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Carnet de route en Arménie. Lieux et fardeaux de la mémoire

juillet 2013

#Divers

Lieux et fardeaux de la mémoire

Parcourant les paysages d’Arménie, l’auteur fait le portrait d’un pays hanté par sa mémoire : le génocide de 1915 et le tremblement de terre de 1988 traversent encore les esprits des Arméniens. Tout comme le conflit territorial autour du Nagorny Karabagh, encore non résolu. Comme si l’Arménie indépendante, malgré le dynamisme de sa diaspora et de certains acteurs de terrain, demeurait alourdie par ce passé qui ne passe pas.

Le Caucase du Sud, Arménie, Azerbaïdjan et Géorgie, n’est pas pour l’Européen la plus familière des destinations de voyage. Au cœur d’une géographie profondément remodelée depuis la chute du Mur en 1989, suivie par la mondialisation et les oléoducs qui traversent la région, le massif caucasien culmine dans le dos de notre continent. Il réside au-delà, ultramontain et proche malgré tout. Plus élevé que les Alpes, il surplombe le monde européen dans ses territoires compartimentés, la multiplicité de ses États et la diversité de ses histoires. Le Caucase du Sud prend désormais ses distances envers la Russie d’Europe impériale, présoviétique puis soviétique. Mais il s’écarte avec ou sans rupture, au fil d’une transition de longue durée, car les relations avec l’Est et l’Ouest restent étroites et permanentes.

Autant que l’éloignement géographique, le cours des histoires caucasiennes nous les rend donc étrangères. À cela s’ajoute la différence entre deux pays visités, Arménie et Géorgie, ainsi que l’absence du tiers sud-caucasien qu’est l’Azerbaïdjan. Les trois partagent une certaine communauté de destin, tout en observant des allégeances politiques et religieuses différentes. Ce récit d’un voyage entrepris par la route, en deux fois, mai et novembre 2012, rapporte sur l’Arménie des choses vues, des situations, des témoignages et des éléments d’analyse.

L’écriture, les manuscrits, la ville

Erevan est une ville fonctionnelle, bien tenue, tributaire à la fois de la situation privilégiée de l’Arménie dans l’Empire soviétique et de l’élan patriotique qui sut se perpétuer à l’abri de la protection russe pour s’accomplir dès 1990. De grandes avenues commandent des rues tracées en damier. Les quartiers du centre ne manquent pas d’allure, avec quelques places héroïques et leurs cours méditerranéens bordés de collines boisées vers lesquelles s’en vont des quartiers d’immeubles sans luxe mais sans misère. L’inconfort des appartements communautaires demeure cependant, d’où le scrupule de ce peuple hospitalier à recevoir l’étranger chez soi.

Le musée des manuscrits et celui du génocide se dressent sur des tertres privilégiés. L’hôte est invité à ne pas les manquer. Le second raconte les massacres turcs du xixe siècle, suivis du génocide en 1915, et montre les écrits et les témoignages photographiques des Justes qui, en Occident, ont soutenu dès l’origine les Arméniens à travers le désastre. Le musée témoigne avec sobriété, par des textes qui attestent d’une vaste documentation et des photographies en couleur sépia rapportant les rares témoignages de la catastrophe.

Il révèle la marque au fer rouge dans l’histoire d’un peuple et la qualité fondatrice de cette marque. Le génocide reste le socle national des Arméniens ; il les lie et les unit pour le meilleur et pour le pire, tout en demeurant l’enjeu premier du débat politique. Le meilleur est la volonté d’être ensemble, le pire la malédiction qui pèse à travers le souvenir entretenu comme une douleur inextinguible. Certains dans la jeune génération rêvent pourtant de s’en affranchir. Les conversations avec des intellectuels soulignent le poids du génocide sur la guerre du Nagorny Karabagh (1989-1994) contre l’Azerbaïdjan pour la reconquête d’une province, peut-être plus fondamentalement d’une dignité nationale encore foulée au pied. Le génocide commande la relation avec la Turquie, le grand voisin avec lequel la réconciliation reste en panne, faute de reconnaissance du génocide par les gouvernements turcs successifs. Ce contentieux imprègne à son tour la donne géostratégique de l’Arménie : relations tutélaires avec la Russie et l’Iran chiite, recherche de protections convergentes auprès de l’Occident, régime de relations graduées avec les tiers reconnaissants ou non reconnaissants du génocide. Enfin, l’alternance elle-même des gouvernements arméniens se décide en fonction de la politique turque et du Nagorny Karabagh.

