Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Dans le même numéro

L'exception suisse. Singularité choisie et solitude subie

juillet 2011

#Divers

Singularité choisie et solitude subie

Incertaine de sa stratégie européenne, la Suisse est confrontée à l’érosion de ses atouts. Le consensus politique est mis en cause par le parti de Christoph Blocher, le secret bancaire est combattu dans le cadre de l’après-crise financière, le rôle international conféré par la neutralité s’affaiblit. Que reste-t-il des vertus civiles qui scellent le pacte helvétique ? Quelles sont les perspectives de la Confédération pour les années qui viennent ?

Le 13 octobre 2010, l’inauguration du tunnel du Gothard marquait un moment important pour la Suisse. Une immense machine de plusieurs mètres de diamètre perçait le dernier tronçon du tunnel à plus de 2 000 mètres sous la montagne et à une vingtaine de kilomètres de chaque extrémité. Avec un sens accompli du grandiose rupestre, les autorités suisses s’étaient massées dans l’immense nef d’une des galeries. Avant que la machine n’achève sa percée, force discours du gouvernement, des ingénieurs et de trois cantons reliés à neuf, étaient retransmis sur les chaînes de télévision nationales.

Loin du tunnel et hors de la montagne, à l’autre bout de l’Europe, les ministres des Transports, réunis à Luxembourg, donnèrent une réplique télévisée à ces solennelles unions, qui étaient aussi celle de l’Europe dite des transports. Car la liaison ferroviaire, qui sera pleinement opérationnelle dans quelques années, s’inscrit dans la verticalité du réseau transcontinental, entre Amsterdam et Gênes. Elle a été conçue et financée par la Suisse comme la plus ambitieuse transversale alpine nord-sud, à l’usage des camions transbordés à cet effet sur le chemin de fer, pour former une sorte de colonne vertébrale du Marché unique.

Or au milieu de la liesse suisse, si désireuse de reconnaissance européenne, aucun ministre de l’Union n’avait fait l’honneur de sa présence à l’inauguration. La félicitant chaleureusement, à partir du Grand-duché, les ministres signifiaient néanmoins à la Suisse qu’elle n’était toujours qu’une tache aveugle sur la carte de l’Union, une Europe virtuelle malgré sa centralité.

Quelques jours plus tard, le président portugais de la Commission, ancien étudiant à l’université de Genève et lié à cette ville, y prononçait un discours. Il avertissait la Suisse que ses relations avec l’Union avaient atteint une limite sous la forme adoptée du bilatéralisme et qu’il faudrait creuser autre chose.

La voie bilatérale choisie par la Suisse après le refus de l’intégration en 1992 a produit deux séries d’accords Suisse-Union européenne par lesquels la Confédération s’attache de manière étroite à l’Union mais sans s’y joindre, ni céder de son indépendance pour autant.

Ces deux moments, le percement du tunnel et l’impasse constatée par José Manuel Barroso, illustrent les rapports que l’Union entretient avec le plus central des pays européens, l’un des plus prospères aussi, qui traverse la crise générale sans grands dommages. Or, en dépit d’une extériorité revendiquée, la Suisse est l’un des plus intégrés à l’Union européenne par la destination de ses investissements et la structure de son commerce extérieur.

Un travail récent d’analyse, adressé par des anciens hauts fonctionnaires au gouvernement1, établissait que les problèmes posés à la Suisse, aussi bien sur le plan intérieur ? l’usure des institutions politiques et de l’État-providence ? que sur le plan extérieur ? revers subis par la politique étrangère suisse ?, posent de façon renouvelée la question de l’appartenance à l’ensemble européen. Par exemple, l’un des fils de Kadhafi ayant été interpellé en 2009 dans un hôtel de Genève pour mauvais traitement infligé à des employés de maison, la Suisse dut s’employer, sans appui de l’Union européenne, à libérer deux de ses ressortissants pris en otage à Tripoli par mesure de représailles.

Le rapport soulignait que la question de l’appartenance à l’Europe ne pouvait être posée au peuple suisse dans la conjoncture actuelle. Celui-ci rejetterait quasiment à coup sûr toute consultation à cet effet. En politique intérieure, la conjoncture se résume à la montée constante du populisme anti-européen, dans une Suisse presque aussi entichée de son passé qu’effrayée de son avenir.

Devant ce dilemme suisse, il peut être intéressant de donner à voir ce pays, généralement ignoré par ses voisins. Un survol des dix dernières années permet de marquer les épisodes clefs que sont les accords bilatéraux avec l’Union européenne, l’entrée des populistes dans le gouvernement, l’usure des institutions, notamment de l’État-providence, et le conflit sur le secret bancaire.

Les accords bilatéraux

La voie bilatérale. Opposée à l’adhésion et à la voie solitaire (Alleingang, la référence usuelle est en allemand), la relation à l’Europe se définit après novembre 1992 comme un choix politique pragmatique et un expédient. L’Europe de l’Union européenne est alors déçue de la Suisse. Dans plusieurs interviews données après l’échec du référendum suisse de novembre, Jacques Delors exprime sa déception. Le patron de la Commission, pour quelque temps encore, est vexé par le refus suisse de l’Espace économique européen (Eee) comme antichambre de l’adhésion. Sous couvert de servir des intérêts plus larges, l’Eee a en fait été principalement construit pour la Suisse. L’augmentation de son apport budgétaire à la construction européenne ? on parle encore d’intégration ? serait très appréciée. En outre, la frilosité de la démarche européenne de la Suisse, toujours placée sous l’épée de Damoclès des référendums, éveille inévitablement un soupçon de double jeu de la part de Berne. Le gouvernement et les milieux dirigeants ont fait leur possible pour appuyer le projet européen auprès de la population. Mais en vain.

