre insistance sur le style de la confessio. Pourriez-vous rappeler les principaux aspects de la « confession » augustinienne ? En quoi commande-t-elle un certain type de lecture ?

Jean-Luc Marion – Il existe plusieurs problèmes classiques dans le commentaire de saint Augustin, et aussi quelques croyances communes sur lesquelles j’ai voulu revenir. Premièrement, on considère souvent, à la suite de H.-I. Marrou, qu’il y aurait un problème de composition et d’unité dans les Confessions (et d’autres textes), qui apparaissent au premier regard comme une suite décousue de traités. Deuxièmement, on fait d’Augustin l’inventeur de l’autobiographie. Troisièmement, on considère souvent que les Confessions sont un texte à part dans l’œuvre d’Augustin, qui serait par ailleurs constituée de traités plus « doctrinaux ».

Ce triple consensus m’a semblé discutable, et c’est justement en partant de l’analyse du terme même de confessio qu’on peut le remettre en cause. Le mot confessio, avant saint Augustin, signifiait l’« aveu », au sens de la confession des péchés. Mais il fut le premier à avoir systématiquement redoublé l’aveu, entendu au sens judiciaire, par la « confession de foi » au sens religieux. Pour lui, l’essentiel consiste dans la louange, qui vient toujours avec l’aveu des fautes, qui n’en fournit que sa condition, mais pas le centre. La plupart des livres des Confessions s’ouvrent et se referment sur une confession de louange : Dieu s’y trouve reconnu comme digne de louange, valde laudabilis. L’unité du livre se comprend beaucoup mieux si l’on part de ce fait et que l’on voit, par exemple, que le passage des livres 1 à 9 (consacrés à la narration « biographique ») aux livres 10 à 12 (consacrés au temps et à la création) est un passage de la confession individuelle à la confession collective : car, après avoir rappelé son propre itinéraire, Augustin demande aux lecteurs de se joindre à sa louange dans une sorte de liturgie de la louange.

De plus, une « confession » constitue toujours une réponse : une parole à et non une parole sur. Saint Augustin parle à Dieu et non d’abord sur Dieu, ce qui distingue son entreprise de celle de beaucoup d’entre les Pères grecs. Une telle louange caractérise en propre la prière, omniprésente dans le texte, et qui commande tous les développements doctrinaux. La confession suppose donc un interlocuteur – mais à quelle parole répond-elle ? Ici un autre point remarquable mérite attention : l’interlocuteur (Dieu) a toujours déjà silencieusement dit ce que la parole de confession ne vient de dire qu’en le répétant : ce que l’on peut dire à Dieu, a été dit d’avance par Dieu à propos de Dieu. Voilà pourquoi saint Augustin ne cesse de citer les Écritures. Il s’agit de théologie et non de théologie : la confession n’adresse à (Dieu) qu’une parole que Dieu lui a d’abord adressée. On peut y voir une répétition, où je parle à Dieu avec les mots que Dieu a utilisés pour me parler à moi de lui. En ce sens, il ne s’agit ni d’un traité ni d’une autobiographie, mais d’une explication avec Dieu (une hétéro-biographie) sous forme de louange – une hétérodoxie.

L’amour et la connaissance

Dans la structure rhétorique caractéristique de la confessio, Dieu a donc aussi bien le premier que le dernier mot. Vous montrez que cette forme « théocentrique » du discours a des conséquences capitales du point de vue de la définition des concepts comme la mémoire, le temps ou la volonté. Pourquoi ce style inscrit-il Augustin en marge de la métaphysique ?

Il faut d’abord noter que cette structure déborde largement dans les autres ouvrages de saint Augustin, en particulier les écrits de jeunesse qui constituent des dialogues de l’âme avec Dieu (malgré le titre de l’un d’eux, Soliloques). L’exercice intellectuel de fond de saint Augustin réside de plus en plus dans un commentaire des Écritures, ce qui indique que la plupart de ses concepts ne viennent donc plus de la langue grecque et pas encore de la métaphysique. Par exemple, on ne peut pas dire que Dieu est une « substance » (car quels seraient ses « accidents » ?), ni même qu’il est une « personne ». À tout cela, saint Augustin substitue une doctrine de l’amour et de la ressemblance, c’est-à-dire des thèmes proprement bibliques. Augustin élabore, de ce point de vue, un langage non métaphysique (et d’ailleurs non théologique au sens moderne), qui ne le situe pas moins à distance de la tradition néoplatonicienne que de l’aristotélicienne. L’hypothèse a donc peu à peu mûri en moi que saint Augustin demeurait en marge du lexique de la métaphysique et par conséquent que, par rapport à nous, qui nous découvrons à l’autre bout de l’histoire de la métaphysique, il devient un interlocuteur privilégié.

Cela a bien évidemment des conséquences sur les concepts cardinaux de la métaphysique. À propos de la volonté, par exemple, où saint Augustin parvient à ce paradoxe que la volonté peut décider de tout sauf d’elle-même : en d’autres termes, je ne peux pas « vouloir vouloir ». Il découvre que, sitôt que la volonté veut décider de ce qu’elle-même veut, elle entre dans un domaine qu’elle ne contrôle plus : « ça » veut en moi, et, de ce voulu, je suis en quelque sorte le dernier informé. A contrario, la métaphysique n’a cessé de dire que non seulement la volonté veut, mais qu’elle se veut elle-même (sous la forme, par exemple, de la « volonté de puissance »). Cette forme d’impuissance de la volonté illustre une thèse admirable, dont saint Augustin expose sans cesse le paradoxe : je ne suis pas le lieu de moi-même. Cette découverte, il l’a faite par le récit et l’analyse des tentations et des fautes (qui se font en moi sans moi), mais aussi par la doctrine de la mémoire. Car celle-ci englobe beaucoup plus que le souvenir des choses passées : elle s’avère le réservoir des idées innées, des vérités logiques, des idéalités mathématiques, bref de tout ce troisième règne, qui est en nous sans que nous en soyons l’origine. La mémoire recouvre la présence d’un passé qui ne fut jamais présent : elle correspond à un « immémorial », au sens où l’entendait Levinas : je suis déterminé, traumatisé même, par ce qui me précède, ne me fut jamais conscient, mais ne cesse de me revenir. Je ne sais pas qui je suis, ni d’où je suis : tel est le sens profond de ce que nous nommons le péché originel.

