Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Dans le même numéro

Comment vivre avec la catastrophe ? Une série télévisée : Lost

mars/avril 2008

Comme dans d’autres aventures de réfugiés, l’idée de réunir sur une île les survivants d’un accident d’avion permet de proposer une grande métaphore de la vie sociale. Une série télévisée américaine au succès international montre que, dans l’imaginaire actuel, la catastrophe ne peut jamais être considérée comme révolue : elle continue à faire sentir ses effets au présent, elle se prolonge. La catastrophe, c’est ce qui se poursuit.

Les « films catastrophe » constituent un genre cinématographique à part entière. Il s’est illustré notamment par La tour infernale1 qui met en scène l’incendie d’un gratte-ciel dans lequel des invités endimanchés périssent au bout d’une heure et demie d’efforts désespérés pour franchir des escaliers démolis et échapper aux flammes, le tout sur fond de corruption et d’avarice. L’incendie emporte d’ailleurs avec lui les architectes véreux, ce qui donne à la fin du film une touche morale. La même structure narrative est présente dans L’aventure du Poséidon2, dans lequel un naufrage interrompt brusquement un gala. Ces films, même s’ils ne sont pas les premiers à représenter une catastrophe3, ont produit un choc en montrant que la catastrophe n’arrive pas qu’aux autres et que chacun peut être surpris dans des circonstances les plus inattendues : le paroxysme du jeu social d’une réception ou d’un gala contraste avec son contraire, l’instinct de survie, la course de chacun pour tenter de sauver sa peau.

C’est cependant la télévision la plus grande pourvoyeuse d’images qui nourrissent l’imaginaire contemporain de la catastrophe. La télévision brouille la distinction entre catastrophe imaginée et désastres bien réels : les images qu’elle diffuse mêlent les fictions (films, téléfilms et séries) aux journaux télévisés, reportages et documentaires.

Dans sa fonction d’information, la télévision rend la perception de la catastrophe plus directe et donc plus choquante : elle n’est pas insérée dans un récit, comme c’est le cas au cinéma. Le public a assisté en live aux obsèques de John Fitzgerald Kennedy et a pu voir pendant tout un week-end les images en boucle de son assassinat. Son assassin présumé, Lee Harvey Oswald, fut tué par Jack Ruby en direct devant les yeux des téléspectateurs. D’autres images comme celles des raids aériens de la guerre en Irak passent en continu sur nombre de chaînes. Des images, parfois d’amateurs, des tremblements de terre comme du tsunami en 2006 sont immédiatement disponibles sur internet et intégrées dans le journal de 20 heures. Sans parler bien sûr, des attentats du 11 septembre 2001 qui furent suivis d’heure en heure par les téléspectateurs depuis le cadre familier de leur maison. Ce contraste entre la brutalité de l’événement et la sécurité du lieu de réception a contribué à rendre le choc encore plus fort. Le téléspectateur, dans tous ces cas, est pris de court : il découvre l’horreur de l’événement à travers les images, mais sans pouvoir reconstituer la suite logique des événements, sans pouvoir intégrer les images dans un récit. Ce qui rend l’image télévisuelle de la catastrophe plus terrible encore. Elle ne permet pas une véritable compréhension des événements, pas plus qu’elle n’offre la possibilité d’en tirer des leçons. Des événements plus diffus, qui se présentent comme un feuilleton dont le spectateur ne perçoit qu’une parcelle à chaque séquence d’information, comme l’affaire d’Outreau, baptisée « catastrophe judiciaire », apparaissent aussi confus, mais pour d’autres raisons : le téléspectateur est abreuvé d’images, de témoignages et d’informations partielles ; il lui faudra attendre les auditions parlementaires – et encore à condition qu’il les suive ! – pour saisir les tenants et les aboutissants de l’affaire.