Discussion avec deux historiens de convictions différentes. Le plus âgé retrace la face sombre de l’histoire, fracturée par le génocide. Aucune réconciliation n’est possible, selon lui, aussi longtemps que les Turcs restent sur leur position de déni du génocide. Un historien de notre groupe, connaisseur de la question palestinienne, suggère qu’il faut peut-être multiplier les cercles de négociation et « multilatéraliser » pour fractionner les différends fondamentaux. Que l’on parvient aussi à infléchir le rapport de force défavorable en tentant des formules de petits pas, voire en mettant de côté la revendication victimaire pour obtenir mieux qu’une seule réparation symbolique. Mais le pessimisme arménien l’emporte à ce jour dans l’opinion. La classe politique manque d’autorité pour amorcer le changement.

L’autre historien est engagé dans une méthode de réconciliation, soutenue par les autorités allemandes et l’Union européenne. Il s’agit de faire enquêter un groupe mixte d’étudiants, turcs et arméniens, sur les témoignages des survivants et la mémoire du génocide. Vient ensuite l’échange de rapports rédigés par les uns dans le pays de l’autre. À l’horizon de cette démarche, la société civile prendrait ainsi le relais, en amorçant un discours commun.

Avec les manuscrits du Matenadaran, on entre de plain-pied dans l’histoire antique et dans la légende. Au ve siècle, un siècle après l’évangélisation du pays, Mesrop Mashtots invente l’écriture arménienne. Celle-ci révèle littéralement son identité à ce peuple minoritaire parmi les minoritaires et coincé entre des empires rivaux et expansionnistes. Elle lui fournit, comme à d’autres identités nationales, la revendication écrite et moderne de sa spécificité, tout en enclavant durablement cette nation dans sa différence. Le Matenadaran expose cette histoire dans un bâtiment austère, de style massif, qui surplombe le centre-ville comme l’autre place forte de la mémoire arménienne. Les manuscrits, écrits dans plusieurs langues anciennes, sont récapitulés en arménien et en images. L’histoire du peuple, de ses icônes, de ses saints, de ses rois et de ses patriarches, est pieusement racontée dans une même aspiration d’unité et d’indépendance, constamment battue en brèche par les puissances régnantes et les orthodoxies dominantes.

Toute identité collective relie le groupe et l’isole du même coup. Les peuples qui ont inventé leur écriture comme les Arméniens s’en trouvent doublement affectés. D’une part, ils entrent dans la cohorte de la modernité et de la communication avec le monde. Désormais, ils vont pouvoir transporter et diffuser les textes sacrés du christianisme pour leur propre compte. Capter ainsi le moment de leur identité en le fondant sur des vérités transcendantes et stables jusque dans l’émigration. Les voilà, d’autre part, séparés des autres proches et lointains par les signes fortement singuliers de la lecture et de la copie.

La grande vallée et les patriarches

On sort d’Erevan en direction du nord-est par la grande vallée du Hrazdan. La route, certes fréquentée, est dépourvue de l’activité industrielle et commerciale typique des métropoles modernes. Sauf quelques palais d’oligarques russes encore présents ou de riches Arméniens de la diaspora. Les uns et les autres ont construit en style orientaliste, malgré leurs origines souvent européennes, voire californiennes. Cet extrême Occident de pacotille s’ouvre ensuite sur une vallée fertile où les terres sont irriguées par le fleuve et ses affluents. Le paysage, coupé par la frontière turque, est fait d’étendues bordées de haies de peupliers. Il est composé de vergers ou de vastes champs céréaliers. Quelques grandes exploitations sont rétablies, mais les lopins individuels peu productifs forment l’essentiel. La fertilité centrale du pays reste encore bloquée dans les séquelles de l’agriculture collective. Manque d’engrais, d’irrigation moderne et de savoirs paysans. La forêt est repoussée aux versants lointains des montagnes. Les villages sont peu nombreux, l’architecture et l’équipement médiocres. Les infrastructures sont précaires. Il est fréquent que le réseau électrique manque et que le gaz soit apporté par un écheveau de conduites métalliques apparentes, à hauteur d’homme.

Dans ce territoire peu peuplé, les villes ont une présence plus affirmée que la campagne. Celle-ci, minoritaire en population, reste pourtant la principale ressource du pays. À Echmiadzin, l’ancienne capitale du royaume, le monastère central sert de ruche religieuse. Les prêtres sont nombreux dans leurs soutanes et leurs barbes imposantes, plus encore les séminaristes et les moines qui y accomplissent, au-delà de la formation religieuse, une sorte de service national de plusieurs mois.

L’abbaye, dirigée par le catholicos (patriarche) le plus élevé de l’Église arménienne, présente, dans une architecture du xviiie siècle, reconstruite et entretenue, une ambition royale. En schiste jaune entouré de frais jardins à l’andalouse, le monastère sert de foyer à la vocation religieuse et sociale, en même temps que de jardin public. Par rapport à l’aspect moyenâgeux des nombreux monastères, basiliques et autres fortifications en basalte noir de montagne, qui servent de refuge et de sentinelles contre l’envahisseur culturel ou militaire, Echmiadzin offre le visage urbain et accueillant de la culture arménienne assumée et épanouie.