En 1999, les premiers accords bilatéraux sont adoptés par le Conseil fédéral, puis ratifiés par le peuple. D’autres suivront. Il s’agit essentiellement de la libre circulation des personnes, de l’association plus étroite de la Suisse au Marché unique, alors celui des Douze, des obstacles techniques au commerce, de l’ouverture des marchés publics suisses à l’Europe, de l’alignement de l’agriculture suisse sur le marché des produits agricoles, de l’accès aux marchés des transports publics et ferroviaires.

Commence alors une période d’essais et d’erreurs dans les relations avec l’Europe. La Suisse a besoin de temps pour réparer les pots cassés avec l’Union mais, surtout, l’opinion est minée par un déficit de confiance dans la construction européenne. Face à cette situation, les accords bilatéraux tracent une feuille de route pour l’avenir à moyen terme. Ils s’inscrivent sur un horizon incertain, où le Conseil fédéral espère encore rattraper le train de l’intégration, tout en donnant des gages durables au parti anti-européen.

Les conséquences en politique intérieure seront considérables. Après le malaise, dû aux différences de sensibilité sur l’Europe entre Romands et Alémaniques, vient une reprise en main populiste de l’opinion dont la perspective de l’adhésion sortira dévastée. Pour tous, le pari est alors celui de savoir si l’économie suisse sortira plus ou moins forte de la rupture officieuse des fiançailles, le refus de l’Eee.

On laissera l’économie décider, selon le pragmatisme suisse. Or dans les années qui suivent, les dommages pour l’économie suisse se révèlent limités. Les dirigeants économiques et les grandes entreprises se convainquent peu à peu que l’Eee, pour lequel ils ont voté, c’était bien, mais que la voie solitaire est mieux encore. Plutôt que de s’intégrer à une Union fragilisée par l’élargissement, les Suisses, sous la houlette du parti Udc et de son chef Christoph Blocher, préfèrent désormais commémorer les rituels de leur propre intégration nationale. Les militants pro-européens perdent courage, même dans le parti socialiste qui reste jusqu’en 2007 le plus grand parti de Suisse.

Au cours des mêmes années 1990, la Suisse voit se profiler dans la mondialisation naissante du début du siècle un nouveau sursis de prospérité et le rêve d’une prolongation du bail de partenaire gagnant au sein des interdépendances mondiales. Comme l’Angleterre de Thatcher, la Suisse choisit l’appel du lointain, plutôt que l’amarrage continental. Elle le fait à sa manière avec l’aval des marchés.

La renaissance de son industrie horlogère, menée par quelques patrons d’industrie talentueux, comme l’horloger Nicolas Hayek, développe une confiance quasiment patriotique dans la projection du travail suisse vers une excellence mondiale. Autant manque la conduite d’une politique intérieure cohérente et d’une politique étrangère affirmée, autant le peuple et ses dirigeants se reconnaissent dans l’équivalent de ce que les Allemands de la reconstruction nommèrent dans les années 1970 un « patriotisme Mercedes », lié à une prospérité recouvrée. Partout où s’ouvrent les marchés prometteurs des pays émergents, la Suisse marche en tête des marchands avec ses montres, ses machines-outils, son ingénierie alimentaire et sa chimie, appuyées sur un fort levier financier : au Brésil, en Inde, en Chine, en Indonésie. Cependant, la politique extérieure du pays s’enlise, entravée par les deux hypothèques d’un parti populiste hostile à l’international et d’une image de la neutralité identitaire, devenue inopérante.

L’Union européenne s’irrite de la richesse intempestive. Bien avant la contestation du secret bancaire, elle reproche à la Suisse de profiter d’une Union européenne, dont elle tirerait les avantages sans porter les charges croissantes. L’image d’une Suisse médiateur pacifique et bienfaisant des nations, souffre sur le continent et ailleurs. Plusieurs incidents avec les États-Unis depuis l’affaire des fonds en déshérence2, avec l’Allemagne le survol de l’espace aérien par les avions à destination de Zurich et plus gravement l’affaire des otages avec la Libye, démontrent de nouvelles vulnérabilités de la Suisse. Riche mais effacée sur la scène internationale, elle a perdu son emplacement central dans l’affrontement Est-Ouest. Le monde envie la Suisse mais il n’en a pas besoin.

Blocher, le style et le message

Mais qui est Christoph Blocher ? Né en 1941, il est le fils d’un pasteur évangéliste d’origine allemande ancré dans son canton de Schaffhouse. Rebelle et autoritaire, le jeune Christoph ne suit pas la voie paternelle, qui est celle de la notabilité locale. Il se dirige vers un apprentissage en agriculture. À partir duquel il réussit, en moins de vingt ans, à bâtir une entreprise de produits chimiques, et à faire fortune dans l’exportation. En chemin, il rehausse sa formation d’un doctorat en droit.

Cet homme d’une énergie peu commune s’intéresse relativement tard à la politique, rejoignant les rangs d’un petit parti traditionnel de la campagne bernoise et zurichoise, l’Union démocratique du centre (Udc). Après la Seconde Guerre mondiale, le parti avait perdu passablement de son électorat, tout en demeurant, sans interruption au sein du gouvernement fédéral, une référence conservatrice et consensuelle.

Élu pour la première fois en 1979 à la chambre basse du parlement fédéral, Blocher se rend maître du vieux parti en peu de temps. Il lui donne un formidable coup d’accélérateur grâce à son sens de l’organisation, ses convictions de droite musclée, son charisme et sa fortune personnelle. Les élections de 2001 font de l’Udc le premier parti de Suisse. Blocher entre au Conseil fédéral (le gouvernement) à la première vacance qui suit.