Même si les générations actuelles, familières de la culture visuelle, ont appris à construire du sens à partir d’images4, la répétition d’informations en boucle au journal télévisé n’offre pas suffisamment d’images diversifiées et surtout pas suffisamment de temps pour mener à bien cette construction. Si les journaux télévisés doivent impérativement donner des informations brèves pour retenir l’attention du public, ce qui encourage le sensationnalisme, les documentaires et les reportages permettent en principe de construire de véritables discours visuels qui accompagnent le discours textuel. Mais, dans ces émissions, le public est exposé aux catastrophes par occurrence unique. Certes, des rediffusions interviennent désormais fréquemment mais il est rare qu’on regarde une telle émission plus d’une fois, les rediffusions servant à mieux aider le téléspectateur à organiser son programme. L’occurrence unique permet bien sûr la prise de conscience d’une catastrophe, mais ne facilite pas le travail d’intégration par étapes nécessaires à une véritable assimilation des dangers potentiels qui se présentent à nous aujourd’hui.

Les catastrophes naturelles ou politiques font désormais partie des représentations les plus communes qui traversent les images télévisuelles. Les spectateurs ont été touchés, en de multiples occasions, par ces milliers de personnes sans abri, ayant perdu des proches, exposées à toutes sortes de tourments. Les tsunamis ou autres attentats terroristes n’allaient pas laisser indifférents les plus talentueux des scénaristes. Des séries télévisées sont donc consacrées aux catastrophes et la plus fameuse d’entre elles est sans conteste la série Lost qui met en scène, à travers l’accident du hasard, à la fois l’hostilité de la nature et la bêtise des hommes. Porté par une trame narrative complexe et séduisante, qui caractérise toutes les séries télé de l’époque Quality TV aux États-Unis, Lost peut se lire comme un véritable apprentissage d’une vie qui ne peut plus désormais être imaginée à l’abri des catastrophes.

Une robinsonnade du xxie siècle

La série Lost5 met en scène la vie d’une quarantaine de rescapés d’un crash aérien, échoués sur une île perdue au milieu de l’océan. Malgré ce thème dramatique et sombre, la série bat des records mondiaux. De nombreux pays l’ont achetée et elle est traduite en presque trente langues. À la fin de sa première saison, elle fut la série la plus fréquemment téléchargée sur iPods, une des premières séries américaines à être diffusée simultanément en espagnol et en anglais sur des chaînes locales, objet de multiples forums sur internet6. Les téléspectateurs y discutent sur les personnages, critiquent le parti pris des scénaristes, spéculent sur la suite et surtout tentent d’interpréter la série.

Au premier abord, le générique déboussole les téléspectateurs. La musique est très moderne, électronique, étrange. Contrairement aux conventions, aucune image ne présente les personnages ni ne donne d’indice sur le sujet ni le lieu de l’action ; le spectateur ne dispose d’aucun repère d’aucune sorte. Perdu, il ne voit qu’un écran noir dans lequel apparaît le mot Lost (perdu) en lettres blanches, un peu floues au début, qui font un tour d’environ 245 degrés sur l’écran, de la droite vers la gauche, et grandissent jusqu’à disparition de l’écran pour céder la place à la première scène de l’épisode ; le tout en très peu de temps. La première scène de l’épisode pilote de la série commence, en très gros plan, sur un œil qui s’ouvre brusquement. Dans la suite de la série, l’image de cet œil devient un code pour signaler une prise de conscience. La découverte de la catastrophe s’opère par une prise de conscience qui ne cesse de s’approfondir : ce message iconique est souvent répété dans la série, sans être toutefois surexploité (nous avons en effet affaire à de vrais professionnels de la fiction télévisuelle).

L’œil s’ouvre en grand, accompagné d’un bruit étrange, comme un tuyau d’aspirateur qui avale d’un coup un gros objet : le téléspectateur comprend que quelque chose ne va pas, sans pouvoir l’identifier. Puis, les images dévoilent peu à peu l’homme dont on a vu tout d’abord l’œil en très gros plan : il est couché par terre, porte un costume ; il est ébouriffé, désorienté, probablement légèrement blessé, son visage est sale. Il respire fort et essaie de reprendre ses esprits. Le téléspectateur se demande ce qu’il fait là, ce qui lui est arrivé : dans quel étrange jardin se trouve-t-il ? Sont-ce des bambous ou un champ de maïs ? A-t-il été agressé ? Est-il en train de se réveiller d’une nuit trop arrosée ? Soudain, un labrador beige s’approche mais s’éloigne dès qu’il le voit. On croit alors avoir un premier repère : c’est bien un jardin ; ce type de chien n’est pas un code de menace. Serait-ce son chien ? L’homme se lève et sort de sa poche une petite bouteille d’alcool, ce qui confirmerait l’hypothèse de l’ivresse selon un autre code télévisuel.