Parmi les interlocuteurs rencontrés, généralement formés sous l’Urss, aucun n’exprime de réserve anticléricale, tant il est manifeste que l’Église autocéphale reste le socle identitaire en vigueur. Une fois la page de l’Urss tournée, l’État s’efface, ainsi que sa providence. Le tissu social et le travail de solidarité se conçoivent donc à partir de la religion nationale, en dépit de la longue parenthèse agnostique. Le Dr Babloyan, ancien ministre de la Santé, développeur inspiré de structures hospitalières postsoviétiques à Erevan, nous le confirme. On est loin par exemple de l’émancipation polonaise après la chute du Mur vis-à-vis de l’Église et de ses structures sociales.

Mont Ararat et Nagorny Karabagh, l’horizon identitaire

L’emblème de la civilisation arménienne, en plus du christianisme et de l’écriture, est le mont Ararat qui s’inscrit à l’horizon des plaines et des plateaux. Les frontières se modifient au fil des siècles, mais les paysages portent la triple marque inchangée. Dans sa Géographie universelle, Élisée Reclus parle d’une nation errante. Au milieu d’empires eux-mêmes changeants, le peuple arménien garde sa langue, sa religion, son écriture et le massif immuable de l’Ararat. Bien qu’elle se trouve, paradoxe douloureux, en dehors des frontières, chez les Turcs, la Montagne sacrée reste le point de ralliement de la géographie nationale. Comme le chêne de Guernica du Pays basque ou le cèdre du Liban, le mont Ararat est d’autant plus présent que, par son éloignement brumeux et son extraterritorialité, il réside essentiellement dans les consciences.

Les visiteurs étrangers sont encouragés à gagner les monts du Petit Caucase vers le fruit reconquis et défendu avec fierté du Nagorny Karabagh. De village en village et surtout de monastère en abbaye, l’autobus gravit allègrement de bonnes routes qui servent encore à convoyer la logistique militaire vers le front. Plateaux et ravins ont été le théâtre de la reconquête contre les Azéris aidés par les Turcs. Au passage dans les villages et les petites villes de garnison, le paysage s’élève par de profonds canyons vers les steppes du haut Karabagh. Seul subsiste l’élevage extensif des moutons, dont les troupeaux dans le lointain se confondent avec le schiste clair des affleurements. Une fois traversées les parties escarpées s’ouvre le plateau du Karabagh. Ce fruit ardemment défendu de terre noire est connu depuis l’Antiquité pour sa fertilité. Les champs de céréales et les vergers sont cependant laissés en grande partie à l’abandon, comme si la guerre suspendue et l’expulsion de nombre de paysans azéris avaient privé l’Arménie d’une partie essentielle de ses ressources.

La large vallée plate fut de tout temps revendiquée par de nombreux peuples, qui y ont laissé des traces. Les Arméniens en ont fait leur cause nationale. Désormais, le cessez-le-feu acquis, ce joyau de terre noire à l’indépendance unilatéralement proclamée par Erevan encombre leur horizon. Il enclave un peu plus leur politique étrangère. Mais la cause est tellement sacrée qu’il est difficile d’en discuter. Les gouvernements vont et viennent sur des politiques aussi irrédentistes les unes que les autres. Ils laissent peu de place aux véritables enjeux de construction nationale, tant l’ombre de la Montagne sacrée les enveloppe. Les Azerbaïdjanais, pour leur part, qui ont perdu le Karabagh, ne cèdent pas un pouce de leur revendication sur le territoire. Riches du boom pétrolier, de nombreuses sollicitudes internationales aussi bien russes qu’occidentales, ils estiment que le temps travaille pour eux.

Un territoire au statut suspendu

Deux témoignages illustrent ce blocage. Le premier vient d’un intellectuel proche des Affaires étrangères arméniennes. Tout en soutenant la cause sacrée, il reconnaît que les deux contentieux identitaires, le génocide par les Turcs et le Karabagh, sont liés et intraitables pour le moment. Si l’on veut progresser sur ce dossier, Erevan sera bien obligé de lâcher du lest, par exemple sur le retour d’une partie de la population azérie, entièrement chassée. La médiation tripartite sous l’égide de l’Osce, actuellement dans l’impasse, pourrait en être relancée. Le Karabagh, nous explique-t-il, a la saveur d’une victoire militaire. Elle nourrit la légitimité des gouvernements au pouvoir, lesquels en ont bien besoin au regard de la modestie du développement économique réalisé. Or, celui-ci est précisément bloqué par l’enclavement du pays.