Tout cela m’a permis de montrer quel contresens il y a dans la thèse qui fait d’un prétendu « cogito augustinien » l’annonce de l’argument de Descartes. Descartes, d’ailleurs, savait et reconnaissait très bien la différence entre sa découverte et celle de saint Augustin à laquelle il ne se réfère jamais positivement (Pascal aussi bien). Il y a, en effet, une différence majeure entre le fait de savoir que je suis du fait que je pense ou plutôt que je me trompe et le fait de savoir ce que je suis du fait que je pense. Priment chez saint Augustin les « nuages d’inconnaissance » et non les certitudes sur l’essence de la subjectivité. On trouve dans les Confessions une sorte d’anthropologie négative, au sens où l’évidence que je suis (existence) ne fonde aucun savoir sur ma nature (mon essence). Il s’agit beaucoup plus d’une épreuve que d’une véritable expérience métaphysique.

Ce qui, à vos yeux, rend le discours augustinien sur la volonté, la mémoire ou le temps irréductible à la métaphysique, c’est le primat de l’amour sur la connaissance. Quelle est la nature de cette référence à l’amour ? En quoi désarme-t-elle le projet métaphysique ?

Repartons de la question de la volonté. Pour saint Augustin, ce que je veux définit ce que je suis. Mais, comme je ne sais pas immédiatement ce que je veux, comment savoir ce que je suis ? Cela ne passe en aucune manière par une introspection ou par une recherche des « raisons » du vouloir, comme le croit une certaine philosophie de l’action. Pour Augustin, la volonté obéit à l’amour : si vous voulez savoir ce que vous voulez vraiment, essayez de repérer ce que vous aimez. Cela vaut même de la volonté du mal, qui provient seulement de ce que l’on aime trop vite ou trop étroitement ce qui ne mérite pas un amour absolu. Dans tous les cas, le principe général se formule ainsi : nemo est qui non amet – il n’est personne, qui n’aime pas. En bonne logique, aimer correctement devrait signifier aimer l’aimable c’est-à-dire Dieu. Mais l’homme aime avant de connaître Dieu, ce qui le met dans la posture d’aimer autre chose que lui, donc d’aimer en dessous de ses moyens, d’aimer moins que l’aimable. D’où la définition augustinienne du mensonge : vouloir aimer Dieu tout en gardant possession de quelque chose qui n’est pas Dieu, mais en a jusqu’à maintenant occupé la place. Le péché se définit simplement comme un amour mal dirigé, déçu et piégé par un aimable trop faible, pauvre, borné. À la limite, la question de savoir si l’on aime Dieu ou une idole reste secondaire par rapport à la découverte fondamentale que la vérité de la volonté se manifeste dans l’amour, dans ce que l’amour aime parce qu’il ne peut pas ne pas aimer.

Ce rapport entre amour et volonté entraîne une autre conséquence capitale : l’identification de la volonté à la grâce. Nul ne parvient à vouloir librement que s’il se trouve en « état de grâce », c’est-à-dire, comme le sportif en acte, que s’il réalise ses performances sans aucun effort de volonté. À ce titre, la situation érotique comme la situation sportive attestent des états de grâce, puisque l’on y fait l’expérience que l’on peut, mais sans vouloir. De la même manière, le monde comme création (c’est-à-dire l’autre que Dieu) devient chez saint Augustin le lieu de la louange. En ce sens, le monde devient le lieu de soi, bien qu’il diffère de Dieu. Le « lieu » ne doit pas ici s’entendre de manière strictement spatiale, mais comme un site du soi : la question « qui suis-je ? » devient la question « où suis-je ? ».

En définitive, si saint Augustin apparaît en marge de la métaphysique, il faut néanmoins, pour le lire, pratiquer un long détour par ce qu’il contourne. Or il y a, à mon sens, trop de présupposés métaphysiques ininterrogés dans la plupart des lectures qui en sont faites. On croit savoir ce qu’il pense, dès lors qu’il parle de la volonté, du désir, du temps ou de l’ego, alors qu’il donne à ces mots un sens qui ne se retrouvera plus dans la tradition moderne. C’est sans doute pourquoi les interprétations les plus stimulantes de saint Augustin émanent de penseurs qui l’abordent comme l’index d’une crise de la métaphysique : Wittgenstein, Heidegger ou même Arendt et Lacan. Même s’ils ne font pas toujours œuvre d’interprètes littéralement fidèles de l’œuvre, au moins ne le toisent-ils pas avec la naïve suffisance de certains critiques modernes, qui ne doutent et ne se doutent de rien : eux savent parfaitement que saint Augustin garde la puissance d’une charge explosive déposée au pied de l’édifice de la métaphysique.

Faire de la philosophie

Vos premiers travaux en histoire de la philosophie portent sur Descartes, ce qui n’est pas sans rapport avec Augustin puisqu’il existe toute une tradition du commentaire (à laquelle vous vous opposez) qui fait du premier une source d’inspiration du second. Comment expliquez-vous rétrospectivement ce choix de Descartes comme point de départ de votre itinéraire ?