Le personnage se met à courir, de plus en plus rapidement. Une musique angoissante accompagne la vitesse, créant une ambiance de peur, de panique. L’homme passe devant une chaussure, une basket, accrochée à un arbre. Il ne la remarque pas mais le téléspectateur ne manque pas cet indice. Alors qu’il court, sa respiration devient de plus en plus rapide, comme la musique. La végétation devient plus exotique. Pourquoi est-il en costume dans la jungle ? Est-ce un homme d’affaires ? A-t-il été kidnappé ? Drogué peut-être ? Tout cela déboussole le téléspectateur, l’inquiète.

L’homme arrive à une clairière et s’arrête de courir pour reprendre sa respiration. La caméra tourne autour de lui et le téléspectateur découvre, comme lui, qu’il est sur une plage. Un silence paisible, que seul le clapot des vagues vient interrompre, change immédiatement l’ambiance : l’image de la plage rassure, le pire doit être derrière lui. Mais il est évident que l’homme ne sait pas ce qu’il fait là. Quelques secondes après, des bruits à peine audibles se détachent : des bruits humains cette fois, des cris, des pleurs. L’homme se dirige vers ces bruits qui deviennent plus forts, et il voit quelque chose que le public ne voit pas encore : l’expression de son visage informe le téléspectateur qu’on n’avait pas atteint le pire.

À mesure que le personnage avance sur la plage, le téléspectateur commence à découvrir, lentement, par petits bouts, l’ampleur de la catastrophe : d’abord la fumée, des gens désemparés, d’autres gravement blessés, puis des morts, une hélice d’avion qui tourne dans le vide, un jet d’essence se projetant dans l’air au-dessus d’un morceau de fuselage : bref, le chaos. Le premier personnage et le téléspectateur prennent conscience, par étapes, de l’étendue des dégâts, de l’urgence d’une situation qui continue à s’aggraver. L’homme, dont on apprend qu’il s’appelle Jack7 et qu’il est médecin, prend les choses en main et vient au secours des survivants. La scène suivante, sur la plage, découvre des nouveaux dangers, de nouvelles horreurs. Un peu plus tard, Jack trouve le pilote qui lui révèle avant d’expirer que l’avion avait dévié de sa route ; des sauveteurs ne sauront donc pas où conduire leurs recherches : personne ne viendra les sauver. À chaque fois que l’on pense avoir touché le fond de l’horreur, on découvre de nouveaux aspects de la catastrophe qu’on n’arrive pas à cerner.

Jack se fait aider par quelques compagnons d’infortune plus ou moins coopératifs pour prodiguer les premiers soins. Une fois les premières urgences traitées, il faut organiser la nuit sur l’île. Qui peut encore marcher, qui peut aider ? Qui a besoin de soins ? Y a-t-il des choses à récupérer de l’avion ? Combien y a-t-il de morts ? Qui parle anglais ? Les scénaristes ne manquent pas d’humour : un passager demande aux autres si l’un d’eux n’aurait pas un stylo pour faire une trachéotomie comme à la télévision, d’autres se jettent sur leur téléphone portable, mais il n’y a pas de réseau sur l’île. Tous les accessoires de la modernité, tous les repères font subitement défaut, ce qui désoriente les survivants : il leur faut se forger de nouveaux critères pour survivre.

Ainsi commence la première saison de la série où les survivants de la catastrophe aérienne vont organiser leur vie en attendant d’hypothétiques secours. Comme dans toute robinsonnade, ils devront reconstruire une société à partir de rien. Dans l’espace de quelques minutes, ils se retrouvent privés de tout le confort de la civilisation moderne, à l’image des victimes de l’ouragan Katrina, du tsunami et de tant d’autres catastrophes. Mais il apparaît rapidement que les survivants du vol Océanic 815 ne sont pas seuls. Ils ne se trouvent pas dans un monde naturel comme l’île de Robinson Crusoë mais plutôt sur une terre déjà secrètement occupée, comme dans l’Île mystérieuse de Jules Verne. Ils prennent conscience, petit à petit, des menaces de leur nouvel environnement ; ils découvriront aussi des bunkers souterrains abandonnés ayant servi à un programme mystérieux d’expérimentation scientifique nommé « projet Dharma ». La rencontre avec la catastrophe s’est faite de manière progressive, ce qui la rend d’autant plus inquiétante : on découvre l’ampleur de l’horreur par étape ; le sentiment que le pire est arrivé est immédiatement suivi par la révélation qu’il y a pire encore ; la peur se renouvelle sans cesse sans que la sensation de sécurité n’arrive à l’emporter. La terreur provient précisément de ce déséquilibre8.

