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© Jung Jaegu/Netflix
© Jung Jaegu/Netflix
Flux d'actualités

Hellbound : portrait du Christ en Corée

janvier 2022

La série coréenne Hellbound met en scène les dérives sectaires et le fanatisme religieux dans un contexte à la fois fantastique et ultra-contemporain. En mobilisant un imaginaire chrétien, adopté, assimilé et distordu par la Corée depuis des siècles, elle offre un troublant miroir au public occidental.

L’Occident commence à prendre la mesure de ce qui se passe en Corée. Depuis le cinéma allemand des années 1920, c’est la première fois qu’un concurrent dispute à Hollywood sa suprématie sur les imaginaires. Je n’entends pas seulement par là l’apparition de chefs d’œuvre, dont par exemple les cinémas italien et japonais furent prodigues au xxe siècle, mais aussi la capacité d’engendrer des mythes que l’on puisse reprendre quasi à l’infini. Pendant un siècle, après l’éclipse du Dr. Mabuse et de Nosferatu, presque toutes ces grandes figures archétypales furent américaines, permettant à Hollywood de gagner le surnom d’« usine à rêves », grossiste au monopole planétaire.

Squid Game se plaçait encore sur ce terrain avec le succès que l’on sait : la destruction contemporaine de la classe moyenne s’y faisait massacre et mascarade1. Hellbound lui succède sur Netflix dans la même veine sociologique à grand spectacle. Son auteur, Yeon Sang-ho, livrait déjà en 2016 avec Dernier train pour Busan un film de zombies frénétique, qui passait en revue différentes classes en proie à la contagion. Il y mettait en scène l’incurie des élites et l’héroïsme des humbles : thème typiquement coréen qui se retrouve dans sa dernière œuvre en date. Il y ajoute cependant à présent une dimension religieuse dont la richesse même peut prêter à malentendu.

Mort prochaine

Le risque vient aussi de ce que la série ne dévoile son jeu qu’à mi-chemin, après un rebondissement. Elle s’intitule L’Enfer en version originale, sans plus de précisions. Dès le générique, on est happé par un compte à rebours, une poursuite et une tuerie qui prennent le spectateur à la gorge. On ne tarde pas à apprendre que, pour une raison inconnue, des spectres apparaissent pour informer tel ou tel non seulement de sa mort prochaine, mais de sa damnation. Des golems surgissent en meute à l’heure dite pour déchiqueter le malheureux qui s’enfuit. Ils ne laissent derrière eux que sa carcasse fumante, figée dans une expression d’horreur.

Comme souvent avec les séries coréennes, la force de Hellbound consiste à partir de prémisses presque infantiles (Yeon Sang-ho en avait d’ailleurs fait à l’origine un web-toon, ces feuilletons dessinés que les Coréens suivent sur leurs téléphones), pour les déployer dans un cadre aussi concret que possible. Ici, c’est un jeune prophète qui apparaît sous les traits perçants et un peu boudeurs de Yoo Ah-in pour intimer aux foules le repentir. Sa secte gagne rapidement des millions d’adeptes. Il impose le terme de « révélation » ou de « manifestation » (« shi-hyôn » en coréen, 시현, 示現, soit montrer + apparaître en idéogrammes) quand les monstres surgissent, pour en faire les agents d’une justice surnaturelle. Les mises à mort sont bientôt diffusées en direct sur les réseaux. Des radicaux s’organisent sur Internet pour occire eux-mêmes les déviants. Très vite, les condamnés se cachent, non tant pour fuir une sentence irrévocable que pour épargner à leurs familles la honte de compter un « pécheur » en leur sein. Une résistance se met en place pour les aider à brouiller les pistes et dissimuler leurs restes calcinés.

Terreurs archaïques

On voit comment la série ne cesse de jouer sur les deux tableaux du mythique et du social, en convoquant des terreurs archaïques. Une analyse jungienne pourrait aisément remonter aux Érinyes grecques ou aux défunts vindicatifs des croyances populaires, puiser dans les iconographies chrétienne et bouddhiste de l’enfer, etc. Pourtant, le prodige est ailleurs : il consiste à replacer tous ces cauchemars dans les réalités de notre époque, avec de surcroît cette force parodique propre au cinéma coréen. Le gourou ne hausse jamais le ton. Sa posture studieuse rappelle les moines bouddhistes qui animent des retraites, cependant que sa doctrine renvoie aux syncrétismes qui prolifèrent en Asie pour prêcher un christianisme sans grâce ni pardon. Le scénario retrace son emprise avec minutie, les terroristes qu’il excite volontairement ou non. On suit ainsi en parallèle les vidéos à la limite de l’irregardable qu’un illuminé (dont le costume renvoie aux rituels chamaniques qui n’ont jamais disparu en Corée) publie sur Internet.