Ses deux thèmes de combat sont le bradage de la Suisse à l’étranger, particulièrement par l’immigration incontrôlée, et le gaspillage engendré par l’État social3. Il s’agit donc d’un libéral protectionniste, ce qui, loin d’être vécu comme une contradiction par ses électeurs, le présente comme un chevalier de la mondialisation inspiré par la défense des valeurs traditionnelles de la Suisse. Le programme résonne favorablement dans l’opinion suisse : la modernité du propos s’appuie sur l’interdépendance du monde sans y succomber. Les recettes coutumières de la Suisse sont restées efficaces, grâce au bon sens de son peuple en toutes saisons. La rhétorique du sens commun rassembleur et « l’idéologie de la petitesse » font le reste.

Blocher mobilise les deux affects les plus puissants de la conscience nationale : le sens commun et le sentiment patriotique. Sa force et son succès viennent d’un message double et contradictoire : « Par mon expérience de chef d’entreprise, je comprends mieux la mondialisation que les autres, mais je vous promets de vous y amener en douceur, sans sacrifier les valeurs suisses. »

Il se présente, à l’instar naguère de Mme Thatcher, comme « l’un de nous ». Son patriotisme fervent est placé sous la garde de la providence divine (la Suisse poursuivra sa chance historique). Aux yeux du leader de l’Udc, la Suisse excelle dans le monde économique, tandis que la Confédération s’efface en politique internationale (tournant le dos à l’Onu et aux rêves internationalistes qui bercent le bassin lémanique notamment). L’État fédéral doit rester de taille réduite, selon la doctrine libérale des années 1980.

La sécurité, enfin, fait recette. Croisée avec les peurs contemporaines ? environnement, crise mondiale et basculement de la croissance vers l’Asie, terrorisme, conflits de civilisations et de religions ?, elle disqualifie les autres politiques présentées comme irresponsables. La sécurité, pour Christoph Blocher, c’est la dénonciation d’une politique laxiste de l’immigration en Suisse et l’attribution aux étrangers « irréguliers » d’une part essentielle des incivilités et crimes commis sur le territoire. L’un et l’autre sont des arguments controuvés, puisque l’immigration, indispensable à l’économie suisse, est strictement régulée, et d’ailleurs cogérée par l’Udc, alors que la criminalité n’est que marginalement le fait des étrangers.

L’appareil de l’Udc gagne en puissance, grâce à l’appui croissant des milieux économiques, industrie et finances, qui rallient, eux aussi, la fibre sécuritaire. Il se développe une communication médiatique d’une efficacité massive et inhabituellement provocatrice. Les étrangers illicites sont présentés sur des affiches électorales comme des moutons noirs. L’Udc s’appuie au demeurant sur les mécanismes de la démocratie directe, initiative et référendum, qui se prêtent aux thèmes de la rhétorique blochérienne, au cœur des tabous conservateurs.

Depuis quinze ans, la classe politique établie, souvent dépassée par cette communication efficace, se demande si l’Udc est fasciste. Il existe des parentés indéniables comme la xénophobie ouverte, la parole tonitruante du chef, le recours au peuple au-dessus des intermédiaires traditionnels, le réformisme purement démagogique et inapplicable sur les chapitres des immigrés, de la réduction de l’État-providence, de la répression sécuritaire et du nationalisme sourcilleux face à l’Europe envahissante.

Mais une différence essentielle avec le fascisme tient à la posture légitimiste vis-à-vis des institutions. Deux arguments convainquent une majorité de la population de ne pas diaboliser le populisme à la suisse : la sacralisation du fédéralisme et de la démocratie directe, ainsi que la correction démocratique de Blocher. Lorsqu’en 2007 il est désavoué par ses pairs au gouvernement et par le parlement fédéral, il s’incline. Dès lors les Suisses se persuadent que l’homme et son parti sont malcommodes au pays de l’accommodement, mais pas dangereux au sens d’une révolution. L’horizon de Blocher et de son parti ne serait autre que la restauration permanente d’une Suisse conservatrice et exceptionnellement prospère. Lui-même s’estime étranger à la dérive autoritaire de la droite en Europe au xxe siècle.

Aussi la classe politique finit-elle par se tourmenter de moins en moins sur la nature de l’Udc, étant donné la puissance électorale croissante du parti. Des coalitions se nouent avec l’Union, les imitations fleurissent.

L’usure des institutions

À partir du début des années 1990, en même temps que le refus de l’Europe et la montée du populisme, apparaît une usure des institutions. Les premières discordances se produisent au sein du Conseil fédéral, révélées par la presse qui dévoile le huis clos du gouvernement. Le parlement, désormais polarisé par le combat frontal gauche-extrême droite est le théâtre de l’épuisement des partis traditionnels dans des conflits chroniques sur la sécurité sociale, le déficit budgétaire, la crise de l’énergie, l’avenir de la sécurité, l’armée et les affaires étrangères.

Nombre de recettes éprouvées du ménage fédéral et de l’équilibre politique sont ainsi mises en échec par une sorte de délitement du consensus politique, dit de concordance. Les citoyens ignorent cette usure, jusqu’au jour où ses effets économiques sont avérés, par les pannes à répétition du système de santé et les dysfonctionnements du régime des retraites. Ceci, en dépit du « modèle économique » suisse qui continue à faire recette. La crise s’installe de manière insidieuse par le creusement des inégalités, y compris entre les régions, et le chômage des jeunes sur fond de durcissement politique.