Même le plus fort se retrouve vulnérable. Les personnages doivent prendre des décisions mais ne disposent pas de toutes les informations pour faire de bons choix. Le scénariste donne plus d’informations au téléspectateur qui est souvent plus averti de ce qui attend les personnages que ces derniers. Et lorsque les naufragés élaborent des stratégies, le téléspectateur sait d’avance qu’ils se trompent. En outre, on découvre assez tôt qu’ils ne sont pas seuls sur l’île : il y a d’autres personnes qu’on ne voit pas, mais qui constituent une présence malveillante et menaçante. Certains d’entre eux s’infiltrent parmi les rescapés : ils sont démasqués mais on craint d’autres incursions. À qui se fier ? Tout cela génère méfiance, manipulations, mensonges, sabotages qui dressent un parallèle avec la menace du terrorisme.

La série Lost décrit la catastrophe comme perte de la maîtrise de la vie, comme impuissance des actes. Confrontés sans cesse à de nouveaux dangers, les personnages réagissent différemment ; le téléspectateur mesure l’efficacité de leurs réactions. Certains élaborent des stratégies, mais qui ne sont pas toujours adaptées aux situations qu’ils rencontrent. Contrairement à d’autres séries récentes (où les intrigues sont tout aussi complexes, où les personnages n’ont pas tous les éléments pour agir et où le téléspectateur dispose de plus d’informations), dans Lost, les téléspectateurs peuvent se trouver aussi surpris et aussi perdus que les personnages. Mais cela n’interdit pas un travail d’apprentissage par le virtuel.

Un modèle d’apprentissage

À travers les difficultés, les émotions et les maladresses des rescapés, le téléspectateur de Lost va acquérir une certaine expérience de la catastrophe, du crash aérien mais aussi de toutes les menaces de l’insécurité qui sont métaphorisées dans la série.

La première prise de conscience, elle-même progressive (codée par l’œil qui s’ouvre brusquement), est corrigée par des informations distillées par les scénaristes qui finissent par permettre aux rescapés et au téléspectateur de comprendre ce qui se passe réellement. À partir de là, les personnages vont tenter de faire face aux dangers, de résoudre les problèmes qui surgissent, pour survivre et, un jour, quitter l’île. Les problèmes du passé se confondent avec ceux du présent, ceux de la survie sur l’île. Certains vont se résoudre : par exemple où trouver l’eau potable, de quoi manger et de quoi soigner les malades. Ce sont des actions qui mènent à la maîtrise ; on parvient à maîtriser certaines situations. Mais d’autres défis nécessitent plus de temps. La résolution progressive de ces multiples défis finit par constituer des acquis, un savoir-faire qui serviront pour relever de nouveaux défis.

Cet enchaînement – prise de conscience, hypothèses, pratique, maîtrise, réutilisation des acquis – définit un modèle de l’apprentissage. Toute la série, mais particulièrement le premier épisode, met en scène ce paradigme. La prise de conscience est assurée surtout par les images, mais aussi par l’organisation de la trame narrative. L’image procure une vue plus globale que la linéarité du texte : elle donne à voir plus et plus rapidement. La structure de la série offre aux téléspectateurs le temps nécessaire pour tourner autour des personnages qui eux-mêmes tournent autour d’un défi. Le temps de la série permet un récit ouvert et complexe : un parcours narratif se développe à travers l’enchevêtrement de multiples histoires – présentes et passées – au fil des épisodes, avec des fausses solutions, des rebondissements, des impasses. Mais le téléspectateur a « la perspective du temps réel9 », ou tout du moins d’un temps qui se rapproche du réel. Dans Lost comme dans la réalité, les répercussions de la catastrophe se dévoilent au fil du temps. Ainsi, la catastrophe du 11 septembre s’est déroulée par étapes, il n’y a pas eu un seul coup, mais une suite de chocs qui en ont provoqué d’autres. Le tsunami de 2006 a également frappé par étapes, comme l’acharnement de Katrina sur la Nouvelle-Orléans. La catastrophe peut frapper d’un coup, ses conséquences se déploient dans le temps.