Toutes les formes d’aliénation y passent, de l’ascèse à l’hystérie. On comprend très vite que « l’enfer » du titre renvoie aussi bien à l’au-delà qu’à l’ici-bas, sans distinguer entre les créatures surgies de nulle part et les meutes qu’elles agrègent. Le futur héros de la seconde partie est explicite à ce sujet, au moment où il entre en scène dans une discussion qui s’échauffe avec un adepte : « Vous allez fabriquer un monde meilleur par la terreur et le châtiment, c’est ça ? Il y a un mot pour ce genre d’endroit. Ça s’appelle l’enfer. » Le lien entre ces deux niveaux de lecture saute dans la version anglaise retenue à l’international, au profit de la seule dimension fantastique.

La chose est encore plus frappante après le basculement du récit. Dans sa première moitié, le jeune despote paraît seul à avoir prise sur les événements. Il offre par exemple une petite fortune à une mère célibataire qui vient d’être soumise à la « révélation », pour retransmettre sa mise à mort à des fins de propagande. Les péripéties s’enchaînent sans laisser au spectateur le temps de respirer. Elles lui maintiennent avec autorité la tête sous l’eau, dans la position des foules assommées par la calamité. Jamais l’irruption des créatures n’est expliquée. Tout baigne dans une pénombre dont ne surnagent que des effets spéciaux aveuglants, avec un luxe d’atrocités. Sans doute, la femme n’est jamais stigmatisée d’aucune façon : on ne voit qu’une mère à l’abandon. Mais comme la prophétie se réalise, et qu’on apprend parallèlement qu’elle a eu ses deux enfants de pères différents et inconnus, on en vient malgré soi à douter… Dans cette ambiance poisseuse, on se demande si l’on n’est pas soi-même assujetti à un matraquage évangélique. C’est la violence qui nous contraint à regarder, en jouant finement sur notre voyeurisme.

Le retournement se produit à quelques minutes de la disparition du gourou, laquelle scinde la série en deux parties égales. On apprend de sa bouche qu’il a lui-même reçu la sentence vingt ans auparavant – alors qu’à l’adolescence, il n’avait commis aucune faute particulière – et qu’elle arrive à échéance. Il avoue avoir inventé cette justification religieuse de toutes pièces, non seulement afin de donner un sens à ce qui lui arrivait, mais pour se livrer à un grand dessein de purification. On en aura d’ailleurs la confirmation au début de l’épisode suivant, quand le spectre se présentera cette fois devant un nourrisson, encore dans sa couveuse, pour annoncer le même destin fatal sous les yeux de sa mère. L’intrigue va alors se concentrer sur les manœuvres de la secte pour sauver sa doctrine. C’est aussi le moment où se glisse un élément de comédie grinçante à la coréenne, lorsque les uns et les autres se rengorgent de leur conduite pour se convaincre qu’ils sont à l’abri : « Mais moi, je ne bois même pas de jus de pomme ! »

Critique des sectes

Le mythique et le social s’entremêlent en Corée par le biais d’un troisième terme, inattendu pour un spectateur occidental et qui se révèle peu à peu comme le nœud de l’affaire : le religieux, dont l’importance ne se comprend qu’à la lumière de l’histoire du christianisme en Asie. Les sous-titres eux-mêmes peuvent induire en erreur, quand ils traduisent par « Dieu » l’entité qui envoie ces monstres sur Terre, faisant croire à une polémique antichrétienne alors que le dialogue original ne suggère rien de tel. Il évite au contraire expressément les traductions courantes pour rendre le Dieu biblique en coréen – langue dénuée d’articles et de majuscules. Même si l’usage flotte un peu dans la pratique, les protestants se réfèrent pour la plupart au « grand un » et les catholiques au « grand ciel »… Or les personnages n’utilisent jamais ni l’un ni l’autre. Ils se contentent du terme générique pour la divinité, soit donc le « dieu » minuscule des langues occidentales (« shin », 신, 神), qui sert aussi bien à restituer l’idée de « seigneur » dans certaines traductions que tous les esprits et fantômes possibles et imaginables, via diverses combinaisons idéogrammatiques – mais justement ni le « Saint-Esprit » des langues latines ni le “Holy Ghost” de l’anglais.

On comprend l’embarras des traducteurs, qui ne pouvaient choisir qu’entre de mauvaises solutions. Celle qu’ils ont élue présente néanmoins l’inconvénient de sacrifier l’indétermination fondamentale du propos. Dans l’original coréen, le sens s’élargit en effet à n’importe quelle croyance, à toute religion dont les fanatiques sèmeraient la mort. Non seulement ceci n’est en rien la prérogative du christianisme, surtout dans l’Occident d’aujourd’hui, mais les cadres de la secte eux-mêmes se positionnent à plusieurs reprises contre lui – tout spécialement pour rejeter la doctrine du péché originel, dans des débats dont la complexité peut surprendre.