La démocratie de concordance, ainsi baptisée après la Seconde Guerre mondiale, correspond au fonctionnement ordinaire du parlement et de l’exécutif. Le parlement élit les conseillers fédéraux tous les quatre ans et en cas de vacance d’un ou de plusieurs sièges des sept ministres. Les sept sont les porteurs collectifs de la fonction gouvernementale. L’élection se fait à une proportionnelle pétrie d’usages. Sont représentés au collège gouvernemental les cantons, les régions linguistiques, les partis, les affiliations religieuses, quand elles ne recouvrent pas les partis, et, depuis vingt ans, les genres. La recette est connue des citoyens, quoique peu limpide. Elle produit un collège d’hommes et de femmes dépourvus de responsabilité parlementaire directe (on ne peut les renverser), mais astreints à s’entendre collégialement, au-dessus de leur appartenance partisane.

Le mot de concordance a été retenu en allemand pour désigner ce régime hybride d’un gouvernement représentatif mais pas élu par le peuple, composite voire dispersé bien que fonctionnel, grâce à un jeu de valeurs et de comportements communs. Le régime, issu du parlement mais exempt de sanction parlementaire, fonctionne de manière fluide pendant la plus grande partie de l’après-guerre. Son grand mérite est de recouvrir et de surmonter les divergences qui peuvent surgir de la diversité des Suisses. Le mot concordance recouvre donc l’approbation des Suisses devant la corrélation de ce système avec la prospérité des Trente glorieuses.

Or, ce que les socialistes avaient rendu possible en rejoignant le gouvernement en 1943, l’Udc va le rendre de plus en plus malaisé à partir de la césure de la votation sur l’Eee en 1992. La coalition gouvernementale devient peu à peu une alliance discordante de partis et d’intérêts opposés, incarnés par des conseillers fédéraux qui se divisent sur nombre de sujets.

Le jeu des médias, qui fut longtemps concordant pour ne pas dire complaisant, envenime désormais les choses, de même que les partis. Sans autorité directe sur leurs envoyés au gouvernement, les partis s’engouffrent dans la brèche de confiance pour faire valoir leurs objectifs propres. Enfin, la démocratie directe joue le rôle d’un coin fiché dans l’écorce de la démocratie représentative. Au lieu de chercher l’accord entre eux ou du moins une majorité au parlement, les partis mettent le parlement en échec, en recourant au peuple par des propositions divergentes, voire provocantes (interdiction des minarets, et clôture de l’immigration, nationalisation de l’assurance-maladie).

La discorde se joue en deux temps. Premier temps : l’Udc qui réclamait depuis 1992 l’entrée d’une deuxième mandataire au Conseil fédéral y délègue son fondateur, Christoph Blocher en 2003. Le loup est pour ainsi dire dans la bergerie. Le nouveau ministre affirme partager les valeurs fondamentales de la démocratie de concordance, mais il en revendique une interprétation autoritaire. Il le fait avec un pouvoir d’intimidation inconnu jusque-là dans l’espace politique. La discordance s’installe de son fait sur les thèmes de l’immigration, de la sécurité policière, de la gouvernance de l’État-providence. Le populisme de droite révèle les failles du consensus d’après-guerre en Suisse sur ces thèmes. Ceci dans un continent lui-même atteint par des flambées de démagogie réactionnaire, sous l’aiguillon de la crise économique et de la perte de confiance dans l’avenir.

Le second moment se situe en 2007, quand une majorité parlementaire, irritée par ce qui est dénoncé comme la cacophonie gouvernementale, organise l’éviction du leader Udc, lors de l’élection au Conseil fédéral en 2007. Après s’être interrogés pendant longtemps sur la capacité de nuisance comparée de Blocher au gouvernement ou en dehors, les démocrates-chrétiens et les radicaux de droite modérée décident qu’il faut le renvoyer dans l’opposition.

En définitive le leader se montrera tout aussi offensif dehors que dedans. Il l’avait d’ailleurs annoncé dans un mélange de bonhomie et de joie mauvaise (Schadenfreude). Comme on l’a dit longtemps du Front national en France, l’Udc apporte les mauvaises réponses à de vraies questions. Le problème étant que le gouvernement fédéral va désormais donner à ces questions les réponses de la réaction ou à peu près. La mise à l’écart de Blocher ne résout pas pour autant les divergences et surtout les incertitudes du gouvernement et du parlement sur les urgences politiques dans un monde en mutation et bientôt en crise financière. Celle-ci touche la Suisse, même si elle la surmonte mieux que d’autres.

La concordance devient introuvable, parce qu’elle n’offre plus de solution plausible devant les dilemmes contemporains : plus ou moins d’État social, plus ou moins de soutien public à l’économie, plus ou moins d’intégration à l’Europe, elle-même en crise.

Valeurs et usages identitaires concordants

La concordance est le produit des institutions pluralistes et proportionnelles. Mais elle est aussi le résultat de valeurs construites et partagées par les Suisses. Le socle : fédéralisme et conjugaison des diversités, souveraineté populaire, libertés individuelles, démocratie directe, est consigné dans la constitution de 1874 récrite en 2000. 1874 reconstruit à neuf la Suisse en empruntant à l’ancienne Confédération quelques institutions traditionnelles. Par exemple, le fédéralisme ou encore l’autonomie de la justice cantonale et la liberté religieuse.

La nouvelle Confédération devient une fédération d’États. Les cantons gardent des compétences en matière d’organisation interne, mais ils cèdent leur souveraineté à l’État central, ainsi que les compétences principales.

À l’appui de cette nouvelle donne, certaines normes morales se répandent dans l’ensemble de la société suisse comme un savoir vivre commun. Au fil du temps de telles valeurs se traduisent en usages. Ce sont des représentations socialement cristallisées. Elles forment le contrat social sur lequel repose la concordance politique.