La fascination actuelle qu’exercent sur le public les émissions qui mettent en scène l’insécurité traduit une vraie préoccupation face à un monde de plus en plus inquiétant. Mais contrairement à ces catastrophes bien réelles, la fiction offre au téléspectateur une distance qui lui permet de mieux se situer par rapport à la situation en se projetant dans cet état sans en subir les conséquences réelles. L’expérience est virtuelle, conceptuelle mais pas réelle. La fiction, comme le jeu, offre un espace potentiel de sécurité10 qui rend supportable des idées ou des images de l’horreur. Il est plus facile d’approcher l’insécurité à partir d’un lieu sûr, de contempler le malheur sans la pression de l’impératif éthique que fait naître le réel. La fiction met le téléspectateur en confiance, lui permet de suspendre son jugement et d’entrer dans une histoire, concevable mais pas véritable. Si les menaces du monde actuel lui font peur, il est néanmoins capable d’imaginer des événements terribles parce qu’il se sait protégé. D’autant que la fiction obéit à des règles esthétiques et à une éthique de l’image dont les journaux télévisuels des chaînes comme Cnn ou la Fox se soucient peu.

Une des règles de la fiction sérielle est de ne pas tout dire directement mais de laisser le téléspectateur construire lui-même des raisonnements et élaborer un sens à partir d’éléments donnés par le double discours visuel et textuel. Même si les téléspectateurs n’ont pas l’expérience culturelle des scénaristes, ceux-ci laissent suffisamment d’indices pour lui permettre de décoder des messages. La série s’appuie sur un jeu de pistes pour garder le public à l’affût d’informations sur la vraie signification de la série ou du moins pour imaginer la suite de l’histoire. Ainsi, les clins d’œil au public, les références à l’histoire, à la littérature, à la philosophie constituent une sorte d’invitation à ne pas rester passif devant chaque épisode. On attend beaucoup du téléspectateur, on exige de lui une activité culturelle qui renforce la distance entre lui et la gravité du sujet et qui atténue l’anxiété que provoque la catastrophe. Ainsi le téléspectateur qui aurait manqué la référence au roman Sa Majesté des mouches de William Golding en rencontrant Jack, le personnage qui deviendra le leader des naufragés, aura de multiples occasions de se rattraper en découvrant, parmi les personnages, John Locke ou Desmond Hume ou Danielle Rousseau ! Les scénaristes exigent ainsi de lui un aller-retour entre la série et une culture plus vaste. Sur l’île, les survivants découvrent un réseau souterrain de bunkers appartenant à un ancien projet scientifique, le projet Dharma. Ces bunkers font penser aux terriers des lapins dans Watership Down de Richard Adams11 où un groupe de lapins, à la recherche d’un monde meilleur, fuit des dangers d’un environnement hostile. Et d’ailleurs Sawyer, un passager un peu voyou mais friand de livres pour faire passer le temps sur l’île, trouve un exemplaire de ce livre sur la plage12. On verra une autre référence, cette fois à Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, dans le titre de deux épisodes : « The White Rabbit13 » et « Through the Looking Glass14 ». L’île est en effet un endroit plein de contradictions, où la nature offre douceurs et menaces. Toutes ces citations encouragent les fans de la série à chercher des pistes extérieures et à interagir avec d’autres admirateurs de la série dans des forums sur le Net où titres de livres et hypothèses sur les intentions des scénaristes s’échangent.

À cela s’ajoute une réflexion sur l’image, à la fois moyen d’information et de manipulation. Dans les bunkers, des cassettes vidéo informent les naufragés du projet Dharma mais ne disent rien des objectifs du projet ni de ce qui a entraîné sa fin, ni de ce que sont devenus ses agents. Lorsque Jack se fait capturer par les « Autres », il refuse de croire les informations que Ben, leur leader, lui révèle. Jack, craignant d’être manipulé, n’en croit pas le moindre mot. Ben lui montre la « une » d’un journal américain annonçant le second mandat de Georges Bush. En ricanant, Jack lui rétorque que personne aux États-Unis n’aurait voté pour Bush une seconde fois. Mais lorsque Ben lui montre une cassette de la grande finale de la saison de base-ball diffusée à la télévision, Jack est obligé de le croire. On peut se faire manipuler par les mots, mais peut-on douter des images de la télévision ?