Évaluant l’histoire sociétale récente, une psychanalyste à Erevan n’hésite pas à parler de la guerre du Karabagh comme d’un traumatisme commun : le troisième en un demi-siècle. Il n’est pas moins grave pour les équilibres familiaux de la société que le tremblement de terre de 1988 et le génocide. À la troisième génération après le génocide, affirme la thérapeute, des rêves de massacres hantent encore les jeunes, transmis par les mères et grands-mères de façon souvent inconsciente. Qu’ont fait nos pères pendant la guerre du Karabagh, se demandent des adolescents d’aujourd’hui après d’autres survivants de guerres cruelles en Europe ? Il faudrait pouvoir tourner des pages dans les histoires individuelles, même si la mémoire collective doit continuer à faire son œuvre, estime cette interlocutrice.

Tourner des pages sans perdre la mémoire, notre interlocutrice en donne l’exemple en racontant ses étapes professionnelles, de l’école de psychologie comportementale et marxiste à Moscou à la psychanalyse en France dans les années 1980, puis à l’installation controversée d’un Institut de psychanalyse à Erevan. Trois cultures séparées conciliées en elle à force de lucidité et de volonté. Le retour chez elle s’entend aussi, on le comprend en l’écoutant, comme un acte de patriotisme dans un pays que ses élites ont la tentation de quitter.

Une version hard de l’itinéraire arménien récent vient du père Krikor, archiprêtre du plus glorieux monastère de l’orthodoxie arménienne Gandzasar. Le monastère et son église du xe siècle surplombent la vallée du Karabagh vers l’ouest et l’Azerbaïdjan. Lieu de pèlerinage et de refuge des chrétiens assiégés, il est aussi une rampe de lancement pour la défense spirituelle et militaire, comme nombre d’autres monastères du pays. Il offre ainsi un foyer de communion identitaire, conquis à l’ennemi et ressenti comme tel par de nombreux pèlerins. Le plateau, l’église, la vallée en contrebas avec ses villages dessinés en miniature, tandis qu’un orage de printemps déchire le ciel et sonorise le paysage en basse continue, semblent sortir d’un tableau romantique. Au pied de la massive bâtisse romane en pierre noire, un drame identitaire se dégage de ce tableau, que soulignent les propos de l’archiprêtre.

Krikor, un catholicos athlétique au profil d’aigle, a passé sa vie autour de Gandzasar. Il en fut chassé sous la domination azérie et il n’eut de cesse ensuite de reconquérir le lieu et son fardeau symbolique. Pendant la guerre, il s’est porté sur le front comme aumônier de l’armée. Il n’avait, précise-t-il, aucune réticence à porter le fusil d’assaut des commandos arméniens dans ce qui fut pour lui clairement une croisade, donc sacrée. En réponse à notre question, il estime que Dieu et les saints peuvent certes faire advenir la paix, mais que dans l’urgence, ils avaient surtout pour vocation de soutenir la guerre. Devant ce paysage – qui ouvre sur le nord de l’enclave – la reconquête n’est pas achevée, affirme-t-il. Il ne craint pas d’afficher son désir d’en découdre encore.

En attendant, Stepanakert reste la capitale du territoire libéré, autonome mais non reconnu internationalement. La petite ville située dans une cuvette retentit d’activité militaire. La ville, fondée au xe siècle et constamment habitée par une majorité arménienne, garde elle aussi la marque soviétique qui imprègne l’Arménie. Étant donné ses bonnes relations avec les deux pays belligérants, la Russie considère le Karabagh comme un territoire au sort suspendu. Elle participe au premier rang au Comité international censé ramener la paix, tout en tolérant la prise en main de facto du Karabagh par l’Arménie. Le territoire est aujourd’hui rattaché à l’Arménie mais doté de ses propres institutions.

Dans l’hôtel principal, nous croisons des officiers d’état-major, en treillis de combat. Ils échangent force plaisanteries et marquent autour d’un petit-déjeuner de général la tranquille assurance d’une armée sûre de son bon droit. Ils sourient à notre présence de touristes pacifiques mais refusent de nous parler de la situation sans autorisation explicite de la hiérarchie.

Les traces de la guerre sont nombreuses sur les routes où gisent quelques tanks et canons éventrés, ainsi que des réservoirs d’essence et d’autres structures plus ou moins camouflées servant aux casernements et au matériel. On ne sent pas le pays en guerre, mais les escarmouches fréquentes aux frontières et à l’intérieur du territoire, ainsi que le dispositif militaire omniprésent, entretiennent la tension.