Je me suis d’abord intéressé à Descartes pour une raison contingente, et presque anecdotique. Étudiant à la Sorbonne après avoir suivi les cours de Jean Beaufret en khâgne, j’étais, comme d’autres de ses élèves, convaincu que je ne pourrai rien apprendre à l’université. Et je me suis retrouvé à suivre les cours de Ferdinand Alquié, un homme d’une grande culture et d’une finesse peu ordinaire. Il était un spécialiste éminent de Descartes dont le principal ouvrage (la Découverte métaphysique de l’homme chez Descartes) m’avait intéressé et marqué. Or, les études cartésiennes constituent un bon indice de l’état de la philosophie française, un peu comme le commentaire de Kant en Allemagne. À cette époque, dans les années 1960, les recherches sur Descartes étaient marquées par l’opposition entre Alquié et Gueroult, le second privilégiant une approche structurale et même assez scientiste, tandis qu’à l’inverse, Alquié lisait Descartes à partir du surréalisme et de la genèse historique. En un mot, il ne prenait pas pour acquis ce que « raison » veut dire, estimant au contraire qu’il y a une histoire de la raison elle-même ; cette perspective critique m’a toujours paru la plus féconde en philosophie comme en histoire de la philosophie. Ce qui me fascinait alors chez Descartes, et me fascine toujours, c’est que l’on peut aborder avec lui la constitution de la science moderne comme une question, en un sens non encore résolue. Plus précisément, il permet d’affronter le paradoxe qui veut que cette science soit, à la fois, entièrement vraie et entièrement finie, donc parfaitement problématique. Dans mon premier travail sur Descartes (Sur l’ontologie grise de Descartes), le problème fut de savoir comment une vérité peut se prétendre certaine sans se dire absolue. D’où une comparaison entre Aristote et Descartes sur la certitude et la contingence de la science (et son unification par la méthode). J’ai ainsi risqué la formule d’une « ontologie grise » pour définir une théorie de l’objet, qui ne dit pas son nom – interpréter l’étant justement comme un objet –, pour ainsi comprendre comment le discours sur les choses tend à se dissoudre dans une épistémologie, c’est-à-dire comment les étants ne sont que ce que nous pouvons en connaître.

Dans un deuxième temps, je me suis retourné vers le problème du fondement de cette finitude épistémologique, c’est-à-dire vers la question de l’analogie, donc vers le rapport de Descartes aux médiévaux. La doctrine cartésienne de la création des vérités éternelles marque en effet une entrée en crise de la rationalité : comment accéder au vrai si celui-ci reste créé, fini et donc, en un sens, contingent ? J’ai alors parlé d’une « théologie blanche » de Descartes pour indiquer que, chez lui, le fondement demeure toujours équivoque : il s’agit soit de Dieu, soit de l’ego, et aussi bien de l’un que de l’autre. Ma préoccupation principale fut donc toujours d’établir ou de rétablir le rapport de Descartes à la métaphysique, dont on considère souvent qu’il est l’initiateur moderne. Dans Sur le prisme métaphysique de Descartes, j’abordai cette question de front, en reprenant la constitution heideggérienne de l’« onto-théologie » : comment la métaphysique tente-t-elle, sans y parvenir, de faire de Dieu le garant de la rationalité, sinon la raison elle-même ? Ce travail sur Descartes m’a donc permis de couvrir, dans son concept sinon dans ses méandres réels, toute l’histoire de la définition de la métaphysique d’Aristote jusqu’à la phénoménologie.

En France, le débat sur la métaphysique se montre d’autant plus violent qu’il reste souvent très indéterminé : on prend position pour ou contre elle, avec une rhétorique qui n’a pas grand sens. Le problème sérieux serait plutôt de savoir s’il y a un rapport entre une définition historique de la métaphysique et le modèle critique de l’« onto-théologie » développé par Heidegger. Il m’a semblé que tel était le cas, et que l’étude de Descartes permettait justement de le montrer. À la fin, la question de savoir s’il faut et si l’on peut « sortir » de la métaphysique ne devient praticable et douée de sens que si l’on établit qu’elle naît historiquement et lexicalement au xiiie siècle, car la question de son essence (si elle en admet une) ne peut se séparer de celle de sa constitution dans des doctrines précises.

Précisément, quel est le statut de l’histoire de la philosophie dans votre recherche ? On dit souvent que la philosophie universitaire s’est repliée sur l’étude de son histoire ces dernières années, au détriment d’enjeux problématiques. Partagez-vous cette opinion ?

Pas vraiment. Je pense au contraire que, lorsqu’on ne fait pas assez d’histoire de la philosophie, on devient aussitôt un mauvais philosophe, car la tentation l’emporte alors de substituer aux auteurs des conceptions vagues et floues, pour le plaisir illusoire de penser à partir de rien, en sorte de ne plus savoir de quoi l’on parle. Ainsi vire-t-on vite à l’idéologie. Comment parler du « dualisme », de l’« intentionnalité », de l’« ontologie », etc., sans savoir quel est le sens historique de ces concepts ? À mon sens, il n’y a aucune opposition entre l’histoire de la philosophie et l’étude argumentative, au contraire. Je ne crois pas un instant qu’un vrai philosophe soit un philosophe qui ne lise pas de livres (et qui n’écrive pas de livres, mais de maigres articles). Bien sûr, ceci suppose de pratiquer une histoire philosophante de la philosophie, c’est-à-dire de repérer les problèmes à l’intérieur des doctrines. Et il y a de toute manière une nécessité des « grands récits », pour aborder les traditions de pensée, peu importe que ce récit soit hégélien, nietzschéen ou heideggérien (voire gilsonien) : même le positivisme en a un, et la philosophie analytique plusieurs. L’histoire de la philosophie sans philosophie est aveugle et la philosophie générale sans dimension historique, vide.

Vous avez succédé à Paul Ricœur à l’université de Chicago. Quel a été pour vous l’apport de la philosophie analytique, s’il y en a eu un, dans votre travail ?

Il me semble, si je comprends bien, que j’ai été accueilli aux États-Unis parce que j’ai toujours associé l’exégèse des textes avec la recherche des arguments. La collaboration a pu se faire avec les philosophes de langue anglaise, car je suis aussi attaché qu’eux à la formalisation des positions philosophiques. En ce sens, et à la différence peut-être de Ricœur, je ne crois pas que l’on ait affaire à deux mondes ou deux pratiques de la philosophie qui se rencontreraient pour la première fois. Du reste, on ne peut pas plus parler de « la » philosophie anglo-saxonne qu’on ne devrait parler de « la » philosophie analytique : les États-Unis constituent un pays où la philosophie continentale joue un rôle considérable. D’ailleurs, y a-t-il même une réelle unité de la tradition analytique, comme on se l’imagine en Europe et surtout en France ? À ses débuts, la philosophie analytique naquit de la rencontre à peu près équilibrée entre des courants très différents : le positivisme logique, la logique formelle, le second Wittgenstein qui s’en séparait déjà, et le pragmatisme. Cet équilibre s’est maintenu grosso modo des années 1940 aux années 1960. Puis intervint un éclatement qui n’a cessé de se confirmer depuis. De ce point de vue, la différence est grande avec la phénoménologie qui, née à la même époque, garde toujours dans son développement un effet cumulatif.