Les téléspectateurs assistent aux vives discussions entre Jack, l’homme de science, et Locke, l’homme de la foi, sur l’organisation de la vie du groupe sur l’île, ou entre l’Irakien Sayid et des Américains du groupe, sur la façon de rétablir la communication avec le monde extérieur. La structure sérielle, on l’a vu, donne plus de temps au téléspectateur que les reportages ; elle offre également plus de liberté pour mettre en scène, à travers les personnages, le conflit entre les différents points de vue sur le monde… C’est en observant la catastrophe et ses répercussions que le public, à la fois impliqué de près et maintenu à une distance critique, pourra les apprivoiser. Il pourra se rendre compte que si l’homme a consacré tant d’énergie pour rendre sa vie plus prévisible et pour maîtriser le monde, les dividendes de ces efforts peuvent s’évanouir en un instant.

La statogenèse

Le message n’est pas cependant désespéré car ce que raconte la série, c’est également que l’expérience de la catastrophe pour ceux qui survivent est aussi celle d’une renaissance. La prise de conscience de la catastrophe n’est pas tout : il faut organiser une nouvelle vie. Dès le premier épisode, qui commence juste après l’accident (on ne voit pas le crash de l’avion mais seulement les traces du désastre), les naufragés se mettent à reconstruire une nouvelle société. La série met une scène la création de l’État dans la plus pure tradition romanesque anglo-saxonne : cette reconstitution d’une collectivité, qui va de pair avec la reconstruction de soi, se précise au fil des épisodes. C’est une petite société mondiale qu’il faut construire car les passagers de l’avion venaient de plusieurs pays : les États-Unis, l’Australie, la Grande-Bretagne, le Nigeria, la Corée du Sud, l’Irak… Seul le traumatisme de l’accident les relie car les nouveaux habitants de l’île ne parlent pas tous la même langue et ne partagent pas la même culture. L’île est une sorte de monde en miniature, l’accident de l’avion – objet global s’il en est – oblige la société multinationale à se réorganiser. La survie de tous dépend de la capacité à créer une nouvelle solidarité ; il faut faire collaborer les nations représentées sur l’île.

La renaissance d’une collectivité

Alors que l’on aurait pu imaginer que le choc du désastre unisse les survivants, c’est surtout ce qui les sépare qui est accentué dans les dialogues. La cohabitation des nations pourtant nécessaire est source de méfiance dès le départ. Sayid, l’Irakien15, montre un savoir-faire technique acquis dans l’armée de son pays pendant la première guerre du Golfe. Il faut faire abstraction de tout ressentiment pour travailler avec lui. Le public découvre très tôt qu’il est très aimable et que ses compétences sont précieuses sur l’île16. Charlie, Jack et Locke ont des accents différents17, mais ils collaborent alors que le Coréen Jin-Soo Kwon refuse de parler anglais et sa femme, qui le parle couramment, le cache pour ne pas contrarier son mari. La diversité n’est pas seulement politique, raciale ou linguistique, mais aussi religieuse et physique. Les personnages sont très complexes, chacun porte un stigmate du passé : l’un est un ancien drogué, l’autre obèse, un autre extrêmement irascible. Mais chacun a aussi des qualités qui s’avèrent indispensables à la collectivité. Le racisme se révèle rapidement un obstacle au projet du groupe, c’est-à-dire à sa survie. La sécurité dans cette nouvelle société dépend de la collaboration et de la solidarité.