Le lac Sevan et l’effondrement

En descendant du Nagorny Karabagh vers le lac Sevan à travers la montagne, on revient vers le territoire principal de l’Arménie. Au bord de la route, les blocs de basalte défilent comme une armée d’éléphants. Les massifs qui surplombent le paysage sont de vieilles montagnes volcaniques. Les villages et bourgs du bord de lac apparaissent démunis, ponctués de vestiges centenaires aussi bien que de maisons laissées en plan par les crises successives. Le lac fut, dans les années 1930, vidé partiellement de son eau et fortement réduit par un projet hydraulique stalinien. Autant l’architecture religieuse défie les injures du temps, autant le bâti des villages paraît éphémère, avec ses maisons en torchis et ses toits de tôle ondulée. Le lac de plus de cent kilomètres dans sa longueur passait naguère pour un endroit insalubre, de fièvres comme l’on disait. Sous les Soviétiques, le climat, ensoleillé en été, fut au contraire jugé assez bon pour offrir des villégiatures aux cadres méritants du parti. Une hôtellerie se renouvelle aujourd’hui avec l’argent de la diaspora et une certaine activité touristique renaît dans cette Riviera intérieure. Pour autant, le lac aux rives basaltiques et coupantes n’est guère exploité, ni par les pêcheurs ni par la plaisance.

L’Arménie ne manque pas de nostalgiques de l’Urss et de ses aménités. De Vladivostok à Dresde et à Erevan, on ressent parmi les gens instruits un spleen persistant où une certaine nostalgie se mélange aux attentes déçues de l’économie de marché. Non pas que la vie fût foncièrement meilleure auparavant, mais elle était moins précaire et plus prévisible.

À cela s’ajoute, particulièrement en Arménie, le fardeau de la transition. Si le mot ne veut plus dire grand-chose dans les étiquetages internationaux, sinon la prétention de l’Occident à faire adopter son modèle de démocratie et de marché, le passage d’un système à l’autre est ici vécu durement par les gens. Ils le nomment parfois l’« effondrement », tant les ressources sociales (éducation, santé, protection sociale) se sont effacées sans laisser de trace, tandis que les institutions de remplacement tardent à se reconstruire, hypothéquées qu’elles sont par les atermoiements des politiques, les urgences de la guerre, la fatigue des donateurs de la diaspora et le gaspillage des ressources.

La transition, c’est en effet la traversée qui s’éternise, le milieu du gué qui devient une station durable. Comme beaucoup d’Arméniens, notre psychanalyste ne se mêle pas de politique, mais elle considère que la société arménienne, particulièrement chahutée ces vingt dernières années, a beaucoup changé. Les valeurs se sont certes alignées sur un matérialisme mondialisé d’origine occidentale, mais les attentes des gens ne font plus de l’Occident un horizon ultime, ni de l’Europe une patrie rêvée. D’autant que l’Arménie continue à vivre sous protection russe.

Les orphelins, la diaspora et les leaders

À Gavar, au bord du lac Sevan, la ville de la vallée, l’orphelinat de Gavar fondé en 1936 et aujourd’hui soutenu par des fondations de la diaspora se présente comme un modèle du genre. Le directeur, M. Nalbandian, nous reçoit, entouré de ses quatre-vingts pupilles actuels, filles et garçons. Les deux désastres, la guerre et le tremblement de terre de 1988, ainsi que l’effondrement de l’Union soviétique, ont fait des centaines d’orphelins dans le pays, enfants de soldats morts, ou encore abandonnés.

L’orphelinat se compose d’une grande bâtisse construite près du lac, un peu à l’écart de la petite ville. Un préau intérieur sépare deux corps de bâtiments, un pour les classes et un pour les chambres et dortoirs. Les enfants et leur encadrement rayonnent d’enthousiasme et de dynamisme. Les uns et les autres sont convaincus de vivre une expérience privilégiée. L’instruction était, au temps soviétique et auparavant, le grand atout des Arméniens. Ils en portèrent la réputation tout au long de leurs pérégrinations, jusqu’en Amérique aujourd’hui. À l’heure actuelle, les autorités reconnaissent le désarroi des structures éducatives et sociales. La soif d’instruction est toujours là, mais les quelques écoles privées y pourvoient pour l’essentiel.

Filles et garçons nous reçoivent avec curiosité et chaleur. Ils nous montrent leurs lieux de vie, leur organisation en groupes, leurs jeux, leur production artistique, la traditionnelle fluidité dans les langues propre aux Arméniens. Ici, comme dans les structures hospitalières du Dr Babloyan à Erevan, l’engrenage du développement se fait autour d’un homme, de ses relations avec l’aide internationale. Pour l’orphelinat, il s’agit essentiellement de l’Allemagne et de la Suisse. Les enfants et les adolescents le savent. On est loin du système soviétique par la prise en compte attentive de la liberté individuelle. On soigne et on construit cependant aussi l’intérêt général. L’établissement se veut à l’origine d’une société qui se construit et qui y croit. Il représente aussi le lien avec une diaspora, qui après avoir distribué tous azimuts au lendemain du tremblement de terre, se cherche des points d’appui dans une société civile responsable.

