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Les printemps arabes vus du Liban

janvier 2014

#Divers

À Beyrouth en fin d’année, le climat reste lourd d’un été prolongé à l’ombre de la guerre en Syrie. Le conflit ne cesse de déborder sur le territoire libanais par l’afflux quotidien de réfugiés, les incidents de frontière constants et les attentats internes aussi bien au Sud contre le Hezbollah qu’à Tripoli, entre sunnites et alaouites. Pour autant, les Libanais ne renoncent pas à discuter entre eux pour étancher leur soif de politique et pour maintenir le chantier de la reconstruction nationale en perpétuelle survie.

L’essentiel de la politique libanaise depuis la guerre civile (1976-1989) consiste en recherche de stabilisation institutionnelle. L’accord de Taef en 1989 reprend le Pacte national de 1943 sur l’équilibre des communautés et leurs attributions constitutionnelles, tout en réduisant la présidence de la République. Depuis mars 2013, le pays n’a plus de gouvernement qu’intérimaire. Deux coalitions de partis ne parviennent pas à s’entendre sur sa composition. D’un côté, le mouvement du 14 mars réunit autour des sunnites et d’une majorité des chrétiens les héritiers du Premier ministre assassiné Rafik Hariri. De l’autre, l’alliance du 8 mars coalise autour du Hezbollah chiite d’autres partis tournés vers la Syrie et l’Iran, dont certains chrétiens.

Dans le suspens actuel, seuls gouvernent un président élu, Michel Suleiman, proche de la fin de son mandat, et l’armée qui veille à contenir partout les attentats et autres incidents interconfessionnels, ainsi que les violations de frontière.

Un colloque avait lieu début novembre à l’université Saint-Joseph entre plusieurs universitaires libanais et étrangers sous le titre : « Quel avenir pour le bien vivre ensemble au Moyen-Orient ? » L’organisation non gouvernementale Association suisse pour le dialogue euro-arabo-musulman (Asdeam), nouvelle venue non confessionnelle dans l’espace public libanais, en avait pris l’initiative. Le colloque interrogeait les printemps arabes de 2011 sur leurs deux versants islamique et libéral et leurs conséquences sur l’équilibre interne libanais.

Printemps ou réaction ?

Le recul désormais induit par les pannes tunisienne et égyptienne, l’impasse meurtrière de l’Irak, la chute de la Libye et le conflit syrien amènent à revisiter sobrement ce qui fut qualifié de révolutions. Certains chercheurs présents à Beyrouth voient le « moment » libéral ou émancipatoire durablement dépassé. D’autres estiment que le choc en cours avec le moment islamiste laisse subsister l’espoir d’un processus de modernisation de l’islam. En Égypte, dans leur hâte de prendre le pouvoir, les Frères musulmans avaient simplement sous-estimé l’enracinement du nationalisme nassérien dans l’opinion.

Henry Laurens, du Collège de France, aime caractériser le printemps arabe comme la révolte de l’objet d’analyse – les mouvements contradictoires des insurrections – contre l’analyste. Gilbert Achcar (University of London) y voit des soulèvements sur fond de blocage socio-économique conjugués avec des régimes autoritaires dépourvus de soupape de sécurité pour la société. Le Liban, relèvent les universitaires libanais, a connu son printemps dès 2005 (assassinat d’Hariri) avec ses manifestations de masse en faveur de la dignité et de la liberté. Mais Nadim Shehadi (Chatham House, Londres) estime que le Liban a certes « court-circuité le xxe siècle » et ses excès nationalistes et despotiques, mais qu’il est en retard car il n’a pas su accoucher d’un État assez fort pour régir les statuts des minorités.

L’avenir de l’islam politique

L’islam politique libanais s’incarne pour sa part dans le Hezbollah chiite depuis la fin de la guerre civile. À Beyrouth, la puissance chiite est manifestée par la poussée démographique, le contrôle chiite des quartiers du sud et surtout par la participation revendiquée du Hezbollah sur les fronts de la guerre syrienne, au côté du régime Assad. Avant d’être théologique ou même géopolitique, la cause du Hezbollah relève de la dispute politique interconfessionnelle, transposée sur la scène politique internationale. Soit l’envers et le complément de la cohorte des ingérences extérieures au Liban. La tension causée par les attentats n’empêche d’ailleurs pas la poursuite d’un dialogue national intermittent entre le Hezbollah et les autres communautés politiques.

Les négociations commencées à Genève pour le retour de l’Iran dans le jeu international ouvrent la porte au retour du Hezbollah dans le système libanais, dont il s’est écarté depuis la fin de la guerre civile (Yves Besson, arabisant, ancien diplomate suisse). Sur la grande scène des islamismes politiques, des chercheurs entrevoient des évolutions possibles en Tunisie et en Égypte. Selon Vincent Geisser (chercheur de l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman, Aix-en-Provence), le monde sunnite étant profondément divisé, aussi bien sur le plan politique que sur le terrain de la loi islamique, le chiisme dans sa relative unité théologique offre plus d’espoir d’accommodement politique.