C’est pourquoi je plaide pour une approche pluraliste des philosophies anglo-saxonnes : il y a quantité de choses dans ces pensées utilisables même et surtout pour les héritiers de la phénoménologie. Par exemple et à titre personnel, j’ai été très stimulé par les tentatives pour aborder le cogito cartésien comme un « performatif », et, en général, pour lire les Meditationes dans une optique pragmatique. Cela vaudrait aussi pour la (mal nommée) « théologie négative » ou les discours de louange, que l’on peut expliquer avec des arguments issus du pragmatisme. Mais je n’ai pas eu, pour autant, besoin d’entrer dans un véritable dialogue herméneutique avec la philosophie analytique : thèses contre thèses. Il faut aussi reconnaître qu’en France les positions sont largement plus durcies, et que ladite philosophie analytique locale tombe trop souvent dans une polémique vaine, que l’on ne retrouve pas aux États-Unis. Là-bas, chacun travaille sur des arguments, puis les confronte, tandis qu’ici on a trop tendance à produire une histoire de la pensée analytique, en vue d’une pure et simple défense et illustration de ses mérites. Que nul ne conteste d’ailleurs, pourvu qu’ils se rendent patents.

Vous venez d’évoquer la pensée anglo-saxonne, on peut penser aussi à Stanley Cavell qui a écrit sur le cinéma. Vous avez vous-mêmes travaillé sur la peinture et écrit un petit livre sur Tintin. Comment envisagez-vous la nécessité, pour la philosophie, de prendre des objets en dehors d’elle-même ?

Les boulangers ne font pas du pain pour les autres boulangers, ni les tailleurs des costumes pour les autres tailleurs. Il en va exactement de même pour les philosophes, dont on ne comprendrait pas qu’ils s’adressent uniquement aux autres philosophes, même s’ils doivent aussi, voire d’abord s’expliquer avec eux. C’est pourquoi je trouve tout à fait naturel de réfléchir sur des formes et des réalités qui ne sont pas immédiatement, ni spontanément philosophiques. La prétendue sous-culture ne reste telle que tant que les hommes de culture ne s’en occupent pas : il n’y a qu’à penser à Barthes et à ses « mythologies » pour le comprendre. De même, l’image, la peinture, l’érotique, la politique, etc. constituent des questions philosophiques par excellence. Cela vaut évidemment aussi de la théologie : pendant longtemps, les philosophes se sont refusé à s’y intéresser et aujourd’hui, ils se trouvent très souvent démunis pour aborder certaines évolutions décisives des sociétés contemporaines. Pour ce qui me concerne, je m’abstiens simplement de traiter de la politique, un peu par crainte des jugements rétrospectifs que nous ne pouvons pas ne pas porter sur les énormes erreurs des philosophes récents, et des plus grands.

La théologie : une frontière de la philosophie ?

Votre travail comporte une importante dimension théologique, orientée vers une nouvelle entente du mot « Dieu ». À la suite de Dominique Janicaud qui parlait d’un « tournant théologique » dans la pensée française, on vous a parfois reproché d’entretenir une certaine confusion entre philosophie et théologie1. Comment envisagez-vous l’articulation entre ces deux disciplines ?

La question s’est posée pour moi de manière très empirique. J’ai été amené à aborder des questions qui sont apparues comme théologiques à certains interlocuteurs, alors qu’il s’agissait d’abord de questions posées par la philosophie elle-même à elle-même. Ainsi, dans l’Idole et la distance, je pose le problème de la « mort de Dieu » tel qu’il a été transmis par Nietzsche. Je l’interprétai comme une forme paradoxale de présence de Dieu, en demandant quel Dieu se trouvait ainsi frappé de mort et si cette « mort » elle-même n’ouvrait pas la voie d’un nouvel accès à la divinité, puisque la première mort de Dieu se joue dans la mort du Christ. Il s’agissait donc d’un livre situé dans les marges de la philosophie, non pas extérieur à elle. À partir de là, le rapport de Dieu à l’être (pourquoi et comment Dieu doit-il, s’il le doit, être ?) m’a requis. Mais je n’ai, à proprement parler, fait que très peu de théologie : j’en ai lu, mais je sais mes limites. Certains philosophes, qui n’en connaissent pas beaucoup, s’imaginent qu’il est facile de tomber en théologie. S’ils savaient combien la théologie offre plus de difficultés encore que la philosophie ! On n’y tombe pas : on y monte, et difficilement… Aussi avons-nous si peu de théologiens.

Je crois qu’il y a eu un malentendu dans la réception de certains de mes livres : certains ont dû penser que je préconisais une prise de pouvoir de la théologie sur la philosophie. En réalité, je voulais ouvrir un champ de questions que la philosophie ne pouvait ignorer. Lorsqu’elle désigne une limite, la philosophie ne peut faire autrement que de se référer à ce qui se trouve hors de cette limite. C’est en ce sens, déjà et au moins, que la question de Dieu la concerne au plus haut point. Ce type de tentatives n’a pu heurter que ceux qui ne connaissent pas la théologie et n’ont pas compris que le problème était celui du domaine d’investigation. On ne fait pas de la théologie simplement parce que l’on cite des théologiens ; et, à aucun moment, je n’ai fait de philosophie religieuse, discipline floue, très métaphysique et donc douteuse. En revanche, j’appartiens à une génération (je pense à Rémi Brague, Jean-François Courtine, Jean-Louis Chrétien ou Alain de Libéra, mais déjà à la suite de Ricœur, Levinas, Henry et Derrida, voire Lyotard et d’autres) qui a contesté les délimitations disciplinaires bornées et les partages étanches. Tout simplement parce qu’on ne peut pas nier que le champ théologique se trouve inclus dans l’histoire de la métaphysique : il est rigoureusement impossible de reconstituer la seconde en mettant la première en suspens.