La diaspora, qui regroupe plus de la moitié des Arméniens dans des organisations et des partis fortement structurés, est aujourd’hui confrontée dans son patriotisme à un double défi, celui des blocages politiques et économiques de l’Arménie, précédemment évoqués, et celui de son propre reflux en migrants et en investissements, après l’âge d’or de la libération du pays.

Les Arméniens, à jamais dispersés ?

Dans les Noces noires de Gulizar1, Arménouhie Kévonian raconte à la première personne les tribulations de sa mère, Gulizar, au cœur de l’Arménie ottomane, à la fin du xixe siècle. Cette histoire s’inscrit sur fond d’un univers oriental qui nous semble lointain et qu’on pourrait trouver pittoresque ; au décalage des modes de vie entre deux générations, déjà fort au xxe siècle en Occident, s’ajoute ici le passage de l’Orient « en retard » à l’Occident porteur de modernité.

La modestie du rôle imparti aux femmes dans une société orientale traditionnelle et l’insécurité des Arméniens, ostracisés à l’intérieur de l’Empire ottoman, constituent deux obstacles sur le chemin d’une jeune fille qui défend sa liberté (ou l’idée qu’elle s’en fait) au moment où elle est entraînée avec brutalité dans le monde adulte par le désir d’un homme. En un petit nombre de pages, ce récit nous montre un univers matériel et moral mieux que ne pourrait le faire aucun roman historique. L’auteur sait donner de la chair et de la couleur aux dires de sa mère, Gulizar, enlevée à l’âge de quinze ans par Moussa bek, un bandit kurde puissant et cruel qui l’avait remarquée et qui la convoitait, alors qu’il avait quatre épouses. La jeune captive affirme à ses gardiens qu’elle demeure arménienne pour rejeter l’idée d’un mariage forcé avec un Kurde, ou bien elle leur concède qu’elle se soumet en nourrissant le secret espoir de gagner ainsi une modeste marge de liberté en vue de s’enfuir et de recouvrer son identité. Elle mène avec ardeur et subtilité ce jeu dont l’issue est déterminante pour elle. Défendre son honneur, c’est se battre pour être reconnue comme arménienne et donc comme chrétienne, la religion étant alors consubstantielle, dans cette partie du monde, au groupe national d’origine. En outre, faute de prouver qu’elle n’avait vécu un temps sous le toit d’un Kurde que par l’effet de la contrainte, cette jeune fille risquait d’être prise pour une musulmane coupable d’apostasie. Il lui faudra bien du courage pour s’enfuir et dénoncer le ravisseur devant la justice turque. Relaxé une première fois, celui-ci sera condamné en appel à se rendre à La Mecque.

Dire et décrire l’exil

Le Kemp2, de Jean Ayanian, évoque la vie d’une petite communauté de la diaspora arménienne dans une usine désaffectée de Vienne (Isère). Des rescapés du génocide y ont séjourné de 1922 à la fin des années 1940, et même jusqu’en 1962, pour certains. C’est l’histoire d’une cité d’infortune qui, d’une après-guerre à l’autre, a permis à des Arméniens de se reconstruire en travaillant, en apprenant le français, en veillant à l’instruction de leurs enfants. Cette longue halte est racontée par un homme qui l’a vécue enfant, après avoir été présentée et analysée par une historienne qui possède une excellente connaissance de la communauté arménienne. Comme pour les Noces noires de Gulizar, des photographies et des documents rendent cet ouvrage encore plus évocateur. On regarde vivre une communauté solidaire dont les membres patientent avant de reprendre leur aventure individuelle (pour certains, ce fut, à l’appel de la propagande soviétique, un retour en Arménie, désespérant et souvent, irrémédiable ; pour la majorité, ce fut une intégration réussie).