Les commentateurs occidentaux ont bien perçu l’attaque contre « l’aliénation » ou « la religion » en général, en y mettant d’ailleurs toutes les circonvolutions de rigueur à notre époque. Il reste que, dans un contexte asiatique, la caricature est beaucoup plus précise. Elle vise sans ambiguïté les innombrables sectes qui se sont répandues depuis la dictature, pour faire de la réussite le signe de l’élection divine. On retrouve leur rhétorique, leurs uniformes et jusqu’aux immenses sièges qu’elles se font construire. Il y a là tout un télévangélisme à l’américaine, aggravé par le sens asiatique de la hiérarchie. La Bible y est lue comme un règlement intérieur, voire un manuel de management dans plusieurs ouvrages à succès. Peu importe, dans leur perspective, quelle calamité nous frappe ; il faut que toutes ces horreurs aient un sens et qu’on puisse les surmonter au prix d’une obéissance aveugle. La clef de leur succès réside dans ce travestissement néo-confucéen, hostile par principe à l’idée de grâce. Si l’on admet le dogme du péché originel en revanche, tout un chacun devient pécheur et il n’y a plus aucun sens à se croire le bras armé de la justice divine : c’est tout le sens d’une curieuse controverse au début du deuxième épisode entre le gourou et l’avocate qui prendra plus tard la tête de la résistance.

Troublant miroir

De ce point de vue, la Corée nous est à la fois proche et lointaine : proche par l’accueil triomphal qu’elle fait aux doctrines venues d’Occident, elle demeure irréductiblement lointaine par les distorsions qu’elle leur fait subir. De là vient aussi en partie l’écho que ses films et séries suscitent chez nous en retour. Ils reprennent des thèmes qui nous paraissent familiers, tout en y ajoutant le mystère de la distance. Le spectateur occidental retrouve à neuf, dans d’autres paysages, sur d’autres visages, des émotions qui ont pu s’émousser sur sa terre natale. Sur des vieilles terres déchristianisées, il arrive de devoir replonger très profondément en soi pour retrouver le choc qu’a pu représenter le « vous êtes tous frères » des Évangiles. Il n’en va pas de même en Extrême-Orient, où son impact est autrement récent.

Il existe une filiation directe entre les étudiants de retour de Chine qui avaient entrepris par eux-mêmes de traduire la Bible au xviie siècle depuis la version des jésuites en mandarin à la cour impériale, jusqu’au combat subtil et patient du cardinal Kim Sou-hwan pour saper la dictature pendant des décennies. Cet héritage est en tout cas demeuré suffisamment vivace pour faire du catholicisme la religion typique de la gauche intellectuelle jusqu’à nos jours. C’est ainsi que les trois présidents issus du Parti démocrate (du vieux chef de l’opposition à la dictature, le prix Nobel Kim Dae-jung, jusqu’à l’actuel président Moon) sont tous issus de la minorité catholique, qui ne représente pourtant que 12 % de la population, grâce au soutien massif des électeurs sans religion, tandis que les sectes protestantes représentent environ 40 % de la population.

La série ne manque pas de renvoyer à ce passé, notamment par les deux héros qu’elle place à la tête de la résistance : une avocate spécialiste des droits de l’homme et un universitaire, soit deux catégories qui ont joué un rôle central dans la transition démocratique. Cependant, tout ceci ne relève encore que de l’allusion, sur un terrain strictement « politique ». La portée religieuse ne se dévoile que dans le tout dernier épisode, à l’aide d’une débauche de symboles. L’intrigue se resserre alors autour de la petite fille pourchassée par les puissances de l’Enfer. La neige se met à tomber comme à Noël, au soir de sa condamnation. Elle est la première à réchapper de la sentence, justement parce que ses parents l’enserrent sans la lâcher et se font brûler vifs à sa place. Lorsque l’avocate s’enfuit en l’emportant dans ses bras avec des hommes de main à ses trousses, les échos se font tout naturellement avec le massacre des nouveau-nés dans l’Exode, ou celui des Innocents dans l’Évangile. Comme avec Moïse ou le Christ, le sort de l’humanité se concentre pour ne plus dépendre que d’un enfant dans ses langes.

Yeon Sang-ho prend un malin plaisir à multiplier les niveaux de lecture, presque de scène en scène. Dans l’avant-dernière, c’est l’exaspération populaire face à la mainmise sectaire, le courage des citoyens ordinaires qu’il choisit de glorifier – en lien cette fois avec les grands soulèvements de cette dernière décennie2. Un chauffeur de taxi reconnaît la fugitive et la guide sans rien lui demander à travers les barrages de police : « Je ne sais pas trop quel genre de type c’est, ce dieu, et ça ne m’intéresse même pas. Ce que je sais de source sûre, c’est que ce monde nous appartient à nous, les humains. »

Le véhicule s’éloigne dans la ville, la neige et la nuit, avant que le récit bascule à nouveau dans le suspense et le fantastique dans un tableau saisissant. On y retrouve, dans un ultime pied de nez, le plus chrétien des symboles – la résurrection. Jusqu’au bout, la série aura maintenu l’équilibre entre les deux visages contradictoires du Christ en Extrême-Orient. Mieux encore, elle sera parvenue à les pousser l’un et l’autre dans leurs retranchements, en bien comme en mal, pour nous tendre le plus troublant des miroirs.

 

  • 1. Voir Christophe Gaudin, « La tuerie rose bonbon. Autour de Squid Game » [en ligne], La Vie des idées, novembre 2021 et Antoine Coppola, « Le nécrocapitalisme de Squid Game » [en ligne], Esprit, octobre 2021.
  • 2. Voir C. Gaudin, "Entre humains en Corée" [en ligne], Esprit, mai 2020.