Conscients de la présence des « Autres » sur l’île, mais ne sachant pas de qui il s’agit, les naufragés se rendent compte de l’urgence de mettre en place une défense. Les choses bizarres qu’ils découvrent dans leur nouvel environnement sont difficilement explicables, sauf à imaginer qu’elles sont les conséquences d’une autre catastrophe antérieure provoquée par le projet Dharma. Le besoin de se protéger devient alors la première urgence dans leur nouvelle vie. Cette lutte contre « la folie des actions de l’homme18 » ne peut réussir sans la collaboration de ceux qui se trouvent, malgré toutes leurs différences, réunis par les dangers qu’ils doivent affronter. À l’image de notre monde, la sécurité ne peut plus venir que d’initiatives de nations agissant seules.

La leçon est explicite : la sécurité et la paix dépendent désormais de la coopération internationale. Le chemin de chacun pour accepter ses conaufragés, pour vivre ensemble dans le respect de chacun et pour offrir ses compétences aux besoins communs, métaphorise le chemin le plus efficace pour faire face aux dangers réels du terrorisme. Jack est médecin, mais Sun Kwon sait se servir des plantes pour soigner les gens et commence à cultiver un jardin près de la plage afin de ne pas aller les chercher trop loin en cas de besoin. Son mari Jin-Soo tisse un filet pour la pêche. Locke, dans son nouvel environnement, se découvre des talents de chasseur et rapporte de la viande au camp. Le sympathique mais peu séduisant Hugo devient le gentil organisateur qui imagine des activités pour tout le monde dans le but de tromper l’ennui. Forts ensemble, ils sont faibles de manière isolée. Chacun d’eux a une faille, un lourd passé, une névrose ou un défaut physique, mais l’urgence de la sécurité et donc de la solidarité les oblige à se dépasser.

La rédemption

La plupart des personnages de Lost étaient perdus même avant d’échouer sur l’île. Avant de prendre cet avion, ils avaient perdu leurs repères. Jack, le médecin, fuyait quelque chose en se tuant au travail ; Charlie ne pouvait plus assumer la notoriété ainsi que le stress de son groupe de rock ; pour l’amour de Sun, Jin avait accepté de faire le sale travail que lui demandait son beau-père, un gangster puissant ; Locke avait été trahi par son propre père ; Eko avait provoqué la mort de son frère alors qu’il voulait le protéger. La nécessité de composer les uns avec les autres les rend meilleurs. Ils prennent conscience qu’ils peuvent changer car aucun de leurs compagnons d’infortune ne connaît leur passé. Kate devient un exemple d’honnêteté sur l’île alors qu’elle était la criminelle la plus recherchée des États-Unis et qu’elle était escortée dans l’avion par un policier qui l’avait suivie jusqu’en Australie. Le nouveau cadre donne aux naufragés la possibilité de se reconstruire une identité, une nouvelle vie, et même dans certains cas comme Locke et Rose, une nouvelle santé comme par miracle.

La catastrophe côtoie le miracle comme métaphore d’une nouvelle chance. Damon Lindelof, un des créateurs de la série, aime qualifier les épisodes « d’histoires de rédemption19 ». Entre les défauts du passé, dévoilés dans les flashbacks, et les besoins de la nouvelle vie, chaque personnage explore de nouvelles manières de se comporter et finit par se racheter un honneur. Avant d’arriver sur l’île, Shannon, l’enfant gâtée qui ne pensait qu’à elle-même était totalement perdue, sans repères, errant d’une relation pas tellement amoureuse à une autre, jusqu’à entretenir une autre relation pas très ambiguë avec son demi-frère. Elle finit par mourir à la fin de la première saison, mais elle a changé, était devenue l’amie de Sayid, généreuse et soucieuse du bien-être des autres dans son groupe.

L’accident aérien et la propulsion dans un endroit inconnu symbolisent la rupture avec leur vie d’avant. Lorsqu’ils se rendent compte que personne ne viendra les chercher, ils comprennent qu’ils ne doivent compter que sur eux-mêmes pour sortir de ce « purgatoire », de cette pause entre la vie d’avant la catastrophe et la reprise d’une nouvelle vie. Locke, comme Kate, se donne une nouvelle identité. Malgré la référence à l’Essai sur l’entendement humain, le John Locke sur l’île est l’un des personnages qui se trompe le plus souvent et peine à s’entendre avec ses conaufragés. Alors qu’il était un loser avant le crash, il recouvre la santé et retrouve une force physique qui fera de lui un chasseur et un guerrier : l’accident lui a offert une nouvelle chance. Hugo tente un régime, mais finit par reconnaître que ses qualités ne dépendent pas de son apparence.