Ces deux livres se donnent pour des documents plus que pour des ouvrages littéraires mais on les lit avec plaisir, et l’appareil qui annote et précise chaque récit subjectif participe de notre joie. Après quoi on a la tentation de découvrir une littérature de l’exil dans une anthologie récente de textes autobiographiques sur des enfances arméniennes. On s’étonnera de rencontrer dans le sommaire de Nos terres d’enfance3 un personnage de la direction soviétique que l’on avait un peu oublié (Anastase Mikoyan), des noms d’écrivains qui ne sont pas répertoriés comme arméniens (Arthur Adamov, Nina Berberova), et puis on croisera un auteur connu pour avoir participé au groupe surréaliste (Sarane Alexandrian), un dramaturge arméno-américain, William Saroyan, des personnes devenues célèbres pour d’autres activités que l’écriture (Elena Bonner, Carzou, Paradjanov)…

Les quarante-trois auteurs nous touchent diversement, mais leurs écrits portent la marque des épreuves qu’ils ont subies. La dureté de certains récits nous renvoie à des photographies de massacres antérieurs au génocide de 1915 (la Catastrophe a été précédée d’importants massacres en 1894-1896 et en 1909), où l’on voyait des cadavres abandonnés au bord d’une route, dispersés ou entassés, plus ou moins dévêtus. Mettant en rapport ces photos et cette anthologie, on se dit que la plupart de ces auteurs ont connu dans leur jeunesse ces horreurs à des distances variables, pour en avoir réchappé, pour avoir perdu leurs parents, un oncle, une sœur ou pour avoir appris ce qui était arrivé à des proches.

Des récits parus jadis dans des revues arméniennes ont été traduits en français pour ce volume. Sous le titre : « À la mémoire de ma mère Antaram », un témoignage d’Arménak Hagopian nous donne une image saisissante de l’aspect le plus grégaire, en tout cas le moins étatique, du génocide vu par un enfant. Les rancœurs et les frustrations d’une population turque ou kurde, pauvre, jeune et mal éduquée, se donnent libre cours. Dans « La prière de l’Immortelle », une mère entend une compatriote lui dire : « Vite, étrangle l’enfant sinon, non seulement ils vont l’entendre mais ils vont arriver et nous massacrer tous ! » L’horrible situation d’une communauté qui fuit et se cache pour survivre peut donc faire qu’une femme demande à une mère de trahir son bébé. Cette dernière sauvera ce jour-là ses quatre enfants, dont deux mourront peu après, sans doute d’épuisement.

Un extrait, intitulé « Hôpital », du livre d’Antranik Zaroukian Des hommes sans enfance, montre une violence moins directe, qui n’en est pas moins effrayante. Dans une société où les hiérarchies de sexe et d’âge s’imposent avec force, les enfants qui sont en manque de tendresse et que l’on n’écoute pas toujours prennent des libertés avec la vérité. « L’hôpital était pour nous le paradis sur terre », se souvient un homme qui a vécu ces temps où les enfants s’inventaient des douleurs pour être reconnus comme malades et avoir accès à un lit, être mieux nourris et se sentir un instant protégés. « La vraie maladie était rare. » Le mal au ventre fictif était devenu fréquent, tellement ces enfants étaient avides des douceurs toutes relatives qu’il leur permettait d’obtenir. Un jour, un garçon qui souffrait ne fut pas écouté alors qu’il se plaignait, il n’a donc pas été soigné. Et, le lendemain, quand on s’aperçut de la gravité de ses symptômes, il était trop tard. Sa mort a fait que plus aucun enfant n’osa prétexter un mal au ventre.

Cette anthologie expose sans fard les rudesses d’un peuple sur la défensive qui, entouré d’ennemis, tendait à valoriser à l’extrême sa culture, dans son désir d’autonomie, sinon d’autarcie.

Éloge du bois de Vincennes en arménien

Le Bois de Vincennes4, écrit à la fin des années 1940, apparaît d’emblée comme un texte plus « littéraire », en ce sens qu’il joue avec le temps et l’espace, un individu, le narrateur, réfractant dans son récit ce double drame de la persécution et de l’exil. L’auteur, né à Varna (actuelle Bulgarie) en 1902, vivait à Paris depuis 1922 ; il était capable d’écrire en français, son métier de typographe – il a fini sa carrière à France-Soir – prouve qu’il maîtrisait notre langue. Sa traductrice a su respecter cette écriture de l’impossible ubiquité.

Marc Nichanian souligne dans sa préface un paradoxe troublant : l’auteur a vécu dans un monde occidental qui l’a imprégné et qui l’a rassuré, puis qui l’a déçu, qu’il a aimé et ensuite détesté, et il a écrit dans un arménien qui était celui de son enfance, qu’il préservait en lui, puisque non seulement il ne vivait pas en Arménie, mais il n’a jamais souhaité se rendre dans le pays de ses ancêtres. Il avait certes des contacts avec des Arméniens, toutefois il faut préciser que c’était avec des Arméniens de la diaspora. Ce récit poétique qui évoque l’Arménie à travers Paris, le bois de Vincennes et tout un monde que l’auteur a découvert adulte, il faut souligner qu’il a été écrit dans la langue maternelle que l’auteur avait apprise jadis, ailleurs.