Mais cette critique, adressée aussi à Levinas, Henry, portait sur le fait que vos présupposés phénoménologiques seraient théologiques : Dieu s’imposerait comme une nécessité descriptive. Votre insistance sur l’« inapparaissant » n’épouse-t-elle pas déjà un parti pris théologique ?

Je ne sais pas si l’on peut répondre globalement et d’un mot à cette question, mais l’on peut au moins faire quelques remarques. D’abord, Heidegger a montré que la phénoménologie consiste à faire voir des phénomènes qui ne sont pas immédiatement visibles. D’une certaine manière, on requiert la phénoménologie pour manifester l’inapparent de certains phénomènes incontournables : le Dasein, son être-au-monde, le néant, l’être, etc. Ce fut déjà vrai de Husserl lorsqu’il décrit la temporalité à partir de l’« impression originaire », qui reste par définition invisible. Cela vaut aussi de l’intersubjectivité puisque autrui est « invisible » au sens où je vois d’abord une chose dans le monde, pas un alter ego. Cela se retrouve dans la « vie » au sens de Henry, invisible dans l’extase du monde. Et que dire de la différance derridienne, qui ne peut que se lire, sans même se prononcer ? Bref, l’inapparent, plus exactement l’inapparaissant constitue le pain quotidien de la phénoménologie, et il y a une sorte de naïveté à dire que, sitôt que l’on en parle, on fait de la théologie. La théologie traite plutôt de ce qui apparaît massivement – Révélation, théophanies, apocalypses, etc. – sans que nous sachions comment il apparaît ni comment l’intégrer dans notre vision spontanée. Cette opposition devrait au contraire frapper les esprits.

Pour ce qui est du problème de Dieu, la difficulté provient de ce que la philosophie en dit trop, trop vite et donc, à la fin, beaucoup trop peu. Trop, en affirmant trop vite qu’il est un objet parmi d’autres, démontrable ou connaissable, semblable finalement à une idole conceptuelle. Trop peu, en affirmant que, par principe, il reste hors jeu, hors de la question, du fait des limites de la rationalité (elle-même laissée ininterrogée). Or, Dieu s’impose aussi comme un phénomène tangentiellement requis et descriptible, au moins dans ses effets (sans cause d’ailleurs). Dieu nous demeure une hypothèse dont, tangentiellement, nous ne pouvons pas faire l’économie après la métaphysique. Dieu, ou l’hypothèse dont la rationalité ne peut faire l’économie. Peut-on ne pas voir comment des philosophes aussi différents que Nietzsche, Husserl, le dernier Bergson ou Heidegger, avec toutes leurs insuffisances, regardent et gardent Dieu comme une hypothèse qui définit l’horizon de la pensée ? Tout se passe comme si la description des phénomènes impliquait le « dernier dieu » de Nietzsche, le passage à la limite husserlien, la « machine à faire des dieux » de Bergson, « les nouveaux dieux » auxquels se réfère Heidegger. Cela se verrait même chez le dernier Derrida et sa doctrine de l’impossible. La philosophie doit à elle-même et à la rationalité de pousser la description aussi loin qu’elle peut, sans s’arrêter en chemin sous prétexte de ne pas céder à un « tournant théologique ». Maintenons, par principe épistémologique, le slogan selon lequel il est « interdit d’interdire » en en faisant une conséquence du mot d’ordre qui a toujours été celui de la phénoménologie : « retour aux choses mêmes ».

Pensez-vous, comme Étienne Gilson, qu’il existe quelque chose comme une « philosophie chrétienne » ?

La « philosophie chrétienne » a un sens historique : c’est la vie monastique. On retrouve ce sens des Pères latins jusqu’à Érasme, où la philosophie constitue un genre de vie et une recherche de la sagesse. Mais, si l’on entend par là que les questions de la philosophie peuvent être immédiatement (voire médiatement) celles de la théologie, parler de « philosophie chrétienne » me semble erroné. J’ai justement voulu montrer que l’on ne peut substituer la question de l’être à celle de Dieu. Par contre, il me semble clair que la philosophie et la théologie se distinguent mal historiquement : l’idée qu’il y ait entre elles une distinction de principe est moderne, elle date de Kant et de la philosophie transcendantale qui, seule, prétend pouvoir tracer des limites, celles de la « simple raison », fixant les conditions de la possibilité et de l’impossibilité. Actuellement, une fois la prétention transcendantale abandonnée par la philosophie (et la « fin de la métaphysique » signifie, entre autres choses, cette renonciation), leur différence reste une simple différence de régions à l’intérieur du savoir et de la rationalité, entre des régions et des données. Si la ligne de démarcation demeure (ce qu’il faudrait encore établir), elle sera floue conceptuellement. Pourquoi les philosophes ne prendraient-ils pas en compte la théologie, comme ils prennent en compte l’art ou les sciences humaines ? Évidemment, la théologie a des contraintes méthodologiques propres : elle tient pour acquis un positum et un rapport à celui-ci dans la foi. Si c’est une science (ce qu’on peut légitimement discuter, du point de vue même de la théologie), elle ne devient théorétique que sur la base d’une pratique, alors que la plupart des sciences sont d’abord des théories et seulement dans un second temps des pratiques. En effet, dans la théologie, la liturgie et la société des croyants jouent le rôle de conditions préalables à la constitution d’un savoir. Cette différence, capitale, reste pourtant épistémologiquement très rationnelle. Encore une fois, le problème du reproche qui m’a été fait de pratiquer un « tournant théologique » tient à ce que l’on présupposait quelque facilité à « déraper » dans la théologie, comme s’il s’agissait simplement de s’y laisser aller. Or les conditions pour faire de la théologie s’avèrent, à qui les a expérimentées, plus contraignantes que celles requises pour faire de la philosophie. Il y a des musicologues qui ne sont pas musiciens, des historiens de l’art qui ne sont pas artistes, et même des historiens de la philosophie qui ignorent la philosophie, mais on ne peut pas être théologien si l’on n’est pas croyant. Et si « tourner » à la théologie, c’est « tourner mal », cela demande aussi d’infinis efforts.