La bonne foi constitue dans ce registre le ressort principal de la Suisse. Le principe, ancré dans le Code civil et la constitution fédérale, signifie plus qu’un principe juridique. La bonne foi vaut dans les relations humaines comme une présomption, statistiquement vérifiée, de parole donnée ou même simplement prononcée. Elle commande la confiance et contribue à la stabilité du corps social. Si l’on peut faire confiance, moyennant une certitude raisonnable qu’elle sera payée de retour, la vie sociale, la vie des affaires et la politique s’annoncent comme des jeux à somme positive. La confiance constitue ainsi le corollaire civil de l’État de droit et de la sécurité. C’est probablement à ce paradigme que les Suisses sont traditionnellement attachés dans leur comparaison avec les autres États.

La présomption de bonne foi suppose que l’État l’est également et qu’il intervient le moins possible dans les affaires des citoyens. Exemples ordinaires pris dans l’espace public : on y circule sans pièce d’identité, la police est discrète, on y achète les journaux payants dans des distributeurs ouverts, livrés à l’honnêteté des passants. Les transactions avec les administrations publiques sont moins paperassières qu’ailleurs. Les autorités fédérales ou cantonales se déplacent sans protection particulière, contrepartie, dira-t-on, de l’indifférence où les tiennent leurs administrés. Cette présomption de civisme est évidemment démentie quotidiennement par la chronique des faits divers. Les cyniques y voient une illusion collective. Mais elle subsiste, la confiance n’étant pas objectivement mesurable mais présente dans l’esprit public.

L’égalité civile actuelle s’effectue par une sorte de discrimination positive spontanée. De même que l’on veilla pendant longtemps à protéger les petits cantons contre la prépondérance des grands, les citoyens les moins favorisés sont protégés par le pouvoir et par l’opinion publique. La solidarité de la justice sociale moderne (l’État social) s’appuie sur une profonde aversion populaire de l’injustice, laquelle doit être corrigée. L’essentiel de la vie associative en Suisse se voue à cette compensation. Les organisations correctrices d’inégalités de droit ou de fait sont innombrables et fortement légitimées. Femmes, enfants, pauvres, drogués, malades et handicapés, étrangers, demandeurs d’asile politique, emplois pénibles ou informels ont tous leurs lobbies attitrés.

Dans un pays empreint de passion pour l’instruction publique, les enfants font l’objet par certains cantons d’une orientation pédagogique radicale. Elle est controversée mais efficace lorsqu’elle s’applique à freiner les élèves les plus doués, autant qu’à accélérer les autres, en vue d’atténuer les inégalités. Les notes à l’école sont fréquemment dénoncées comme des mécanismes d’évaluation répressifs et inégalitaires.

Le conformisme constitue un autre trait des Suisses. En 1991, au scandale de ses compatriotes, l’écrivain Friedrich Durrenmatt avait salué l’attribution du prix Duttweiler à Václav Havel, par un éloge du dissident tchèque4. Il alléguait que le conformisme des comportements tendait à instituer dans la société un degré d’autosurveillance et au besoin d’autorépression, qui faisait de chaque Suisse son propre geôlier. La remarque était outrancière, et la comparaison injurieuse vis-à-vis de l’expérience de la dissidence à l’est de l’Europe.

On prit mal en Suisse cette dénonciation du conformisme social, sous-produit pourtant reconnu de la concordance et du bon sens (pragmatique) confédéral. Ne se livre-t-on pas depuis des décennies à la surveillance sourcilleuse des enfants, des animaux domestiques, du bruit dans les immeubles après neuf heures du soir, des déchets et des odeurs, de la taille des haies, de la décoration des pelouses ? La ponctualité ne confine-t-elle pas à l’obsession nationale ? Tout manquement est réprouvé comme une faute morale. Une même attention ménagère s’applique au paysage, à la nature et aux constructions. La protection de l’environnement est plus volontiers restauratrice et conservatrice, notamment des paysages alpins, que radicale.

La normalité s’accompagne, à l’occasion, de la prédication morale des citoyens les uns aux autres. Ce cadeau, diversement reçu par les Suisses, vise à s’assurer que les normes sociales sont bien observées, que la confiance rompue par accident sera rétablie au plus vite. On le voit dans les incidents de la circulation automobile. Tandis qu’ailleurs ils se ponctuent par des gestes explicites et des injures, le Suisse s’évertuera à prodiguer au fautif un cours de morale réparateur.

La prudence politique se manifeste enfin par un formalisme procédural. La prise de décision s’entoure en amont de précautions des plus démocratiques. La consultation tous azimuts précède la fabrication des lois, à l’initiative gouvernementale dans le parlement bicaméral. Sa mise en question est ensuite ouverte par les voies de la démocratie directe. Puis les administrations appliquent ces décisions au jour le jour. Lorsqu’à l’issue du chemin procédural, la décision s’avère excessivement difficile à appliquer, les administrations publiques se réfugient volontiers dans un juridisme formel. D’où, par exemple, les graves erreurs commises dans la reconduite, vers des pays à haut risque, de réfugiés demandeurs d’asile dans les années 1990. Lorsque le problème de fond est trop complexe pour être tranché, on laisse la procédure aller jusqu’à son terme, en dépit d’un aboutissement parfois absurde. Le droit procédural devient du coup plus qu’un moyen, la mise en ordre ultime du consensus social.

Le droit comme sauf-conduit extérieur

L’aversion des Suisses pour l’inégalité se donne libre cours dans les relations internationales de la Confédération où, reflétant le sentiment populaire, elle favorise les acteurs discrets et vulnérables, à son image. Les petits pays, les organisations non gouvernementales, les normes du droit international qui les protègent font l’objet de la sollicitude suisse et de ses engagements principaux, à l’enseigne notamment de la Croix-Rouge. Il s’agit toujours d’identité : la Confédération n’aurait pas survécu sans la protection méticuleuse des minorités, notamment linguistiques, en son sein.