La catastrophe permet aux personnages de découvrir sur l’île les valeurs morales nécessaires pour faire face au désastre. Certains retrouvent l’espoir, d’autres la foi, d’autres acceptent leur destin. Chacun a une histoire différente, chacun fait un chemin différent, mais le message délivré au téléspectateur est le même : l’après-catastrophe est aussi inévitable que la catastrophe elle-même. Cette leçon est souvent mise en image dans la série. L’utilisation de scènes où la caméra balaye lentement la plage, montrant en silence chacun vacant à ses occupations sur l’île est un code télévisuel pour dire que la vie continue, qu’ici une nouvelle vie se reconstruit.

*

Les séries aujourd’hui sont une manière de se donner des représentations partagées sur les préoccupations actuelles, l’insécurité (les séries policières), des problèmes de santé (les séries hospitalières), des problèmes de société (les séries judiciaires). En suivant ces émissions régulièrement, le téléspectateur a l’occasion de s’habituer à un aspect de la vie qui pourrait bien le concerner un jour. Pourquoi cette fascination récente pour les catastrophes ? Parce qu’elles sont là et qu’on ne peut refuser de les voir. Les catastrophes bouleversent nos vies, mais tout apprentissage commence par un choc.

Après le chaos, suit une période de tâtonnements, d’erreurs, de changements de stratégies, qui mène à une construction. Le message ici n’est pas un appel à une résignation fataliste et pessimiste. C’est une mise en image, une reformulation du mythe du contrat social ou, plus précisément ici, de ce que pourrait être un contrat de la « société des nations ». En mettant en scène la catastrophe, la télévision la fait entrer dans nos têtes par des images, non sans accompagner cette représentation d’une éthique moderne qui va peut-être au-delà de la catastrophe : « Il n’y a qu’une seule morale, dit Deleuze, être à la hauteur de ce qui nous arrive. »

  • *.

    Professeur de langue et culture juridiques à l’université de Paris 8. A publié Séries télé : visions de justice, Paris, Puf, 2005.

  • 1.

    Réalisé par John Guillerman et Irwin Allen, États-Unis, 1974.

  • 2.

    Réalisé par Ronald Neame, États-Unis, 1972.

  • 3.

    Voir par exemple San Francisco, réalisé par W.S. Van Dyke, États-Unis, 1936, une histoire construite autour du tremblement de terre qui dévasta cette ville en 1936.

  • 4.

    Mieke Bal, Travelling Concepts in the Humanities, Toronto, University of Toronto Press, 2002.

  • 5.

    Série créée par J. J. Abrams, Abc, 2004.

  • 6.

    Voir David Lavery et Lynette Porter, Unlocking the Meaning of Lost, Naperville, Sourcebooks Inc, 2006.

  • 7.

    La pause, qui suit l’annonce de son nom, souligne le parallèle entre ce personnage et le leader des garçons échoués sur une île dans le roman de William Golding, Lord of the Flies (1954).

  • 8.

    Voir Paul Virilio, l’Accident originel, Paris, Galilée, 2005.

  • 9.

    P. Virilio, l’Accident originel, op. cit., p. 44.

  • 10.

    Voir D. W. Winnicott, Playing and Reality, 1971.

  • 11.

    Paru en 1972. La version française s’intitule les Garennes de Watership Down, 1980.

  • 12.

    Sawyer, celui qui a toujours un nouveau roman à la main lorsqu’il n’est pas en train de chercher des trésors parmi les restes de l’avion, est certainement un clin d’œil à Mark Twain.

  • 13.

    Première diffusion 20 octobre 2004, titre français « À la recherche du père ».

  • 14.

    Première diffusion 23 mai 2007, titre français « De l’autre côté du miroir ».

  • 15.

    Un renvoi évident à l’actualité.

  • 16.

    Néanmoins Hollywood a tout de même confié ce rôle à un Indien, Naveen Andrews.

  • 17.

    Un renvoi aux relations entre la Grande-Bretagne et les États-Unis.

  • 18.

    P. Virilio, l’Accident originel, op. cit., p. 29.

  • 19.

    D. Lavery et L. Porter, Unlocking the Meaning of Lost, op. cit., p. 89.