Pensez-vous que, dans cette controverse sur le « tournant théologique », il y ait une dimension spécifiquement française, liée aux crispations sur les problèmes religieux ? Et, puisque vous avez participé à la fondation de Communio en 1974 et que vous allez succéder à Jean-Marie Lustiger à l’Académie française, pensez-vous que l’on assiste aujourd’hui à une tentative de « recommunautarisation » venue de l’Église catholique et de sa hiérarchie ?

Je manque sans doute de recul, comme d’autres observateurs ; il me semble certes qu’on peut dire que Communio a été fondée, au départ, sur une posture d’abord d’attestation, mais que, dès les années 1980, elle est devenue, très consciemment, une revue d’herméneutique catholique de la vie de la société et du débat d’idées. Il y a eu à ce propos un texte très clair, publié en éditorial au nom de toute la revue2. Nous avons très vite vu que l’attestation s’était imposée à nous comme une priorité provisoirement abandonnée entre nos mains, et que, une fois la confession de foi clairement validée par l’épiscopat comme tel, que notre travail propre devenait ou redevenait un travail de pensée : nous expliquer ce que nous croyions, et, en l’expliquant à nous-mêmes, l’expliquer aux autres, et en l’expliquant ainsi aux autres, contribuer à l’avancement de la recherche rationnelle pour tous. Je crois que Communio n’existerait pas encore aujourd’hui, bon pied, bon œil après 35 ans, sans autre soutien que celui de ses abonnés et à la troisième génération de rédacteurs en majorité laïcs et pas vieux, s’il s’était agi d’un simple exercice d’auto-affirmation identitaire, lié à une crise ponctuelle. Dans ces conditions, rien ne dure longtemps. Le but de cette revue consiste encore et depuis toujours à se planter au centre du débat général avec les ressources de la pensée catholique et, plus généralement, chrétienne. Ou plutôt, considérant le fait de notre identité catholique, de chercher ce que l’on peut en faire de mieux dans le monde tel qu’il se présente.

Quant à la situation actuelle de la culture catholique en France, je ne suis pas en état de faire un bilan. Dans l’héritage de Mgr Lustiger, on peut noter le mouvement de transformation de l’École cathédrale en Université catholique qui marque très clairement une volonté renforcée de formation universitaire des responsables de et par l’Église. En ce domaine, tout dépendra évidemment de l’envergure intellectuelle de ceux qui sont aux commandes. Il faudrait aussi évoquer la création du collège des Bernardins, qui me semble encore plus ambitieuse, donc prometteuse. Le modèle sera clairement celui affronté par le centre Beaubourg : comment faire vivre un centre culturel véritablement contemporain au cœur de la ville ? La référence catholique y reste sans ambiguïté, mais le but demeure d’en faire un partenaire culturel d’envergure. Nous n’en sommes plus, à mon sens, au temps de l’opposition entre la contre-culture catholique et la culture républicaine ou « laïque ». La situation n’est même plus « habermassienne » si, par là, on suppose que chacun doit mettre entre parenthèses son identité pour intervenir dans le débat. Désormais, le fait que l’époque consacre une multiplicité de pôles et de postures devrait permettre à chacun d’avancer sans masque, sans avoir à diluer ses convictions et de proposer ce qui, dans sa tradition, peut contribuer au bien commun.

Suites de la phénoménologie

Vous appartenez à ce que l’on pourrait considérer comme la « troisième génération » de phénoménologues français, la première étant celle de Sartre et Merleau-Ponty, la deuxième, celle de Paul Ricœur, Jacques Derrida, Michel Henry ou le second Levinas. Comment vous inscrivez-vous dans cette filiation ?

En effet, j’appartiens à la troisième génération des phénoménologues français, après la première impulsion donnée par Levinas dès 19283, les reprises sartrienne et merleau-pontyenne. D’ailleurs, lors de la refondation des « Archives Husserl » à l’École normale avec Jean-François Courtine ou Didier Franck, notre souci a été de prendre la phénoménologie comme un tout, sans privilégier Husserl ou Heidegger. Nous avons « tout pris », en quelque sorte, bénéficié de et participé au travail de traduction, d’établissement, d’interprétation et de publication des textes de toute cette tradition. Enfin, une caractéristique de cette génération fut peut-être aussi de s’engager sans barguiner dans l’institutionnalisation de la phénoménologie, aussi bien dans l’Université que dans l’édition. À bien des égards, tout cela a contribué à faire de la phénoménologie une réalité française autant qu’allemande. Il fut un temps où, pour étudier Husserl ou Heidegger, il était préférable de venir à Paris.

Alors, comment en suis-je venu à la phénoménologie à titre personnel ? Lorsque je suis arrivé à l’université de Poitiers en 1981, j’ai décidé d’apprendre à pratiquer une philosophie, d’avoir une méthode qui me permette de ne pas en rester à l’étude historique des doctrines. Je connaissais déjà Heidegger par Beaufret et, en lisant Husserl, j’ai découvert l’effet de tradition de la phénoménologie. C’est ce qui m’a intéressé : comme dans une sorte de scolastique, les acquis des prédécesseurs étaient conservés et réinvestis par les successeurs. À la même époque, je découvrais Levinas et Henry (en même temps que se reconstituaient les « Archives Husserl »). La phénoménologie m’est donc apparue, sans nier d’autres voies possibles, comme la forme la plus vivante de philosophie spéculative contemporaine.