Une telle éthique de la miniature professe la modestie des apparences. L’argent et la richesse, centraux dans le développement de la Suisse, se manifestent traditionnellement par du luxe, sans doute mais de bon aloi, dans l’habitat, les infrastructures, le mode de vie et le commerce. À l’échelon international, la modestie se traduit par la discrétion fonctionnelle de l’État neutre (modéré et empathique). À quoi s’ajoute une sorte de déni de réalité dans les domaines où la Suisse exerce une véritable influence : les banques, la finance, certains domaines industriels. On pourrait évoquer à ce sujet une vision puritaine, issue de l’humilité protestante, autant que la recette éprouvée de discrétion dans le domaine international.

L’a priori suisse contre la puissance des nations ? nécessairement injuste et prédatrice ? se combine en effet avec la réserve constante du comportement dans les relations internationales de la Confédération. La Suisse ayant réussi à traverser deux guerres mondiales en maintenant son intégrité, malgré des inclinations parfois divergentes parmi son peuple, il lui reste quelque chose d’une invisibilité choisie. À l’évidence, la situation actuelle, où la plupart des pays d’Europe sont, comme la Confédération, à la fois moyens et riches, ne correspond plus à cette modestie de fonction.

La crainte de la puissance se complète d’ailleurs, dans la tradition républicaine de la Suisse, d’un refus des aristocraties ou des élites. Aussi les milieux dirigeants, les ministres et les chefs d’entreprise, exercent-ils leur charge de manière ostentatoirement modeste, à la manière des démocraties du nord de l’Europe où les familles royales roulent en vélo. Une méfiance comparable s’exerce aussi vis-à-vis des intellectuels, voire du langage lui-même, comme porteurs d’exorbitantes prétentions. La pluralité des langues officielles en Suisse vaut d’ailleurs garde-fou contre toute tentation d’hégémonie culturelle et linguistique. La médiocrité, au sens de moyenneté, est un garde-fou selon Montesquieu. Peut-être le garde-fou est-il en Suisse trop sévère.

Toujours au titre de l’esthétique de la miniature, la minutie fait partie de la suissité. Un peuple industrieux s’adonne au travail patient et bien fait. Il lui arrive d’ailleurs en tant que peuple de voter pour le maintien de la durée légale du travail. Bien avant le discours du management moderne, l’industrie suisse avait fait du travail de précision, de la valeur ajoutée et de l’excellence son label international, dans l’horlogerie et ailleurs. Avec le chômage, qui apparaît en Suisse dans les années 1990, cette image ne fait que se conforter.

L’impact de l’éthique de la petitesse est constant dans le domaine de la communication. Ceci vaut aussi bien au dedans qu’à l’extérieur. Les épisodes récents : fonds en déshérence, rapport à l’Union européenne, montée du populisme, attaques contre le secret bancaire, ont appris aux Suisses que l’on ne maîtrise pas sa propre image en tant que nation. Il a donc fallu y travailler sur le plan international et les contrefeux, diversement réussis, ont été nombreux de la part de la diplomatie suisse. Les médias reflètent et produisent la tension entre une nostalgie de l’invisibilité internationale et l’affirmation d’une singularité souveraine et ombrageuse.

Mais il a fallu aussi réviser le corpus identitaire, ce à quoi s’appliquent notamment les partis, l’Udc et surtout les médias. Ceux-ci subissent depuis vingt ans les mêmes mutations qu’ailleurs : concentration en groupes de presse puissants, gratuité ou échappement des contenus vers le Web, hors de la médiation journalistique. Concentration, tabloïdisation et blochérisation des médias vont de pair. En effet, la mise en scène du divertissement et des faits divers violents aux dépens des grands enjeux produit dans le public les frissons d’anxiété et de jouissance, dont la politique a besoin, ici comme ailleurs, pour avancer ses solutions sécuritaires.

Tout au long de la campagne déclenchée en 2009 contre le secret bancaire, le gouvernement suisse semble pris à contre-pied. Il attend que la perfection de son propre ordre juridique interne s’impose comme une évidence aux relations internationales. Or les coups joués ou assénés y sont rapides et sauvages, exigeant une anticipation d’un autre ordre que celui de la prévisibilité du droit. L’Ocde, l’Union européenne seront en mesure de déjouer le formalisme de la Suisse dans les relations avec elle.

Le secret bancaire

La crise du secret bancaire commence publiquement lorsque l’Ocde interpelle la Suisse en 2009 sur ses pratiques de dissimulation d’avoirs déposés par des étrangers dans des banques du pays. Selon les allégations de l’organisation internationale, ces avoirs, ou une partie d’entre eux, sont activement dissimulés et donc soustraits aux fiscs étrangers par les déposants. Ils constituent ainsi des éléments de fraude fiscale dans le droit du pays lésé.

Ce n’est pas la première fois que la Suisse est attaquée sur ses banques, aussi bien par des pays de l’Union européenne, ses voisins, que par les États-Unis. Les États-Unis à leur tour renouvellent cette offensive en 2009 par des poursuites judiciaires lancées contre la banque Ubs, accusée non seulement de soustraction au fisc étranger, mais d’avoir incité des citoyens américains sur le sol américain à ce type d’évasion fiscale.