Ténu, un peu hésitant au début, ce livre compare et confond sa double insertion dans le temps et dans l’espace : ici aujourd’hui et là-bas autrefois. Nicolas Sarafian annonce d’entrée ce que sera pour lui le bois :

Le bois de Vincennes s’étend de la Marne au Don et même plus bas, couvrant aussi une grande partie de la mer Noire. Il atteint parfois le ciel. Il passe par-delà mes nostalgies et mes souvenirs.

L’évocation du bois sera le refrain du livre :

Dans le bois de Vincennes, il y a des arbres venus de ma ville natale et il y a des cigales. Je crois entendre quelquefois les murmures qui berçaient mon enfance, sur un torrent d’ors et de cristaux.

Pour évoquer ces retrouvailles imaginaires, l’auteur revient à son expérience saisie dans sa quotidienneté :

Le bois de Vincennes, l’été, est un bocage miséricordieux, derrière ma maison, tout autour d’un hôpital militaire. Les arbres glissent à travers le rêve fiévreux des malades et des soldats, pour les consoler avec les mots de la nature.

C’est à partir de ses déambulations dans le bois de Vincennes que Sarafian évoque sa vie et ses idées. Il est toujours déchiré. L’écriture et le travail l’apaisent, mais ce qui lui est indispensable, c’est le passage de l’une à l’autre, comme si chacune de ces activités le libérait du poids de l’autre, comme s’il savait d’avance trop bien que tout apaisement est transitoire et superficiel. Il dit :

Je travaille comme un automate en pensant à mes écrits. Et c’est un miracle que mes doigts puissent composer sans faute. Je hais la machine. Mais il suffit que je reste sans travail quelques jours pour être dégoûté par les écrits et les livres inutiles.

« Jeté dans le monde » résume la façon dont l’auteur perçoit les débuts de son rapport au monde. On en retire l’impression que certains traumas de l’enfance sont indépassables, même si le vivant parvient toujours à nous reprendre et à nous captiver. Il dit :

Le bois de Vincennes est ensorceleur. J’aboutis à la concentration intime des expériences. J’ai d’un croyant fervent la félicité sans la croyance.

Et il affirme la triste idée qu’il se fait de sa vie, à cet instant-là :

Je suis passé à travers les années comme un fantôme, portant en moi la privation, la douleur d’un peuple méprisé, l’attente, l’attente, la révolte, la crispation, l’espoir du bonheur et je vais vers la mort sans avoir vécu.

* * *

Chacun de ces textes peut être mis en relation, de manière directe ou lointaine, avec les conflits que les Arméniens, en tant que minorité chrétienne ou en tant que nation, ont eus avec le monde musulman aux confins du xixe et du xxe siècle. Dans les Noces noires de Gulizar, il y a un viol et, dénoncé avec plus de clarté et plus de force encore comme insupportable et inhumain, le désir de forcer une jeune fille à renier ses origines pour devenir musulmane. Dans le Kemp, une communauté s’est pour un temps créé un univers à l’écart de la ville qui permet à des rescapés de s’intégrer en douceur et de recouvrer leur désir de vivre. L’anthologie des souvenirs d’enfance est dramatique : la misère constitue le fond sur lequel ont lieu des événements qui précèdent, qui suivent la Catastrophe ou qui en constituent des épisodes. Le Bois de Vincennes dit le désarroi d’un homme qui porte à jamais la blessure d’avoir perdu père et mère et d’avoir été poussé à quitter son pays, comme si sa vie y était devenue illégitime. Sans réduire son récit à cette seule dimension, on pourrait voir dans le texte singulier de Nicolas Sarafian une tentative de « résilience ».

Jacques Goulet

1.

Arménouhie Kévonian, les Noces noires de Gulizar (texte publié en 1946, à Paris), trad. Jacques Mouradian, suivi d’Anahide Ter Minassian, Mémoires mêlées et de Kéram Kévonian, Tableaux d’un monde assassiné, Marseille, Parenthèses, 2005.

2.

Jean Ayanian, le Kemp, une enfance intra-muros, précédé d’Anahide Ter Minassian, Vienne, ou des étrangers dans la ville, Marseille, Parenthèses, 2001.

3.

Anahide Ter Minassian et Houri Varjabédian (sous la dir. de), Nos terres d’enfance, l’Arménie des souvenirs, Marseille, Parenthèses, 2010.

4.

Nicolas Sarafian, le Bois de Vincennes, trad. Anahide Drézian (première publication en arménien à Alep, en 1947), présentation de Marc Nichanian, Marseille, Parenthèses, 1993.

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    Journaliste à Genève. Voir ses précédents articles dans Esprit : « L’exception suisse. Singularité choisie et solitude subie », juillet 2011 et « Éthiopie : des sanctuaires au projet national », décembre 2010.