La plupart des questions qui m’ont occupé dans mon propre travail phénoménologique (la réduction, l’appel, la donation, etc.) sont d’abord des concepts husserliens : j’y ai donc d’abord vu un approfondissement, plus qu’une rupture. Mais je me suis vite et surtout intéressé à des phénomènes, dont le mode de réalité n’est plus celui d’un objet et qui ne peuvent donc être formalisés comme eux. Mais même s’ils échappent aux catégories, ces phénomènes que j’ai appelés saturés, entrent pourtant dans l’expérience et, à ce titre, doivent pouvoir aussi se décrire. Mais quels que soient les phénomènes étudiés, je suis resté fidèle au mot d’ordre de la phénoménologie : ramener une chose à son apparaître, à la manière dont elle se donne. Heidegger dit que la Gegebenheit (la donation) est « le mot magique » de la phénoménologie. Il ne s’agit donc pas du tout d’un thème théologique, mais d’une exigence originaire de la phénoménolgie, ou plutôt de la phénoménalité elle-même.

Vous distinguez, à l’intérieur de la sphère des phénomènes, entre les objets et les événements, en privilégiant les seconds. Cela contribue à faire de votre tentative une « phénoménologie de l’excès », attentive avant tout à ce qui dépasse nos catégories et notre pouvoir d’intuition. Comment justifiez-vous ce privilège accordé au « phénomène saturé » ? L’ordinaire est-il absent de votre horizon ?

J’ai traité de cette question précise dans un texte intitulé « La banalité de la saturation4 ». J’y montre au contraire que ce que j’appelle phénomène saturé ne correspond pas à une situation exceptionnelle, mais qu’il traverse le quotidien. Un phénomène saturé requiert plus d’une signification pour une seule intuition. Encore une fois, ce qui n’est pas saturé, c’est l’objet en tant qu’il est défini par nos catégories (scientifiques, métaphysiques). Mais un objet banal peut fort bien devenir saturé de sens et de significations. Quoi de plus quotidien et de plus banal qu’un verre ? Mais, du moment que je bois dans ce verre, il n’est déjà plus un objet, mais renvoie à la chair, au désir de boire, etc. L’événement n’est donc pas extérieur au quotidien. Même ce qui apparaît très commun peut et parfois doit s’interpréter indéfiniment. Dans mes descriptions phénoménologiques, je tente de ne pas confondre l’objet neutre et les phénomènes saturés. Mais, dès lors que l’on envisage les phénomènes selon leur donation, il y a toujours besoin d’une interprétation, d’une herméneutique au cœur même de la manière dont nous percevons. Ce que nous percevons le plus souvent offre tout l’inverse d’un objet, qui doit, idéalement, avoir une signification et une seule.

Cela ne veut pas dire que j’oppose la pauvreté de la technique à la richesse intuitive de la nature, car, au contraire, les objets consuméristes se trouvent en fait déjà investis d’une multiplicité de significations ; elles sont même requises pour que cet objet prétendu puisse éveiller le désir. La plupart du temps, l’objet technique se trouve en effet pris dans des réseaux de significations, qui débordent son statut d’objet. S’il y a des objets techniques qui deviennent des « mythologies », des objets cultes, cela s’explique parce qu’en fait ils deviennent des phénomènes saturés. Au fond, le problème du monde technique tient à ce qu’il n’est pas suffisamment objectif : la plupart des objets techniques s’avèrent immédiatement « investis d’esprit » comme disait Husserl. Il y a des effets idolâtriques dans notre monde, parce que ce monde quotidien est trop enchanté et non pas du tout désenchanté, parce qu’il ne se résume justement pas à un univers d’objets. Si j’avais une critique à adresser à la technique, ce serait plutôt de ne pas être assez scientifique, de participer à un ré-enchantement factice du monde.

L’éthique et, a fortiori, la politique semblent absentes de votre œuvre, ce qui vous distingue de Ricœur ou Derrida, pour ne rien dire de Levinas. La thématique du « don » vous ouvre néanmoins des horizons qui concernent aussi bien la morale que la pensée du social. Considérez-vous qu’il y a un potentiel critique ou normatif dans votre pensée ?

Mon travail a sans aucun doute un potentiel critique, et, de manière tout aussi certaine, il est dénué de toute dimension normative. Je me méfie beaucoup des théories normatives : je ne crois pas que les comportements se décrivent en termes de normes, mais de désir et d’amour ; je ne pense pas non plus que les normes soient d’abord éthiques ni que l’éthique soit une question de normes. Les critiques intéressantes de la société ne sont ni morales ni politiques, mais beaucoup plus radicales que cela. Plus encore que de la philosophie politique, je me méfie des conséquences politiques de la philosophie. Levinas a été considéré comme le penseur de l’altérité et de la différence : c’est un malentendu qui lui a profité, mais cela reste un malentendu. On m’a demandé récemment ce que je pensais du pouvoir et de son lien au don5. J’ai répondu que l’intéressant ne réside pas dans le pouvoir (ou le contre-pouvoir), mais dans ce que je me risque à appeler l’impouvoir, c’est-à-dire la suspension de la question du pouvoir. C’est une leçon patente de la chute de l’Empire soviétique, qui ne résulte pas de l’opposition d’un pouvoir à un autre, mais d’un effondrement du pouvoir sur lui-même. Une partie de la philosophie politique me semble assez naïve, tant elle demeure très métaphysique et ne critique pas certains concepts comme, justement, celui de pouvoir (ou d’autonomie, et de souveraineté). En revanche, je pense que mon travail pourrait avoir une portée critique. La théorie du phénomène saturé permet ainsi de revenir sur certains concepts de manière critique. Par exemple, une utopie n’a rien d’un phénomène saturé puisqu’en elle un concept précède toujours sa mise en œuvre intuitive (et s’en dispense le plus souvent).

Vous êtes l’un des rares philosophes à parler de l’amour comme un principe de la connaissance et de la philosophie. Comment justifiez-vous cette promotion de ce que vous appelez « le phénomène érotique » ?