En Égypte, avec le concours des Frères musulmans, la charia est passée dans les années 1970 d’une interprétation littérale – tout le Livre, rien que le Livre – à une interprétation autorisant la création de commentaires et de jurisprudences adaptés au siècle. Enfin, l’actuel récit des « nouveaux historiens » propose, y compris à l’intérieur des confréries, une interprétation plus ouverte et empirique à partir des problèmes des gens, notamment en droit pénal pour les criminels et les policiers… Cette interprétation humaniste est favorable à l’émancipation des personnes et des communautés religieuses.

Également opposé à la vision d’un islam sunnite figé, Stéphane Lacroix, politologue, chercheur associé au Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales (Cedej) du Caire, montre comment les salafistes ont doublé les Frères musulmans en participant à la politique d’opposition sur le modèle de l’Akp turc. À partir de 2011, les salafistes se tournent vers la politique, après s’être concentrés uniquement sur la prédication. Par exemple, lors de leur participation en 2012 à l’anniversaire de la Révolution iranienne. Ce qui suggère, là aussi, une marge de manœuvre de l’islamisme sunnite post-printemps pour s’accommoder de la liberté confessionnelle.

Le dehors et le dedans

Les interférences étrangères au Liban restent une constante de la vie politique et sociale. Les révolutions en cours, sur fond d’affrontement entre chiites et sunnites, ont pris le relais. Les premiers, conduits par l’Iran, s’enracinent au cœur du Liban à travers le parti chiite armé Hezbollah, monté au front dans la guerre civile syrienne. Les sunnites, divisés entre eux et sur la défensive, sont appuyés par les régimes conservateurs du Golfe.

La Syrie reprend son jeu d’influence au Liban, cette fois-ci à la faveur de sa propre guerre interne. L’occupation syrienne finalement évacuée en 2005, les Assad reviennent en force sous les auspices de la solidarité avec le Hezbollah et de l’inscription de Damas dans l’axe chiite. Ils reprennent pied aussi par le biais des réfugiés issus des deux côtés du front syrien, dont certains en armes. Tripoli, au nord, est devenu le foyer d’un conflit de basse intensité entre quartiers et communautés.

Catherine Germond, chercheuse suisse en poste au Liban, revenue de Tripoli, raconte qu’entre les deux quartiers alaouite et sunnite voisins et apparentés, des tirs se déclenchent presque tous les soirs, souvent à l’arme lourde. Le lendemain, les uns se précipitent chez les autres pour s’enquérir anxieusement de l’état de leurs parents bombardés. On parle donc à ce propos de manipulation syrienne. L’armée libanaise, principale force de gouvernance transconfessionnelle sous la responsabilité du président, un ancien militaire, tente de s’interposer sans trop casser le rapport de force interne libanais.

Quant aux réfugiés dans la Bekaa, dans la montagne et sur le littoral, on ne les compte plus, mais des projections de l’Onu les évaluent à un million pour le début de l’année. Ce qui, pour un pays de quatre millions d’habitants, met au défi les fragiles équilibres ainsi que l’aide de la communauté internationale. C’est l’honneur du Liban de parvenir à les accueillir. C’est aussi son malheur que d’être doté d’une structure institutionnelle tellement fragile qu’il se retrouve ainsi assujetti, une fois de plus, à une crise proche-orientale majeure.

Diversité ou égalité des statuts communautaires, État fort et citoyenneté ou droits collectifs et leur cortège de dérives confessionnelles : les clans, le clientélisme, la corruption et les milices, agents à la fois de sécurité et d’insécurité intérieure. Tels demeurent les choix du modèle libanais. Entre-temps, « l’autocratie à plusieurs têtes » (Vincent Geisser) oscille donc entre pacte fédéral, souveraineté nationale ou dépendance de l’étranger. Avec la fracture entre le Hezbollah et la coalition dite du 14 mars, les conséquences de plus en plus menaçantes de la guerre civile syrienne traversent désormais le chantier institutionnel.

On voit à cette occasion combien le régime libanais traditionnel du confessionalisme est précaire, puisqu’il ne parvient guère mieux qu’avant la guerre civile à apaiser les communautés qu’il institutionnalise, toujours livrées à la violence et à la rétribution du dedans comme du dehors.

Pour autant, le dialogue interne se poursuit. Aux yeux de Gilles Kepel, le « flottement » actuel est riche d’opportunités pour le Liban. Les organisateurs du colloque, qui n’en sont pas à leur première tentative, visent à remettre la structure constitutionnelle en marche. Ils affirment que le pays connaît dans sa jeunesse un sursaut de citoyenneté nationale qui va dans ce sens. Samir Frangié, député sunnite, poursuit avec Hassan Ghaziri – l’organisateur du colloque – une initiative qui viserait à réunir un congrès libanais de tous les partis pour refonder le Pacte national. Le congrès projeté pourrait prendre dans cette situation un tour décisif. La boucle des printemps se bouclerait au Liban, car, comme le soulignait Gilbert Achcar, les révolutions arabes sont les premières dépourvues au départ de visée utopique. Ce que réclament les Libanais, ce sont des libertés, des droits et des statuts personnels.