Ces deux initiatives, bientôt relayées par d’autres, Allemagne, France et Italie, à la faveur de la crise économique et relayées par le G20 de 2009 tombent comme un coup de semonce sur une Confédération qui ne s’y attendait pas. Dans le passé, de nombreux contentieux s’étaient soldés par des négociations et des accords bilatéraux concernant, notamment le blanchiment d’argent sale et la non double imposition (Ndi). La Suisse avait à cette occasion réglé son pas sur celui de ses censeurs, en émettant une réglementation sévère et exemplaire contre les risques de blanchiment dans ses établissements financiers. Forte de ce précédent, la Confédération se tenait pour quitte, tout en sachant que du côté européen les indignations contre l’évasion fiscale se poursuivaient.

Les accusations de l’Ocde et des États-Unis ouvraient en Suisse une brèche de confiance dans son système bancaire. La coïncidence de la crise financière mondiale, des tensions tous azimuts qu’elle suscitait à l’encontre des places financières et des paradis fiscaux, produisait un choc dans l’opinion suisse. Ce n’était pas qu’un simple incident technique mais la mise en question frontale de la conduite de la Suisse dans ses rapports avec l’étranger. Il n’y avait pas eu d’accusations aussi dures depuis l’affaire des fonds en déshérence en 1996 et plus anciennement de la vague anti-immigration des années 1970.

Depuis lors, la Suisse a certes été retirée de la liste noire des pays de l’Ocde (une des organisations occidentales auxquelles la Suisse apportait depuis des décennies une collaboration enthousiaste). Berne a donc fait diligence pour négocier avec ses voisins les plus pressants des nouveaux accords bilatéraux de non-dissimulation fiscale. De nombreux accords ont abouti et sont en voie de ratification avec l’Allemagne ou la France. D’autres sont encore en chantier. La Suisse s’est engagée à respecter plus scrupuleusement les standards de l’Ocde, sans pour autant accepter la procédure dite d’échanges d’information automatique sur les fonds évadés en Suisse. Loin d’être clos, le dossier a ouvert en Suisse un débat douloureux entre les partis, sur la manière de se plier aux injonctions extérieures ou d’y résister.

Fortune et infortune de la Suisse

Les usages passés en revue sont des représentations. Les Suisses aiment s’y contempler et persévérer dans leur image de société unie. L’horloger, penché sur ses ébauches, se reflète dans la perfection de son labeur. De tels clichés sont pourvus d’une forte charge affective. Ils forment un discours unificateur, normatif, plein de contradictions logiques et vécues, en bref une identité. Pour la Suisse, nation de diversités locales et d’intenses échanges identitaires, la vision commune est vitale.

La crise du secret bancaire, comme celles des institutions et du rôle de la Suisse, atteint un pays accusé de déloyauté par ses partenaires. Sur fond de dérapage financier mondial, qui dégage un arrière-goût de tromperie, elle pose aux Suisses la question de la bonne foi de leurs banques. Les banques sont au cœur du procès, un peu comme dans l’affaire des fonds en déshérence en 1996. Et certaines questions sont semblables : qui savait quoi et à partir de quand ? La plupart des Suisses ? tous ne sont pas familiers des techniques de la gestion de fortune ? savaient que leurs banques faisaient une large place aux fonds évadés de l’étranger ? Mais ceux qui s’en indignaient étaient minoritaires, puisque le gouvernement ne trouvait rien à y redire et l’opinion majoritaire non plus.

En dépit de ses efforts après guerre pour participer à la reconstruction de l’Europe et à la réparation des dommages d’une guerre qui n’était pas la sienne, la Suisse souffre d’une faiblesse récurrente de son image à l’extérieur. Un procès lui est intenté en manque de solidarité, surtout en Europe5 (Adolf Muschg). Même si la critique est injuste, la Confédération sait qu’on la regarde comme un pays privilégié, géré avec une prudence volontiers rabougrie et donneuse de leçons de gestion et de démocratie. Aussi l’accusation de déloyauté qui sous-tend les attaques contre le secret bancaire est-elle profondément ressentie dans le pays. Les débats dans les médias et au parlement en témoignent.

D’autant que la ligne de défense principale des banques, mais aussi du gouvernement, affirme que si des fonds se « réfugient » en Suisse, c’est parce que les pays dont ils proviennent sont mal gérés, du point de vue de la concurrence fiscale en vigueur à l’échelle mondiale… Or la résonance morale d’une telle controverse aggrave l’impact politique et diplomatique du contentieux. En fin de compte, les pays voisins allèguent que les banques opèrent, en accord avec le gouvernement suisse, dans un régime de tricherie.

Des objections semblables reviennent de manière cyclique depuis cinquante ans dans les relations extérieures du pays. La Suisse aurait, selon le débat douloureux des années 1990, collaboré avec l’Allemagne, géré de manière contestable l’immigration et le refuge sur son territoire pendant la Deuxième Guerre mondiale, dissimulé les fonds en déshérence. Désormais, elle se rendrait coupable de concurrence déloyale en matière bancaire. L’Union européenne semble ainsi prendre le relais de critiques anciennes.

Le jeu de la Suisse sur le plan européen, à la fois au centre et en surplomb, conforme et singulier, modeste et hautain, éthique et procédural cultive une sorte de décalage qui creuse la différence et distend les liens.

En Europe se dessine l’image d’un passager clandestin de la construction du continent, free rider. Ce n’est pas tant l’exactitude contestable de cette image qui affecte l’opinion intérieure en Suisse que sa récurrence. Il est difficile pour un petit pays d’avoir raison tout seul, surtout quand il s’habille de vertu. La découverte de l’aliénation de sa propre image au jugement désobligeant des autres est pénible. Un sentiment d’injustice envahit une partie croissante de la population devant les reproches adressés aux comportements et à des valeurs identitaires suisses. On redoute en Suisse un harcèlement international, ou Swiss bashing. Ce sentiment est pour beaucoup dans la montée du blochérisme.