Il faut souligner d’emblée que, loin de s’inscrire dans l’irrationnel, le phénomène érotique s’en protège par la logique absolument contraignante des figures de la conscience qu’il déploie. Et d’abord parce que le phénomène érotique reste celui dont nul ne peut faire l’économie : encore une fois, « Il ne se trouve personne qui n’aime pas, nemo est qui non amet ». Le phénomène érotique décide d’ailleurs non seulement de mon rapport à autrui, mais aussi de mon rapport à moi-même et donc enfin de mon rapport à Dieu, si j’admets qu’il y a un Dieu. Il a un caractère si inévitable que je me suis toujours étonné qu’on le mette si obstinément entre parenthèses dans le discours philosophique, des Méditations de Descartes à la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, en passant par l’Éthique de Spinoza et la Critique de la raison pratique de Kant. Les philosophes parlent plus volontiers du désir, parce qu’il reste encore directement une propriété de l’ego : une des décisions de la métaphysique établit que le désir trouve sa seule source dans la subjectivité, voire, plus essentiellement, dans la persévérance de l’étant dans son être (conatus in suo esse perseverandi). Au contraire, la question de l’amour exerce une fonction critique à l’égard de la métaphysique du supposé sujet, parce qu’elle déconstruit, désarticule et renvoie hors de soi l’ego, ou, plus exactement, ce qui fait de l’ego une instance métaphysique – sa détermination comme une présence subsistante, qui persiste en elle-même (ou du moins le prétend et s’en persuade).

En logique érotique, l’ego se découvre au contraire originairement décentré de soi, avant même d’ailleurs de rencontrer autrui, mais dès l’épreuve de soi. Soi hors de soi, d’abord dans la réduction érotique, où l’ego se demande « m’aime-t-on d’ailleurs ? ». Ensuite par l’impossibilité de s’aimer soi-même. Puis par l’abandon de l’exigence de réciprocité, où l’amant doit aimer le premier sans aucune garantie du moindre retour. Et enfin par l’érotisation de ma chair, qui résulte toujours d’une autre chair, dont elle dépend pour s’exciter elle-même et à qui elle ne donne à son tour que ce qu’elle-même ne peut produire pour soi, cette excitation justement. L’exigence finale d’un tiers, témoin du serment des amants, redouble cette extériorité radicale de l’ego à soi en les rendant l’un et l’autre dépendants d’un autre autrui. Ainsi se déploie le phénomène érotique : l’épreuve d’habiter hors de soi, de toujours trouver hors de soi le lieu de soi, puisqu’en effet ce phénomène croise deux intuitions irréductibles (la mienne, la sienne) dans une seule signification, elle-même vide, sinon comme une performance à sans cesse répéter : « Me voici ! »

En ce sens (et bien d’autres), la question du phénomène érotique pourrait bien offrir non seulement l’une des plus puissantes destructions de la métaphysique (surpassant sans doute même la Seinsfrage, que Heidegger lui-même a fini par abandonner), non seulement une redéfinition absolument neuve d’un ego sans « subjectivité », ni permanence, ni représentation (ce rêve obsessionnel et la nostalgie de toute la philosophie contemporaine), mais surtout le seul visage descriptible de l’advenue de l’événement (de l’Ereignis, si l’on veut). Et si jamais la théologie devait rentrer sérieusement dans le jeu de la philosophie, ce pourrait bien être ici.

Bibliographie de Jean-Luc Marion

Sur l’ontologie grise de Descartes. Science cartésienne et savoir aristotélicien dans les Regulae, Paris, Vrin, 1975.

Index des Regulae ad Directionem Ingenii de René Descartes, en collaboration avec J.-R. Armogathe, Rome, Éd. Dell’Ateneo, 1976.

L’Idole et la distance, Paris, Grasset, 1977 (3e éd., Paris, coll. « Le Livre de poche », 1991).

Sur la théologie blanche de Descartes. Analogie, création des vérités éternelles, fondement, Paris, Puf, 1981 (2e éd., Paris, coll. « Quadrige », 1991).

Dieu sans l’être, Paris, Fayard, 1982 ; 2e éd., Paris, coll. « Quadrige », 1991.

Sur le prisme métaphysique de Descartes. Constitution et limites de l’onto-théologie cartésienne, Paris, Puf, 1986.

Prolégomènes à la charité, Paris, La Différence, 1986.

Réduction et donation. Recherches sur Husserl, Heidegger et la phénoménologie, Paris, Puf, 1989.

Questions cartésiennes. Méthode et métaphysique, Paris, Puf, 1991.

La Croisée du visible, Paris, La Différence, 1991.

Questions cartésiennes II. L’ego et Dieu, Paris, Puf, 1996.

Étant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation, Paris, Puf, 1997 (3e éd., Paris, coll. « Quadrige », 2006).

De surcroît. Études sur les phénomènes saturés, Paris, Grasset, 2001.

Le Phénomène érotique. Six méditations, Paris, Grasset, 2003 (2e éd., Paris, coll. « Le Livre de poche », 2004).

Le Visible et le révélé, Paris, Cerf, 2005.

Au lieu de soi. L’approche de saint Augustin, Paris, Puf, 2008.

  • *.

    Philosophe, professeur à la Sorbonne, il vient de faire paraître : Au lieu de soi. L’approche de saint Augustin, Paris, Puf, 2008.

  • 1.

    Voir Dominique Janicaud, le Tournant théologique de la phénoménologie française, Paris, Éditions de l’Éclat, 2001.

  • 2.

    « Avons-nous quelque chose à dire ? », Communio X, 5-6, septembre 1985 (numéro anniversaire des dix premières années depuis la parution, intitulé « L’avenir du monde »). C’est à ce moment précis que j’ai quitté la fonction de rédacteur en chef : dix ans, cela suffisait.

  • 3.

    Voir Emmanuel Levinas, Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl (1928), Paris, Vrin, 2000.

  • 4.

    Jean-Luc Marion, « La banalité de la saturation », dans le Visible et le révélé, Paris, Cerf, 2005, c.VI.

  • 5.

    « L’impouvoir », entretien avec H. Choplin, dans « Au-delà du pouvoir. À partir de la philosophie française contemporaine », Revue de métaphysique et de morale, 2008/4.

Jean-Luc Marion

Académicien, professeur à l'Université de Chicago et professeur émérite à l'Université Paris-Sorbonne, Jean-Luc Marion est l'un des plus éminents représentants de la phénoménologie française contemporaine.

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