Par ailleurs, sous le manteau de la stabilité, la Suisse a changé au cours des dix dernières années. Les événements l’obligent à sortir de sa réserve. La séquence – rejet de l’Europe et voie solitaire, fonds en déshérence, usure du régime politique, levée du secret bancaire – affecte la conscience collective nationale.

Au cœur de cette nation née de la volonté, Willens Nation, la concordance se construit ou se distend autour de l’intérêt général. Suisse et Union européenne s’adossent actuellement à un postulat négatif et réciproque, quoique jamais exprimé dans leurs relations : elles se prédisent mutuellement l’échec. Bruxelles estime que la Suisse, intimement liée au continent, ne tiendra pas durablement dans sa voie solitaire. L’Union européenne, aux yeux des Suisses, échoue à s’intégrer. Il n’y a, dès lors, de rapprochement entre les deux que bricolé.

La représentation des Suisses par eux-mêmes se délite par endroits. La Suisse est isolée politiquement dans la jungle multipolaire de la mondialisation, autant qu’ébranlée en son sein par la dissolution des ciments traditionnels. L’Udc se donne pour vocation apparente de réparer l’une et l’autre. Pourtant, en minant la concordance par des moyens électoraux licites, le parti ébranle non seulement le consensus politique mais le corpus des valeurs et usages suisses. Celui-ci recouvre largement le credo libéral d’après-guerre partagé par tout l’échiquier politique suisse. Les libertés, l’État de droit, l’égalité et la solidarité instituée de l’État-providence en font partie. L’Udc affirme vouloir restaurer ces valeurs, mais dans les faits elle les saborde. Elle empêche les arbitrages démocratiques les plus délicats sans contrepartie constructive.

La Suisse présente s’éloigne du reste de l’épure initiale. Le fédéralisme n’est plus l’idée neuve qui conjuguerait harmonieusement les différences culturelles et linguistiques. La démocratie directe, parfois enviée à l’étranger comme une soupape pour la démocratie représentative, se révèle aussi un levier pour les démagogies et un frein institutionnel.

Le pays n’est plus aussi divers que le croient les Suisses. Ici comme ailleurs, la consommation se substitue à l’esprit civique, le marché à l’espace public et la « com » à la fonction démocratique des médias. Moyennant quoi, les Suisses se ressemblent de plus en plus, en dépit de leurs diversités originelles de langue et de culture. Les libertés, en particulier le pluralisme des médias, des partis et des identités n’y trouvent pas leur compte, malgré l’autocélébration des sociétés démocratiques à cet égard.

La bonne foi reste certes un lien civique, mais le citoyen est d’abord englué dans une passion matérialiste. Des mots comme transcendance, plaisir différé, sacrifice pour l’intérêt général deviennent de savoureux anachronismes. L’intérêt général s’incarnait de manière exemplaire dans le service militaire de milice, aujourd’hui en voie de disparition, compte tenu de la nouvelle donne stratégique. L’égalité reste proclamée en tant qu’exigence politique, mais l’inégalité des revenus se creuse sans scrupule ni modestie. La discipline sociale est mise à mal par l’individualisme postmoderne.

Fausse conscience et fausse représentation de la Suisse par ses habitants menacent l’authenticité traditionnelle du pays et s’insinuent comme un malaise identitaire. Chacun pressent que les vertus suisses, encore efficaces dans l’économie, sont des usages en danger.

La réponse de l’Udc au malaise est adéquate si l’on en juge par son succès électoral croissant. Le parti réussit, puisque l’agenda sur les grands problèmes cités est en bonne partie dicté par lui. Sa ligne va probablement conduire à un renoncement renouvelé à l’Europe politique, mêlé de concessions croissantes aux demandes matérielles « compensatoires » de l’Union européenne. Le glissement réactionnaire sur le plan interne, marqué par une politique anti-immigrants résolue et par une destruction de la concordance au centre de l’échiquier politique, s’accentuera. Les partis du centre qui sont le moyeu de la démocratie suisse en souffriront électoralement. Cependant l’économie suisse reste florissante, malgré la crise financière.

Le pays est capable de réagir de manière constructive quand sa cohésion est en jeu, ce qui est le cas. Mais les processus sont lents et les perspectives électorales d’octobre 2011 peu encourageantes.

  • *.

    Journaliste à Genève. Voir ses précédents articles dans Esprit : « Éthiopie : des sanctuaires au projet national », décembre 2010 et « Pérou : le retour d’Eldorado », novembre 2008.

  • 1.

    La Suisse dans un monde en changement, rapport du Groupe Suisse-Europe, http://www.d-geneva.com

  • 2.

    En 1995, la Suisse, banques et gouvernement, se voit interpellée par des avocats américains relayés par le gouvernement de Washington sur son comportement pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle est interpellée principalement au titre des fonds laissés en déshérence par des ressortissants européens d’origine juive, dont les titulaires ont disparu du fait des persécutions nazies. Le règlement extrajudiciaire en 2000 entraîne le paiement de plus d’un milliard de dollars en compensation par les grandes banques suisses.

  • 3.

    Oscar Mazzoleni, Nationalisme et populisme en Suisse, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, coll. « Le savoir suisse », 2008.

  • 4.

    Friedrich Durrenmatt, Pour Václav Havel, traduit en français par Gilbert Musy, Carouge-Genève, Zoé, 1995.

  • 5.

    Pour une compréhension suisse de ce procès, voir Adolf Muschg, Wenn Auschwitz in der Schweiz liegt, Francfort, Suhrkamp, 1997.